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(L'Enterrement)

Les Champeaux-en-Auge

Cimetière et église de Les Champeaux-en-Auge (61120) ©Bernard Vauléon, 2019

 

Janvier s’achève. Trois heures de l’après-midi. Le glas n’en finit pas. On a ouvert un champ pour garer cette affluence inhabituelle de voitures. Des portières claquent. On sort des coffres les gerbes multicolores, les souvenirs de granit et de bronze. Baisers mouillés. Brèves embrassades.

— Dis donc, tu sais qui c'est celle-là, là-bas ?

— Non. Si, attends, une cousine du côté de sa première femme, je crois.

— T’as vu la tante Ernestine. Elle a bien vieilli depuis quelques années.

— Nous aussi, mon pauvre vieux, tu sais.

Rangés de chaque côté de l’allée du cimetière, la famille et les proches attendent le fourgon mortuaire. On regarde sa montre, on s’interroge du regard. Ils sont en retard.

Dans la petite église, rouverte pour la triste circonstance, les voisins, amis et relations signent le registre des condoléances avant de prendre place dans la nef aux bancs poussiéreux.

Les voilà. Les porteurs s’affairent autour du cercueil de chêne. Des voilettes s’abaissent. Le cortège s’ébranle. Dans les stalles du chœur, les porte-drapeaux des Anciens Combattants et des Anciens Prisonniers ont pris place. Le maire et ses adjoints les encadrent.

Le prêtre enfile sa chasuble. Le sacristain allume les lustres. Il fait froid dans cette église de campagne. On se boutonne, on relève le col, on enfile ses gants. On salue d’une inclinaison de tête les retardataires obligés de tirer les strapontins de l’allée centrale.

Les mains dans les manches de son surplis, le prêtre, venu de la ville voisine, s’avance vers la barrière de l’autel : “Mes chers amis, nous voici réunis autour d’Adolphe LEVASSEUR et des siens pour le conduire à sa dernière demeure. À la demande de ses voisins et amis, laissez-moi évoquer l’homme qu’il fut au long des quatre vingt années de sa vie et l’estime générale qu’il laisse derrière lui...”

Julien est là, au premier rang, les yeux dans le vague, engoncé dans ce vieux pardessus qui sent l’antimite... Depuis combien d’années n’était-il pas revenu dans cette église ? Quinze ans, vingt ans ? Rien n’a changé. Le même harmonium essoufflé, la même tulipe de verre rouge qui signale la présence du Saint Sacrement, les mêmes fleurs artificielles ici et là. Un peu plus de poussière, c’est tout.

Quand Julien venait en vacances, seul ou avec un de ses frères, on l’envoyait à la messe ici, tous les dimanches. Quatre kilomètres aller et retour, à travers champs et chemins. La grand-mère, elle, avait assez à faire avec les vaches, la basse-cour, la cuisine et le ménage et le grand-père, lui, ne venait qu’aux cérémonies. Pauvre vieux grand-père !

Jusqu’au dernier moment, à quatre-vingts ans passés, il avait tenu à rester dans sa maison, avec son chien, ses lapins et ses poules, son jardin et ses bœufs qu’il allait voir à l’herbage, en voiture, tous les jours. Depuis sa dernière attaque de congestion, il ne pouvait pratiquement plus parler. Les mots se bousculaient sur ses lèvres en onomatopées incompréhensibles ; cela l’énervait et il se renfermait dans un mutisme moins humiliant. Et voilà que depuis quelque temps, il ne pouvait plus déglutir normalement. Ses beaux-enfants lorsqu’ils virent qu’il ne s’alimentait presque plus, décidèrent de l’emmener chez eux. Il n’eut pas la force de dire non. Chez eux, c’était le corps de logis d’un ancien château ; des pièces austères et délabrées, cloisonnées de bois. Le lendemain, on appela Julien et sa mère.

"Lorsque nous arrivâmes, peu après midi, il était sous perfusion, allongé dans un grand lit, dans une petite chambre du premier étage, basse de plafond, au sol de tomettes affaissé par endroits ; on n’avait pas voulu le mettre dans la grande chambre du bas où était morte sa femme, un an plus tôt.

Très faible déjà, la barbe blanche de plusieurs jours ne réussissait pas à cacher les joues creusées par la sous-alimentation ; mais il avait encore toute sa conscience. Consulté dans la soirée, le médecin ne semblait pas trop inquiet.

Ma mère, qui s’était installée à son chevet, passa une fort mauvaise nuit, comme chaque fois qu’elle n’était pas chez elle, aggravée encore par le souci du malade qui ne réussissait pas à dormir, qui supportait mal la perfusion, qui réclamait le plat-bassin.

Au matin nous prîmes avec le médecin, la décision de l’évacuer vers la clinique la plus proche de chez nous : il y consentit sans mot dire. La matinée se passa à trier des papiers entassés dans une soupière qui trônait naguère sur le buffet de la cuisine. L’ambulancier arriva alors que nous buvions le café. Ma mère monta dans l’ambulance avec lui. Ses beaux-enfants embrassèrent le père Adolphe qui essaya de leur sourire. Il fallait faire vite maintenant. Quatre heures de trajet. Près de trois cents kilomètres. Comment allait-il supporter ce voyage ? Avec ma voiture, je précédais l’ambulance : j’emmenais deux valises et Didine, son chien, qui, effrayé, se terra sous le siège pendant tout le voyage. Le cauchemar commençait.

À notre arrivée à la clinique, vers 18 heures, on plaça le père Adolphe sur une table d’examen, dans la salle des entrées. Blancheur des murs, froideur du carrelage, nous attendîmes là un long moment, assis sur des tabourets de skaï. Un médecin vint l’ausculter rapidement et ressortit sans mot dire. Une demi-heure plus tard, le verdict tombait. Ce n’était pas vraiment une urgence. Et tout était plein. À l’hôpital ‘peut-être... On aurait cru entendre un commerçant regrettant de ne pouvoir nous fournir l’article demandé. Mais nous étions trop abattus pour protester. Ma mère décida de le ramener à la maison. Lui qui n’avait jamais voulu y venir, n’ayant jamais pardonné à sa fille d’avoir quitté les vallons de son pays natal pour cette Bretagne ventée et plate, entra sur une civière dans cette maison qui aurait dû l’accueillir depuis longtemps. Le médecin de service, appelé en hâte, fit réinstaller la perfusion. Ce soir-là, le père Adolphe échangea ses derniers mots avec moi, au sujet de valeurs qu’il voulait donner à ma mère ; préoccupation dérisoire, mais à l’image d’une vie toute entière régie par l’intérêt."

Au matin, il fallut se rendre à l’évidence : ce long voyage sur des routes accidentées, cette attente et ces transferts l’avaient encore affaibli. Et l’ambulance revint pour la troisième fois, pour ce qui allait être la dernière station du chemin de croix du père Adolphe.

“Nous le fîmes rentrer à l’hôpital. Ma mère passa la journée auprès de lui. Le soir venu, elle voulut rentrer afin de prendre un peu de repos. J’avais laissé mon numéro de téléphone à l’infirmière : elle appela vers 21 heures : le visage du malade s’était cyanosé brusquement et elle craignait une issue fatale proche. Il ne nous fallut pas vingt minutes pour traverser la ville, mais le père Adolphe n’eut pas la force d’attendre. Lorsque nous arrivâmes, il était recouvert d’un drap, les yeux clos, dans une chambre aux volets baissés dans laquelle flottait déjà l’odeur douceâtre de la mort. Son visage, maintenant délivré de la souffrance, avait une expression sereine, mais qui m’était comme étrangère : j’avais peine à reconnaître en ce profil d’aigle, ce menton dressé, ces joues décharnées et ces orbites creusées, le visage du grand-père que j’avais connu et aimé."

Julien et sa mère ne le veillèrent qu’une heure. D'autres malades avaient besoin de cette chambre qu’il fallait désinfecter pour le lendemain. On le descendit donc à la morgue vers onze heures. C’était un ancien bâtiment d’accueil, dans une cour intérieure. Des chambres exiguës, avec deux lits de fer, portes battantes de chaque côté d’un couloir. Et sur chaque battant une carte de visite au nom du défunt. Une sœur gardait cet hôtel des morts anachronique et impressionnant dans son dénuement. Ce soir-là, une dizaine de bristols luisaient sur la pénombre des portes. Au pied de chaque lit, une branche de buis trempait dans un seau d’eau bénite. A travers les battants mal fermés de certaines chambres, on apercevait en passant des corps figés sous des linceuls blancs.

"Je dus assister aux formalités de la mise en bière, le surlendemain matin. Les employés des Pompes Funèbres apportèrent la bière à côté du lit où reposait mon grand-père. Ils saisirent le cadavre par les pieds et les épaules et le déposèrent dans le cercueil, avant de rabattre sur son corps les enveloppes de protection. Puis la bière fut dressée sur des tréteaux dans la salle attenante. J’étais seul avec l’officier d’État Civil qui devait apposer les cachets sur le cercueil, pour le transport. Je bénis le corps avant qu’on ne vissât le couvercle. Les employés des Pompes Funèbres travaillaient avec des gestes précis, routiniers, minutés. Le fourgon mortuaire était à la porte : on y chargea le cercueil. Il était neuf heures. Six heures plus tard, le même cercueil était là sur le catafalque de cette petite église, cachée au flanc d’un coteau, quelque part en vallée d’Auge.”

L’odeur de l’encens, soudain. Les lumières de l’autel redeviennent nettes aux yeux de Julien. Le prêtre récite les premiers vers de l’absoute “non intres in judicium cum servo tuo, Domine...” Dans quelques instants l’assistance va défiler devant le catafalque pour tracer du goupillon un signe de croix, maladroit, pressé, solennel, raté ou cérémonieux sur le cercueil d’Adolphe Levasseur.

Julien a les pieds gelés. L’harmonium poussif entonne le “Tantum ergo”. Les porteurs s’affairent à éteindre les cierges et ôter le voile noir du catafalque qu’ils replient soigneusement. Routine. Le cercueil s’ébranle. Derrière, le cortège se forme maladroitement : il n’y a pas d’ordonnateur. Il faut remonter à l’entrée du cimetière, tout en haut du coteau et les pieds s’enfoncent dans le gravier ; au cercueil, on fera faire le tour, par la route, dans le fourgon, car par expérience les porteurs savent qu’il est trop hasardeux d’essayer de le monter à pied jusqu’en haut. Curieusement, le caveau est ouvert par l’avant et on n’a pas ôté la pierre tombale. On ne jettera donc pas de terre sur le cercueil d’Adolphe Levasseur. Il disparaîtra dans l’ombre du caveau pour la nuit des temps sans autre forme d’adieu.

À la porte du cimetière, Julien Nouvel regarde s’éloigner la foule emmitouflée. Il serre des mains inconnues. En resserrant son nœud de cravate, tout à l’heure, ses doigts ont accroché la chaîne qu’il porte au cou. Et dans sa main fermée, dans l’échancrure du veston, il tient une petite médaille de baptême en or, avec au dos une inscription : Adolphe Levasseur - 7 avril 1898.

*Ce texte a été partiellement repris dans une autre nouvelle de 2006 : Le Père Adolphe et comment il est mort.

©Pierre-Alain GASSE, 1982. Tous droits réservés.

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