Les Trois Lettres

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La nuit dernière, alors que je ne dormais pas, trois épisodes oubliés de mes jeunes années me sont soudain revenus en mémoire, je ne sais comment, reliés entre eux par un fil conducteur qui ne m'était encore jamais apparu.

Il s'agit de trois lettres.

Pas de celles de l'alphabet, non. Celles-là ne m'ont jamais posé de problèmes.

Je veux parler de trois missives, écrites entre dix et dix-huit ans ans, dans des circonstances et à des destinataires bien différents.

Lettre cachée à une toquade.

La première fut écrite à la veille des grandes vacances de l'été 1957. J'allais avoir dix ans à la rentrée suivante et, du mariage d'un de mes oncles, j'étais revenu ébloui par ma cavalière.  Elle habitait la petite commune du bassin de Rennes où s'était célébrée la cérémonie. Ce n'était pas mon premier mariage. J'avais déjà connu celui en secondes noces de mon grand-père maternel, alors que j'avais trois ans à peine. Cette fois-ci, c'était différent. Elle était fille de commerçants comme moi et sans doute cela nous avait-il rapprochés. J'ai perdu le souvenir exact de son prénom - encore que ce soit Marie-Thé qui me trotte par la tête - tout comme la notion précise de nos actes ce jour-là. Les jeux encore innocents de l'enfance, je présume. J'étais bien trop timide pour tenter quoi que ce soit. C'était la première fois que j'avais une fille pour moi seul toute une journée !

Bref, rentré de la noce, je ne pensais plus qu'à elle. Manque de chance, cette année-là, on m'envoyait en vacances dans le Pays d'Auge, quand je n'aspirais qu'à retrouver Marie-Thé dans le village de mon grand-père paternel. Alors, à la veille du départ, je n'y tins plus. Je pris mon stylo-plume et, dans un élan lyrique, rédigeai ma première lettre d'amour.

Oui, mais, dans mon enthousiasme amoureux, j'avais perdu le sens pratique, et au moment de glisser le feuillet dans son enveloppe, je m'aperçus que je connaissais pas l'adresse postale exacte de ma belle. En ce temps-là, point encore de Minitel, d'annuaire électronique, ne parlons pas d'Internet ! Le bourg n'était pas bien grand et le facteur aurait sans doute remis sans mal mon billet à sa destinataire, mais c'est surtout une appréhension soudaine qui m'arrêta. Qu'allaient dire ses parents et les miens ?Tout d'un coup, mon audace m'apparut démesurée et je n'eus plus qu'une obsession : où cacher cette lettre compromettante avant qu'on ne la trouve ?

Finalement, je me souviens que je dissimulai l'écrit dans mon armoire, sous une pile de linge, en attente d'une adresse à trouver et d'une décision difficile à prendre.

Ne me demandez pas le contenu de la lettre. Je n'en ai plus le moindre souvenir ; de la prose à l'eau de rose, j'imagine ; les premiers émois d'un jeune garçon encore coiffé en brosse.

Je suis parti pour les foins dans le pays d'Auge et à mon retour, devinez quoi, accaparé par la rentrée prochaine, j'ai oublié et mon amour et cette lettre. Je ne m'en suis souvenu que quelques mois plus tard et, au moment de la récupérer pour la détruire... elle avait disparu !

Sans doute ma mère était-elle passée par là, à moins qu'un de mes frères ne se soit aperçu de quelque chose et ne m'ait joué un tour de cochon. Je n'ai jamais cherché à connaître le fin mot de l'histoire.

J'ai, par la suite, écrit d'autres lettres d'amour, que j'ai envoyées celles-là, sans être payé de retour jusqu'à ce qu'un jour, je comprenne que des actes valent souvent mieux qu'un long discours...

Lettre à des parents bien-pensants 

La seconde de ces trois lettres date de 1964, si je me souviens bien. Elle est née d'une révolte, d'un emportement contre une injustice. J'encadrais alors un groupe de préadolescents le jeudi-après-midi, dans le cadre de l'ACE, du "patro", comme on disait. Une vieille bâtisse, reçue en legs par l'Évêché, nous accueillait dans un de ses greniers que nous avions colonisé. Ils étaient une poignée de "Cœurs Vaillants", de tous horizons et de toutes conditions. Jeux d'intérieur et d'extérieur, travaux manuels, lecture, dessin, les enfants d'alors étaient plus faciles à occuper que ceux d'aujourd'hui.

Tout allait bien. Jusqu'à ce qu'une famille de la bonne société de la localité inscrive ses deux garçons de 7 et 9 ans. Deux enfants charmants et bien élevés, au profil d'ange.  Qui bientôt rapportèrent à la maison le nom de famille de quelques-uns de leurs condisciples. C'étaient les années de la décolonisation et les HLM de la localité accueillaient toute une kyrielle de rapatriés d'Algérie, d'anciens harkis... Des noms qui commençaient souvent par "Ben" quelque chose. Des familles christianisées pour beaucoup, certes, mais qui ne parlaient pas le même langage et avaient d'autres manières.

Que n'avaient-ils pas dit là ? La même semaine, je recevais un billet (nous n'avions pas le téléphone à la maison) me faisant savoir que la famille (appelons-la Dupont, ce n'est pas loin de la réalité) se trouvait dans l'obligation de retirer ses enfants de l'activité.

Mon sang ne fit qu'un tour. Le soir même, je postais une missive dans laquelle j'avouais mon incompréhension et sollicitais une entrevue pour éclaircir la situation et tenter de persuader les parents de ne pas retirer leurs rejetons. Entrevue qui me fut accordée. Un peu à ma surprise, car je n'en avais référé à personne et la famille n'avait pas d'obligation envers moi. Je n'étais qu'un animateur bénévole.

Toujours est-il qu'un soir, à quelques jours de là, je fus reçu par un papa et une maman, un peu déstabilisés par ma démarche. C'est la première fois que j'étais introduit dans le salon d'une maison cossue : tapis, velours et bois sombres. Table basse, cheminée, jus de fruits et gâteaux secs. Chez moi, nous étions six autour d'une table en formica de 1,20 m de long et nous n'avions pas la télévision. Alors, être reçu au salon était une expérience si nouvelle que c'est à peine si je sus m'asseoir dans le fauteuil profond que l'on m'indiqua.

Je ne sais comment j'avais pu dominer ma timidité pour effectuer cette démarche. Une sacrée dose d'adrénaline, sans doute. Bref, poliment, reprenant les termes de ma lettre, je demandai aux parents ce qu'ils avaient à me reprocher à moi et au groupe dans lequel figuraient leurs enfants.

Silence gêné. "À vous, rien, vraiment, mais peut-être sont-ils encore un peu jeunes pour être confrontés à certaines réalités..."

Ayant tiré les vers du nez des deux garçons, je savais pertinemment ce qu'il en était. Mais dissimulant mon sentiment, je tentai une sortie honorable pour les deux parties : "Ce serait dommage de les priver du résultat de leurs efforts, car nous sommes en train de construire une barre de navire, qui est l'emblème de notre petit groupe. Inspirés par la lecture des albums de Tintin, notre vaisseau-amiral s'appelle "La Licorne" et nous projetons de bâtir autour de ce thème un petit spectacle, auquel les parents seront invités au mois de juin prochain. Laissez-les terminer l'année. À la rentrée prochaine, vous aviserez. Vous savez, vos enfants, par leur comportement et leur éducation, ont une excellente influence sur le groupe. 

Les parents se regardèrent un instant en silence, puis le papa prit la parole : "C'est davantage pour récompenser l'investissement dont vous faites preuve dans cette affaire que par conviction personnelle, mais c'est d'accord. Nous vous faisons confiance."

Aujourd'hui, avec le recul, tout cela me paraît improbable et pourtant, cela a été.

Lettre à un prof au bord de la crise de nerfs

La dernière de ces trois lettres, j'ai dû l'écrire en Première, au cours de l'année 1963-1964 également. Cette année-là nous était échu un nouvel arrivant, le Père M., chargé de nous dispenser les cours de Français, Latin, Enseignement Religieux et Instruction civique.

Comment était-il arrivé là, je l'ignore ? Quelle expérience avait-il de l'enseignement ? Je ne sais. Je n'ai pas le souvenir que ses cours eussent été particulièrement ennuyeux. Mais très rapidement, ils ne furent tout simplement pas écoutés de la plupart des élèves de la classe. Au mieux, son cours s'adressait aux deux rangées de devant, au milieu d'un brouhaha qu'il devait se résoudre à tempérer en s'emportant de temps à autre.

N'ayant pas su prendre le taureau par les cornes à temps, il s'enferra bientôt dans ce système ingérable, quittant de plus en plus souvent la classe sur un coup de colère pour nous confier à un pion que nous faisions tourner en bourrique également.

Il finit par se porter pâle de plus en plus souvent, toujours couvert par sa hiérarchie. Si les cours d'Enseignement religieux et d'Instruction Civique ne me manquaient pas trop, j'enrageais de rater des cours de Français et Latin, qui étaient mes matières de prédilection.

Si bien que cette année-là, je pris encore ma plume pour déplorer l'enseignement en pointillés que nous avions eu, lui conseiller de rénover ses pratiques pédagogiques poussiéreuses et l'exhorter à faire preuve de plus d'autorité, s'il ne voulait pas sombrer dans la dépression. Ayant glissé le pli dans une enveloppe, un soir après la classe, sur la pointe des pieds, le cœur battant, je montai jusqu'à l'étage des professeurs et passai ma diatribe sous la porte marquée : Père M.

C'était à la veille des grandes vacances. Si j'étais audacieux, je n'étais pas téméraire et je ne tenais pas à rencontrer ce professeur avant un certain temps après tous ces reproches.

Mais par justice immanente, sanction hiérarchique ou décision personnelle, je l'ignore, à la rentrée suivante, le Père M. ne faisait plus partie du corps professoral de l'établissement et je n'eus donc pas à affronter son regard de myope.

Lorsque je réfléchis à tout cela, j'y trouve un certain fonds de lâcheté masculine allié à une timidité indéniable, mais aussi les prémices d'une vie tout entière marquée par l'écriture et de modestes mais constants combats contre l'injustice et la médiocrité.

La vie nous change, certes, mais on ne se refait pas vraiment.

©Pierre-Alain GASSE, mars 2013.

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