Accrochée au flanc du coteau, à la sortie est de la ville, la sombre bâtisse de l’Institut Saint-Vincent de Paul dominait l'estuaire de la Sée et les polders environnants de sa masse imposante.
Transformée en hôpital pendant la dernière guerre, les Allemands l'avaient badigeonnée d'un bitume qui s'était révélé indélébile - ou trop cher à effacer - et qui enlaidissait sa silhouette austère.
C'était un ensemble de bâtiments qui, vu du ciel, dessinait un E majuscule. On y circulait dans de grands couloirs hauts et sonores. Dans le corps de logis principal, se trouvaient, au rez-de-chaussée, la Conciergerie, le Parloir et des salles de classe. En face de l'entrée, de l'autre côté du vestibule, d'où partaient des escaliers à tapis rouges, c'était la chapelle. Sous l'escalier de droite de cachait la Procure, aux odeurs de bibliothèque, et sous celui de gauche une petite porte conduisait à la chaufferie.
Les deux escaliers d'honneur conduisaient aux bureaux et appartements du Directeur et du Préfet des Études. Après, il n'y avait plus de tapis. C'étaient les chambres des différents prêtres du corps professoral, et au deuxième étage, celles des surveillants et des quelques laïcs qui enseignaient et logeaient dans l'établissement.
Dans l'aile gauche, en bas, le réfectoire et les cuisines, dans les étages des dortoirs. Dans l'aile droite, au rez-de-chaussée des salles d'étude ; à l'étage d'autres dortoirs.
Et dans l'espace double délimité par la chapelle, deux cours de récréation, avec leurs préaux de style Baltard : la première pour les classes de la sixième à la troisième ; l'autre pour les grands de seconde, première et terminale.
Toute la bonne société de la ville et de l'arrondissement envoyait là ses rejetons, y compris beaucoup de non-pratiquants, car la vieille maison avait la réputation d'assurer de bons résultats. Mais n'y entrait pas qui voulait, et surtout on n'y redoublait pas - le lycée était là pour ça - à moins de se destiner à la prêtrise, auquel cas l’Évêché fermait les yeux.
Jérôme Beaufils n'avait fréquenté "la boîte" qu'en tant qu'externe ; il découvrait tout d'un coup les multiples obligations de la vie de pensionnaire et ce n'était pas vraiment drôle : il fallait se sortir du lit à six heures, se laver à l'eau froide devant des lavabos collectifs qui avaient l'air d'abreuvoirs et puis entendre ou servir une messe basse à la chapelle avant d'avoir le droit d'aller déjeuner. À la maison, il déjeunait en robe de chambre, aussitôt levé, avant de faire sa toilette, et il n'était donc pas étonnant qu'il ait souvent des "grenouilles" dans l'estomac à la Chapelle.
Et puis l'ambiance non plus n'était pas terrible ! Au lieu de France-Inter ou d'Europe 1, c'était la voix monocorde du lecteur de service égrenant la vie du saint du jour qu'il fallait écouter, et en silence s'il vous plaît ! Tout cela sous l'œil sévère du Préfet de Discipline, perché sur son estrade avec les surveillants de semaine. Heureusement que le petit déjeuner était copieux et le pain frais ! Son premier moment de satisfaction au cours de ces longues journées d'étude, c'était le café, thé ou chocolat fumant dans les bols, les grandes tartines de pain blanc, et le beurre ou la confiture à volonté. L’Évêché ne lésinait pas sur la nourriture. La lecture terminée, le silence était rompu et un brouhaha de conversations emplissait le réfectoire : on se hélait, s'invectivait, se saluait à qui mieux mieux, sans cesser d'engloutir l'ordinaire, car à sept heures et demie pile, terminé ou pas, il fallait abandonner la place pour regagner les salles d’étude, où jusqu'à huit heures les internes étaient censés revoir les leçons du jour.
Ensuite, c'était la première récréation de la journée : dix minutes mises à profit pour aller fumer une première cigarette dans les WC du fond de la cour ou pour récupérer auprès des externes qui envahissaient cours et couloirs, les marchandises commandées la veille et qu'ils délivraient sous le manteau, au nez et à la barbe des surveillants.
À huit heures dix, des cohortes plus ou moins rangées partaient vers les salles de cours, à la porte desquelles les abandonnaient des surveillants plus ou moins débonnaires. Debout à la droite de sa table, mains jointes ou bras croisés, il fallait alors réciter la prière dont le choix était laissé à l'initiative de chaque professeur, puis on s'asseyait et commençait la première heure de cours de la matinée. Il y en aurait quatre comme cela, jusqu'à midi et demi, avec l'intervalle d'un quart d'heure de récréation de dix heures et quart à dix heures et demie.
Mais Jérôme connaissait déjà tout cela et s'en était fait des habitudes auxquelles il ne prêtait plus guère attention. Le seul changement qui lui parut vraiment important, ce fut d'abandonner sa chambre sous les combles,ses photos, ses livres, et son carré de ciel pour un lit de fer au bout d'une rangée dans un dortoir de cinquante pensionnaires, aux murs nus, et aux plafonds craquelés d'où pendaient à intervalles réguliers de grosses ampoules à la lumière crue. Entre deux lits, d'un côté une armoire à deux compartiments, de l'autre deux tables de nuit métalliques. Des couvertures grises, vertes ou marron. Et au bout du dortoir, près de la porte qui communiquait avec les sanitaires, le réduit du "pion", fermé d'un rideau, pour que rien de la vie nocturne du dortoir ne lui échappe.
C'était sinistre lorsqu'on y entrait seul, à la lumière du jour, comme il le fit ce matin-là, pour y déposer ses affaires sur le lit 48 du dortoir B ; mais le soir, dans le halo des lampes de chevet et les conversations feutrées d'avant l'extinction des feux, cela devenait vivable. Hormis les soirs de tempête et les nuits de grand froid quand d'insidieux vents coulis parcouraient les travées, vous sifflaient aux oreilles et vous glaçaient des pieds à la tête. Car les dortoirs n'étaient pas chauffés. Mais sa chambre non plus.
L'étude du soir terminait à neuf heures et l'extinction des feux avait lieu à dix heures. Mais la vie du dortoir se prolongeait souvent jusque minuit ou une heure du matin, entre les rondes du pion ou du Préfet de Discipline.
Les premiers mois, Jérôme constata avec effarement les trafics divers qui s'y opéraient ; on se revendait, s'échangeait, se partageait, se volait toutes sortes de marchandises : des cigarettes d'abord, que l'on fumait dans les toilettes, en se rinçant la bouche ou en mâchant du chewing-gum ensuite, pour déjouer les contrôles éventuels. Certains même fumaient sous leurs draps au risque d'y mettre le feu. Les fauchés de contentaient de P4 ou de High Life, blondes bon marché en paquet de dix, les endurcis affirmaient préférer les Gitanes ou les Gauloises, mais le fin du fin, le nec plus ultra, c'était de pouvoir sortir de sa poche une boite métallique noire de Black and White ou encore des Benson and Hedge.
Venaient ensuite diverses "douceurs" : de l'anodin paquet de caramels jusqu'à la mini-bouteille de whisky, passaient sous le manteau toutes sortes de victuailles qui donnaient lieu à des "bâfrées" nocturnes, silencieuses et précipitées, à base de chocolat, de camembert, de saucisson et de pâté, arrosées de toutes sortes de liquides, passés en fraude eux aussi. Circulaient également des nourritures plus intellectuelles, si l'on peut dire, sous la forme de livres interdits ou de revues qualifiées d'osées à l'époque, lus ou feuilletés sous les draps, à la lumière d'une lampe de poche. Mais d'un lit à l'autre s'échangeaient et se partageaient aussi des choses qu'il n'aurait jamais soupçonné voir dans un tel lieu.
C'était le mois suivant son arrivée. Les huit premiers jours, il avait trouvé son lit en portefeuille chaque soir, mais depuis plus rien. Le bizutage semblait terminé ; après tout, il n'était pas vraiment un nouveau. Au dortoir, à sa gauche, les deux derniers lits étaient vides. Quant à son voisin de droite, c'était un blondinet dont tout le monde connaissait la mère sous le nom de "la belle Eva". Lorsqu'elle venait chercher son fils, son parfum et ses toilettes provocantes mettaient en révolution cours et couloirs. On racontait même qu'une fois, Monsieur Bruchet; le préposé à la procure, dans son réduit, n'avait pu se contrôler et avait eu envers elle un geste... déplacé. Avec ses boucles blondes et son sourire de chérubin, Emmanuel - c’était son nom - avait aussi du succès, surtout auprès de quelques grands de Terminale dont le dortoir se trouvait de l'autre côté du palier.
Détail insolite, ce soir-là, Vergès, un grand de Terminale justement, s'était glissé dans la chambre de "la Bourrique", le surveillant d'internat, pendant la toilette. Jérôme l'avait vu en ressortir, en longeant les murs. Vers minuit, la porte palière grinça et le cercle lumineux d'une lampe-torche avança sur le parquet. En pareil cas et si l'on n'était pas concerné, l'habitude et la prudence voulaient que l'on fît semblant de dormir comme une souche. Le nez dans son oreiller, un œil entrouvert, il voyait une forme s'avancer vers lui et tremblait déjà de peur, quand le visiteur s'arrêta devant le lit d'Emmanuel, secoua celui-ci pour le réveiller, avant de se glisser avec lui dans les draps, non sans avoir laissé glisser sur le parquet... son pantalon de pyjama.
C'étaient maintenant des froissements, des soupirs... Effaré, enfoui sous ses couvertures, Jérôme retenait son souffle, essayant de calmer les battements de son cœur affolé. Si jamais Vergès apprenait qu'il l'avait vu, il était bon comme la romaine ! Il réfléchissait. La Bourrique, qui avait le sommeil léger, n'avait rien entendu. Il se souvint qu'il disposait toujours un verre d'eau sur sa table de nuit, le soir avant de se coucher ; Vergès avait dû y verser un somnifère quelconque. Sans oser relever le nez, il entendit Vergès repartir, quelque temps après, mais il mit bien plus longtemps à retrouver le sommeil. Ce sabbat nocturne l’avait fortement impressionné et plusieurs semaines durant, il fit d’étranges rêves dans lesquels Vergès venait se glisser dans le lit d’Emmanuel, mais le trouvait, lui, Jérôme, à sa place...
À la Toussaint, cette année-là, un séminariste de dernière année, du nom de Victor Lemasson, fut détaché auprès de l’Institut pour assurer les cours d’Instruction Religieuse aux élèves du second cycle. Il terminait son diaconat et l’Évêché avait pensé que l'exemple d'un jeune de six ou sept ans leur aîné pouvait mieux inciter ces jeunes têtes à s'engager dans la voie du sacerdoce que les radotages d'un vieux curé, déchargé de paroisse.
Cétait vrai, sans doute, mais cela présentait d'autres inconvénients, car Victor Lemasson n'avait rien du séminariste que l'on se plaît à imaginer dans les salons et les chaumières. Grand, athlétique, distingué, issu d'une bonne famille du chef-lieu, c'était surtout un sportif de premier ordre qui n'hésitait pas à laisser tomber la soutane pour le short, le maillot et le survêtement à la première occasion venue.
WIl devint rapidement l'entraîneur de l'équipe de football junior de la "Boîte", équipe que Jérôme venait d'intégrer. Avant-centre doué, éblouissant dans ses dribbles, doté d'un excellent jeu de tête, tirant indifféremment du pied droit ou du pied gauche et d'une grande clairvoyance dans la conduite du jeu, Victor fit bientôt l'admiration de tous les élèves. Ayant su s'imposer à eux, sur un de leurs terrains d'élection, le sport, il lui fut facile de leur en imposer sur le sien, l'enseignement, et jamais on ne vit cours d'Instruction Religieuse mieux suivi. Victor Lemasson "avait le contact" avec ses élèves. Ils étaient quelques-uns à qui il prêtait livres et disques, les recevant volontiers dans sa chambre.
Entraîné par un camarade de classe, Jérôme faisait partie de ceux-là. Dans leurs conversations à bâtons rompus, une question revenait souvent, sous une forme ou sous une autre : comment un garçon aussi doué que lui sur tous les plans, pouvait-il envisager de renoncer aux filles qui auraient été folles de lui, au public qui l'aurait acclamé sur les stades, à l'argent qu'il aurait pu gagner à sa guise ? "La foi, mon vieux Jérôme.... comme à toi Dieu m'a donné la foi et je veux le servir", répondait-il avec un clair sourire. "Dans quelques mois, je serai ordonné prêtre, et je ferai le plus beau métier du monde : soulager la misère des autres en portant témoignage de ma foi". Jérôme acquiesçait, dubitatif, pas vraiment convaincu.
Curieusement, cet exemple le décourageait plutôt de sa toute jeune vocation : ses qualités à lui étaient tellement moindres que celles de Victor qu'il se trouvait complètement indigne de l'imiter.
C'est le cinéma qui devait le rapprocher encore davantage de Victor. Depuis quelques mois en effet, s'était ouvert en ville un ciné-club, en collaboration avec tous les établissements scolaires secondaires de la cité, au rythme de deux séances par mois. Cela se passait le lundi soir généralement. Une sortie nocturne et la possibilité de rencontrer les filles du Lycée ou de l'École de la Providence, quelle aubaine ! Tous les internes voulaient en être. Et c'est ainsi que tous les quinze jours une colonne bon enfant d'une centaine de garçons montait en ville accompagnée par quelques professeurs. Victor fut chargé plus particulièrement des secondes. Et Jérôme, qui depuis deux ans déjà, se confectionnait patiemment, à l'aide de toute la documentation qu'il pouvait amasser, un fichier par film et par auteur, trouva en Victor un interlocuteur attentif que ses connaissances cinématographiques étonnèrent, mais aussi un mentor qui sut lui faire partager sa passion pour le septième art et lui en faire découvrir les chefs-d'œuvre.
Ses premiers souvenirs cinématographiques c'étaient "Le Grand Pavois", "Marcelino, pan y vino", "Le Ballon Rouge", des films vus au Patronage, quand il avait une dizaine d'années. Depuis, il notait scrupuleusement, sur un petit carnet noir tous ceux qu'il allait voir le jeudi après-midi, le dimanche en famille ou pendant les vacances. Tout, il aimait tout : "Le monde du silence" du Commandant Cousteau comme les films de cape et d'épée de Jean Marais, et les exploits guerriers comme "Le Jour le plus long" ou "Les canons de Navarone". Et puis "West Side Story" qu'il avait déjà vu trois fois. Et tant d'autres déjà. Il était vraiment bon public. Et il aimait l'ambiance de la salle du "Star" : ses fauteuils confortables de velours rouge, ses lumières tamisées et jusqu'au couleurs criardes de son rideau de publicité peinte vantant les mérites des commerçants aisés de la ville, sans oublier le gavroche de Jean Mineur Publicité lançant son pic dans le mille et annonçant l'entracte avec la vendeuse d'esquimaux dans sa minijupe de skaï noir.
Victor lui raconta les grands films, les classiques de cinémathèque qu'il n'avait pu voir encore. La comédie musicale américaine. L’expressionnisme allemand. Les grandes stars du muet. Sans oublier Carné, Renoir, Truffaut... Ils se retrouvaient souvent dans sa chambre de professeur pour de longues conversations passionnées sur les mérites de tel acteur, les audaces de telle mise en scène, le génie d'un Orson Welles, d'un Hitchcock, d'un Minelli ou d'un Chaplin. Ils se voyaient trop déjà, mais l'arbre magique du cinéma cachait encore à leurs yeux la forêt de leurs sentiments.
Pour le regard sans pitié de ses condisciples, plus préoccupés par les choses de la vie que par les beautés des chambres obscures, cette amitié exclusive eut tôt fait de devenir "particulière". Ce furent d'abord des allusions perfides au livre de Roger Peyrefitte et à son adaptation à l'écran, puis des gestes équivoques, enfin des graffiti qui apparurent sur les tables et les couloirs. Jusqu’à - lui a-t-on dit plus tard- la lettre anonyme, glissée un soir sous la porte du Directeur : "Jusqu'à quand laisserez-vous le beau Victor pervertir les petits secondes ?" En lettres capitales grossièrement découpées dans un journal et collées sur une feuille de papier bleu. Classique, mais efficace.
Certes, ce ne devait pas être la première fois que ce genre de correspondance parvenait sur le bureau de l'Abbé Ramel et l'expérience lui avait sans doute appris qu'il ne fallait généralement pas prendre très au sérieux de telles missives, plus souvent dictées par la jalousie et la rancune que par des griefs sérieux, Néanmoins il décida d'ouvrir une enquête, à toutes fins utiles.
C'est ainsi que Victor fut convoqué dans le bureau ovale du Directeur quelques jours plus tard. Grand, maigre, presque décharné, les cheveux blancs taillés en brosse, l'Abbé Ramel était assis à son bureau Directoire, devant les lourdes tentures de brocart carmin qui encadraient la baie principale de la pièce. Le Mont Saint-Michel pointait son triangle de pierre à l'horizon. Les grèves et les polders s'étiraient devant les grasses prairies ou zigzaguait la Sée.
— Vous m'avez fait demander, Père Directeur ?
— En effet, mais veuillez vous asseoir Victor, dit-il d'un ton affable.
Victor s'assit donc, dans un des deux fauteuils qui se faisaient face, au centre de la pièce.
— Mon cher Victor, vous êtes parmi nous depuis quatre mois et j'ai tout lieu de me féliciter de votre présence ici : les cours d'Instruction Religieuse sont mieux suivis que jamais, notre équipe juniors de football est en passe de gagner le championnat UGSEL, grâce à vous, et vous prenez également une part active, m'a-t-on dit, à l'animation du ciné-club qui s'est mis en place à cette rentrée. À ce sujet, précisément, je voudrais vous donner un petit conseil, mon cher Victor. Si vous voulez être respecté de vos élèves, ne vous commettez pas trop avec eux. Sans compter que trop de familiarité pourrait à la longue vous valoir des désagréments.
— Mais, Père Directeur, je vous assure...
— Croyez-moi, Victor, gardez vos distances. Et tout ira pour le mieux. Mais, vous avez cours dans cinq minutes, je vous libère. À bientôt, mon cher Victor.
Il s'était levé et le raccompagnait vers la porte. Pendant toute la durée de ce bref entretien, il avait gardé une main bien à plat sur une feuille de papier bleu, retournée sur le maroquin de son bureau.
C'était on ne pouvait plus clair. Cette mise en garde nette et répétée. Pour l'instant, on ne l'accusait de rien, mais ce papier bleu sur le bureau, c'était sans doute une dénonciation. Mais de quoi, grand Dieu ? Une phrase à demi-entendue sur son passage la veille, avait soudain fait avalanche dans son esprit : "Ça défile drôlement les minets chez Victor ; Jérôme va finir par être jaloux !" Les salauds ! C'était donc ça ! Une foule de détails curieux s'éclairait maintenant d'une lumière crue et violente : ces sourires, ces voix de fausset sur son passage, qu'il prenait pour des lazzi traditionnels d'élèves à professeur, et ce cœur avec des initiales entrelacées J. V., gravé sur sa porte, il y a huit jours. Comment n'y avait-il pas songé plus tôt ! Il fallait qu'il prévienne Jérôme au plus vite...
Ils s'étaient retrouvés pour de trop courts instants, le midi même, dans les jardins à la française qui bordaient l'esplanade où Victor avait l'habitude d'aller réciter son bréviaire. Il était arrivé en courant, essoufflé, averti par le Concierge : "Le Père Lemasson vous demande". D'un ton grave, Victor lui avait asséné le récit de l'entrevue du matin, conseillé de ne plus chercher à le voir et demandé de prier pour leurs calomniateurs : "Jamais ! Qu'ils crèvent !" s’était-il écrié les larmes aux yeux. "Jérôme, lui avait-il dit en posant sa main sur mon épaule, ils ne savent pas ce qu'ils font. Il faut leur pardonner".
Jérôme alors en était bien incapable et devait le rester longtemps encore. Jusqu'à ce que la lumière se fasse en lui et qu'il découvre la nature ambiguë de ses sentiments pour Victor. La séparation que ces événements leur imposèrent - car ils s'appliquèrent à éviter tout tête-à-tête jusqu'aux grandes vacances - fut peut être révélatrice pour lui aussi. Toujours est-il qu'à la rentrée suivante, ne voyant pas son nom sur la liste des professeurs, il apprit par une indiscrétion que Victor avait demandé et obtenu son retour au Grand Séminaire.
Jérôme en voulait à ses condisciples malveillants ; il en voulait à l'administration de lui avoir enlevé un ami innocent alors qu'elle fermait plus ou moins les yeux sur les bassesses de Vergès et de ses émules ; il s'en voulait à lui-même de la faiblesse et de l’aveuglement qui avaient été les siens. Et il en voulait à Dieu finalement de lui avoir envoyé cette épreuve. Et cela finit par l'écarter de Lui. Il commença à mentir à son confesseur, puis à espacer ses confessions : il ne voulait pas avouer qu'il pensait toujours à Victor. Il devint plus évasif sur son avenir. Il ambitionnait en priorité d'obtenir une Licence de Lettres…
Sa période mystique était révolue.
©Pierre-Alain GASSE, 1993-2012.
Vous êtes le ième lecteur de cette nouvelle depuis le 01/12/2012. Merci.
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