Le Jour où...

dormeuse

Dormeuse ©B. Vauléon 2009

Petit Jean prépare son petit déjeuner en écoutant la radio. D'habitude, c'est maman, mais ce matin, il s'est levé le premier. Ce n'est pas grave, il y a longtemps qu'il a mémorisé tous ses gestes et il sait comment faire.

D'abord, ouvrir le Frigidaire, prendre la bouteille de lait. Du placard à casseroles, sortir la plus petite. Verser le lait, mais pas jusqu'en haut, sinon après le bol est trop plein et quand il boit, il en renverse et maman gronde.

Ensuite, prendre l'allume-gaz qui est pendu à côté de la gazinière, tourner vers... la fenêtre le bouton en bas du côté où... enfin, il se comprend, et en même temps faire sortir la petite lumière au bout du tube en appuyant sur le manche.

La flamme bleue dessine un rond sur lequel il faut poser la casserole bien au milieu, sinon la queue brûle un petit peu et ça sent très mauvais. La bakélite, dit Maman.

Alors, il faut se dépêcher de mettre sur la table le bol, la cuillère et le couteau, le chocolat, le pain, le beurre et la confiture, sortir son rond de serviette du tiroir de la table et retourner surveiller le lait, parce que sinon, quand la peau du lait commence à faire des vagues, il veut sortir tout seul de la casserole, et ça peut éteindre le gaz et ça sent le brûlé et Maman doit frotter avec le tampon Jex.

Mais Petit Jean a bien fait attention et ce matin il a éteint le gaz juste quand le lait commençait à monter. 

Maintenant, il essaie avec du mal de beurrer une tartine qu'il a coupée sur la planche à pain avec le couteau-scie. Le beurre est trop dur. Maman dit tout le temps : "Mets bien le couvercle du beurrier", mais il oublie toujours.

Une autre fois, il y a longtemps déjà, quand il a encore demandé pourquoi il n'avait pas autant de doigts que les autres enfants, Maman, les yeux rouges, a enfin répondu : "C'est parce que, quand tu étais dans mon ventre, j'ai pris un mauvais médicament". Petit Jean l'a regardée sans bien comprendre ; quand il avait mal quelque part et que Maman lui en donnait un, après il était guéri ! Puis, il a demandé s'il existait un médicament qui faisait pousser les doigts quand il en manquait, mais Maman a dit que non. Alors, Petit Jean a compris qu'il faudrait qu'il apprenne bien à se servir de ce qu'il avait de main droite.

Petit Jean, par-dessus le beurre, étale une bonne couche de confiture d'abricots. Il ne sait pas encore s'il va tremper ou pas sa tartine dans son bol de Banania. Maman dit : "C'est écœurant", mais Petit Jean aime bien le mélange du goût du chocolat avec l'abricot. 

Petit Jean est content : il a réussi à préparer son petit déjeuner, tout seul comme un grand. Avec son unique main gauche. Enfin, pas tout à fait, car maintenant, il sait bien se servir de son petit pouce droit et de son moignon, pour pousser et maintenir les choses.

Petit Jean a fini de déjeuner. Il met son bol, sa cuillère et son couteau dans l'évier. Pour montrer à Maman qu'il peut l'aider maintenant, il décide de les laver. C'est facile quand la petite flamme bleue du chauffe-eau est allumée : il suffit de tourner le robinet avec un point bleu, du côté de sa bonne main, puis le robinet avec un point rouge et surtout pas le contraire, parce qu'il pourrait se brûler ! Ça fait « Vlouf ! » et bientôt de l'eau tiède coule. Il a mis le petit couvercle en caoutchouc au fond de l'évier et versé du Mir dans l'eau. Ça fait des bulles. Le bol flotte et il s'amuse un petit peu à le faire naviguer sur la mousse.

Il ne peut pas essuyer. Avec une seule main, c'est trop dur. Alors, il renverse le bol sur l'égouttoir et pose à côté la cuillère et le couteau. Il ôte la bonde et ça fait glouglou, puis un drôle de bruit à la fin. Petit Jean regarde son ouvrage. Maman sera contente, c'est sûr.

Mais pourquoi elle n'est pas encore descendue ce matin, Maman ? 

Petit Jean monte l'escalier. Il entrebâille la porte de la chambre et voit Maman dans le lit défait.  Elle dort encore. Sur la table de nuit, le verre et le petit tube avec ses pilules. Petit Jean s'approche. Les deux sont vides.

Une des mains de Maman pend au bord du lit. Petit Jean se penche pour la toucher.

Elle est froide.

Alors, Petit Jean s'assied au bord du lit et prend cette main dans les siennes pour la réchauffer.

Il embrasse Maman pour la réveiller, l'appelle longtemps, longtemps...

Mais rien.

Lui aussi veut dormir avec elle.

C'était le jour où le malheur est arrivé.

©Pierre-Alain GASSE, juillet 2008.

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