©Bernard Vauléon, 2005.
C’est un courriel, tombé un matin dans la boîte d’Hubert Lesage, qui déclencha la suite des événements. On lui proposait d’essayer gratuitement un logiciel de généalogie, avec une option d’achat alléchante à la clé.
Lesage est un patronyme assez courant et plutôt flatteur, mais Hubert ne s’en était jamais préoccupé. Pourquoi pas ? se dit-il. Il découvrit bientôt que son nom de famille se classait au 248e rang des patronymes de France et, en quelques semaines, put remonter son arbre généalogique jusqu’à Alain-René, né à Sarzeau (Loire-Altlantique) en 1668 et mort à Boulogne-sur-Mer en 1747.
Cet ancêtre s’était illustré, apprit-il avec joie, pour avoir adapté au goût français de son époque, avec des succès divers, plusieurs ouvrages d’auteurs castillans, inconnus en France.
Il apprit encore que, fils de notaire, dépouillé de sa fortune par son tuteur, éduqué chez les Jésuites, fin lettré, Alain-René Lesage entra dans l’administration royale de sa région, où il fut victime d’une cabale ; que, devenu avocat sans causes, il tenta alors de vivre de sa plume, comme romancier et dramaturge, sans grand succès, jusqu’à la parution en 1707 d’un ouvrage intitulé Le Diable boiteux.
C’était un roman picaresque, apprit-il toujours. Ce qui veut dire que son héros n’est pas d’une moralité exemplaire et, sous prétexte d’éduquer, nous dépeint allègrement les vices et travers d’une société, en l’occurrence en soulevant le toit des habitations de la ville à l’insu de ses habitants, le tout dans un style alerte et une veine enjouée.
En dépit du vocabulaire désuet et d’une syntaxe bien plus complexe que celle qu’il pratiquait, Hubert dévora les 350 pages de l’ouvrage, en trois soirées.
La quatrième nuit, il fit un rêve, endossant les habits du Diable boiteux, avec tous les moyens que la technologie d’aujourd’hui mettait à sa disposition. À son réveil, cela lui donna une idée, qu’il mit aussitôt à exécution.
Il était informaticien, cela tombait à pic. Pour ses débuts dans la « diablerie boiteuse », il circonscrit son rayon d’action à son immeuble, dont il était le syndic bénévole.
Trois étages, trois appartements par étage, cela lui donnait de la matière plus qu’il ne lui en fallait pour ce coup d’essai !
La liste des copropriétaires, il la possédait déjà.
Utilisant Internet, il commença par réunir toutes les informations disponibles sur ses voisins et fut effaré de sa moisson. C’est fou ce que les gens laissent traîner comme informations personnelles sur la Toile ! Pourvue d’une mémoire éléphantesque, celle-ci, de plus, méconnaît le droit à l’oubli.
Sa première victime ne fut pas tirée au sort, non, bien au contraire. C’était la personne de l’immeuble à laquelle il s’intéressait le plus, sans être payé de retour. Clarisse Legendre, bimbo trentenaire, célibataire joyeuse, travaillait dans une société de production audiovisuelle et multipliait les conquêtes d’un soir.
Il ne lui fut pas difficile de cracker le mot de passe de son profil Facebook, composé de son prénom suivi de ses chiffres de naissance, et d’avoir ainsi accès aux informations réservées à sa famille et ses amis.
Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que, dans une vie antérieure, Clarisse s’appelait Laurent et que sa dernière opération ne datait que de trois ans ! Clarisse était un transsexuel ! Première surprise de taille. Il comprenait mieux à présent la valse des partenaires. Cela ne doit pas être facile de se faire reconnaître comme une femme, si on ne l’est pas totalement.
L’était-elle/il ? Il fallait qu’il en ait le cœur net.
Utilisant une vieille radiographie, il réussit aisément à faire jouer le pêne de la serrure de son appartement du second étage et plaça une discrète caméra dans la salle de bains.
Il n’y avait plus qu’à attendre.
Pas longtemps. Le soir même, en rentrant du travail, Clarisse décida de prendre une douche. Et avant que la porte de celle-ci se referme, Hubert eut sur son écran de contrôle cette vision schizophrénique d’une moitié supérieure de femme super sexy et d’une moitié inférieure soigneusement épilée, mais virilement pourvue !
Anatomiquement, Clarisse était encore un homme ! Hubert eut un frisson de répulsion en pensant qu’il aurait pu… Non, il valait mieux chasser cette pensée de son esprit. Oui, mais comment ? Elle s’y était enracinée, incrustée, accrochée comme la… moule à son rocher ! Il balaya ce trait d’humour malvenu et décida d’offrir à sa curiosité maladive un autre sujet d’exercice.
Il jeta alors son dévolu sur un couple de retraités du rez-de-chaussée, les Martin. Lui, ancien militaire, elle, femme au foyer. Lui, matamore et pète-sec, elle, effacée et bigote. La petite soixantaine tous les deux.
L’immeuble étant dans une zone un peu cosmopolite, la copropriété avait investi dans la vidéosurveillance : une caméra surplombait le digicode d’entrée, une filmait le palier à chaque étage, le serveur était chez le prestataire de services et stockait les données pendant une semaine avant de les effacer. En tant que syndic, il disposait des codes d’accès.
Il visionna tous les enregistrements disponibles et s’aperçut que Monsieur Martin sortait chaque après-midi de deux à quatre. Et le mardi de cette semaine-là, à peine était-il parti qu’on avait sonné à leur porte et que Madame Martin, en peignoir, avait laissé entrer une splendide rousse au logis familial ! Idem, les mardis suivants, mais rarement la même ! Et toujours plus jeune qu’elle ! Quel était ce mystère ?
Il scanna alors tous les réseaux wifi de l’immeuble, vit que celui des Martin était mal protégé, et l’aide d’un petit logiciel de génération de mots de passe, en moins d’une demi-heure put pénétrer dans l’ordinateur de ses voisins.
Parcourant l’historique du navigateur, il s’aperçut que celui-ci était vidé à la fin de chaque session. Il décida alors de prendre le contrôle à distance de la machine. Ce ne fut pas bien difficile, les dernières moutures des systèmes d’exploitation ayant expressément prévu cette possibilité, qu’il lui suffit de détourner à son profit. Tout ce que tapait Madame Martin sur son clavier s’affichait à présent sur son écran à lui. Et ce qu’il découvrit le remplit de stupeur. Madame Martin, sous le pseudonyme de Gisèle, fréquentait un site de… rencontres lesbiennes !
Et courait se confesser à l’église d’une paroisse voisine, après chacune de ses séances de galipettes, découvrit-il en la suivant, à quelques jours de là, après qu’une plantureuse blonde platine lui eût rendu visite.
Diable ! Chacun avait-il quelque chose de plus ou moins inavouable à cacher dans cet immeuble ?
Repassant du doigt la liste des copropriétaires, son index s’arrêta alors sur le nom d’un célibataire endurci du 3e, qui occupait l’un des trois appartements avec terrasse de l’immeuble. Plusieurs autres occupants lorgnaient sur ce logement et certains avaient même fait des offres d’achat, toujours refusées par Monsieur Loncle. Quel gâchis quand même qu’une personne seule occupât un soixante mètres carrés, agrémenté d’une terrasse de même surface, alors que des familles avec trois enfants n’avaient pas autant et disposaient d’un tout petit balcon !
Monsieur Loncle était bibliothécaire. Petit, malingre, seul et sans enfant. Que faisait-il donc de tout cet espace ? Cela méritait bien une petite investigation. Comment s’y prendre, cette fois ?
La surveillance vidéo de la semaine précédente ne livra pas la moindre information.
Piqué au jeu, notre apprenti sorcier, ne pouvait même pas utiliser son jouet favori, l’informatique : Monsieur Loncle n’avait ni smartphone, ni ordinateur ! Comment cela était-il possible de nos jours ? Un bibliothécaire ! Ou alors, il refusait d’avoir chez lui son principal outil de travail quotidien, ce qui pouvait se comprendre. Ce devait être cela. Il lui fallait quand même s’en assurer.
Oui, mais l’homme était méfiant. Il avait fait installer une porte blindée, munie d’une serrure à cinq points et d’une alarme anti-intrusion, par laquelle notre apprenti sorcier faillit se faire surprendre en examinant l’engin d’un peu trop près.
Hubert Lesage n’était pas homme à se décourager pour si peu. Le sommeil portant conseil, il ferma les yeux ce soir-là avec cette préoccupation à l’esprit et se réveilla au matin avec… une solution.
Il suffisait de passer par les toits et de redescendre sur la terrasse de Monsieur Loncle !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Quand tous ses voisins furent partis vaquer à leurs occupations, Hubert Lesage monta jusqu’au troisième, grimpa l’échelle de fer qui menait à la trappe d’accès au toit, rabattit celle-ci et se hissa sur le zinc de la toiture. Puis, il attacha une corde de spéléo à l’une des cheminées avant de s’encorder à son tour et d’entreprendre la descente en rappel vers la terrasse de Monsieur Loncle.
Quelle ne fut pas sa surprise de trouver celle-ci entièrement couverte par une serre tropicale remplie d’une végétation dense de lianes, fougères et plantes carnivores. Ce n’était pas tout : un drôle de pensionnaire y avait élu domicile.
Hubert Lesage était à plat ventre sur le toit, encore tout à son étonnement, le buste déjà engagé sur celui de la terrasse, lorsqu’un craquement sinistre retentit, l’entraînant dans une chute de plusieurs mètres, au milieu d’éclats de verre et de poutrelles d’aluminium, avant de le laisser suspendu, à quatre-vingt centimètres du sol, face à l’occupant des lieux, attiré par le vacarme.
On ne retrouva ni celui-ci ni le corps d’Hubert Lesage. Seules une corde, une boucle de ceinture et une paire de chaussures attestaient qu’un être humain avait été là.
Monsieur Loncle était en vacances pour plusieurs semaines et lorsqu’il rentra, son python, un jeune adulte de plusieurs mètres, s’était échappé par l’ouverture après avoir complètement digéré l’intrus, dont il avait fait son ordinaire.
Moralité : Ne jouez pas au diable, même boiteux, ou il pourrait bien vous en coûter plus que vous ne pensez !
©Pierre-Alain GASSE, avril 2015.
*Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du second concours de nouvelles de l'Association des Écrivains Bretons, dédié à la mémoire de Alain-René Lesage, l'auteur du "Diable Boiteux".
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