Marie-Loup

La vie, c'est ce qui vous arrive
pendant que vous êtes occupé
à prévoir quelque chose d'autre.

Shirley Mac Lane.

I

— Voulez-vous danser, Marie-Loup ?

Un homme aux tempes grisonnantes, mais au front pas encore dégarni venait de s'incliner légèrement devant elle, déchiffrant le badge accroché sur son bustier. Il avait le teint hâlé des travailleurs d'extérieur ou du vacancier des soleils printaniers et était vêtu avec une élégance de bon aloi.

L'invitation s'adressait à Marie-Loup. Allez savoir pourquoi c'était toujours elle qu'on invitait en premier. Bien sûr, elle était blonde (enfin, sa coloration !) et Gisèle était brune, mais cela ne pouvait pas tout expliquer. Elle était légèrement plus grande aussi. Mais elle se trouvait l'air plus sévère et les traits moins réguliers qu'elle. De toute manière, jamais elle ne disait oui sans avoir quêté du regard l'approbation silencieuse de Gisèle. C'était comme un rite entre elles. Gisèle jaugeait mieux les hommes qu'elle. D'ailleurs le sien, elle l'avait gardé, mais il avait eu la désagréable idée de la laisser veuve à quarante-sept ans. Et depuis, elles écumaient toutes les deux les foires aux célibataires, les bals à papa et les thés dansants à la recherche d'une seconde âme sœur. Et c'était presque un travail à plein temps, sans que ça en aie l'air !

Une valse. La danse préférée de Marie-Loup. Quand personne ne les invitait, elles tournoyaient ensemble et Gisèle conduisait, mais jamais elles ne faisaient tapisserie toutes les deux pendant une valse. Après un échange de regards avec Gisèle, Marie-Loup s'était levée et son cavalier arrondissait le bras pour la conduire sur le parquet de la piste.

La salle des fêtes était pleine, comme à l'habitude. Le nom de Pierrot Lordemet et son accordéon magique avait suffi à la remplir, une fois de plus, par le bouche-à- oreille et quelques affiches dans les communes des trois cantons alentour. Il y avait là les habitués, qui suivaient Pierrot de dimanche en dimanche, les couples réguliers nostalgiques du bal musette et toute la faune interlope des briseuses de ménage, veuves joyeuses, divorcées ou séparées en mal d'amour. Gisèle et Marie-Loup faisaient partie de cette dernière catégorie, quoiqu'elles aient déjà fait plus d'une incursion dans celle des écornifleuses de maris. Du côté masculin, si vous écartiez les hommes mariés, le choix était plus mince, et si vous ne regardiez que les bien faits, il se réduisait presque à néant. Aujourd'hui encore , il y avait presque deux femmes pour un homme. La concurrence était de plus en plus rude. Il fallait donc y réfléchir à deux fois avant de refuser une invitation. Un homme, même de seconde main, cela devenait de plus en plus difficile à trouver et à garder pour les femmes de cinquante ans comme elle et Gisou. Et celui-ci n'était pas mal du tout : assez grand et plutôt mince, visage avenant et sourire éclatant.

Marie-Loup, au rythme à trois temps de la valse, pensait que son dernier ne lui avait duré qu'une nuit, et encore, écourtée. Il faut dire que, généralement, c'était elle qui les renvoyait dans leurs foyers, au petit matin... et d'ailleurs cela commençait à se savoir. Mais déception après déception, elle était devenue de plus en plus difficile, elle le voyait bien. Il y avait toujours quelque chose qui l'exaspérait, un détail dont elle se faisait une montagne, une manie qui l'indisposait jusqu'à prendre des proportions rédhibitoires. Le pire, c'était les odeurs. Elle ne supportait pas. S'ils puaient du bec, des pieds ou d'ailleurs, rien à faire. Elle était intraitable là-dessus.

Ah bien sûr, il y avait eu Jean-Marie. Cela avait collé tout de suite entre eux. Gai, gentil, prévenant, de l'humour. Et au lit, rien à redire, au contraire. Même avec leurs enfants respectifs, cela ne s'était pas trop mal passé. Il avait su se faire accepter des siens, qu'elle voyait d'ailleurs de loin en loin ; elle avait réussi à être tolérée par sa fille, beaucoup plus présente auprès de lui. Mais la malchance, quoi. Six mois après leur mise en ménage, il avait perdu son emploi de technicien de maintenance. A l'ANPE, on ne lui avait pas caché qu'à son âge, il vaudrait mieux envisager une pré-retraite qu'autre chose. Bref, le moral en avait pris un coup. Alors, ils avaient tenté de reprendre l'affaire de son ex-mari à elle, qui voulait vendre sa part de la blanchisserie parisienne qu'ils avaient tenue ensemble pendant vingt ans. Jean-Marie avait mis ses indemnités de licenciement dans le projet. Mais les banques n'avaient pas suivi. Le prêt de cent mille francs qu'il leur fallait avait été refusé. Ses enfants à elle n'avaient pas voulu cautionner l'affaire. Un beau jour, tout le monde s'était engueulé. Et Jean-Marie était parti. Marie-Loup n'en avait été qu'à demi-étonnée car elle avait toujours pensé qu'il était trop bien pour elle. Alors Gisou et elle avaient repris les après-midis dansants et les soirées disco, sans grand succès jusqu'à présent, et cela faisait plus d'un an de tout cela.

Celui-ci s'appelait Jean tout court. En tous cas, c'est ce que disait son badge. Il avait les yeux bleus et un sourire qui trahissait un dentier récent, mais enfin, elle aussi mettait la moitié de sa denture dans un verre d'eau tous les soirs. Il dansait bien. Elle se laissait conduire, à son habitude et attendait que son cavalier ouvre la conversation. Mais le pauvre avait plutôt l'air intimidé ; des gouttes de sueur perlaient sur son front.

— Puis-je vous demander l'origine de votre prénom, si...original ?

C'était une entrée en matière qu'elle avait déjà entendue cinquante fois peut-être, mais enfin, à cheval donné.... :

— Tous les hommes me posent la question, mais c'est tout bête. Je suis née dans un petit village, peu après la guerre et quand mon père est allé me déclarer à l'état civil, pour le secrétaire de mairie de l'époque, qui n'était pas un adepte du rock, Marylou ne signifiait rien. Mais "Marie", il connaissait et "loup" aussi, alors, sur le registre, il a écrit "Marie-Loup" et mon père, qui savait à peine lire et écrire, ne s'est pas rendu compte que la manière de l'orthographier pouvait avoir une quelconque importance. Voilà pourquoi depuis mon prénom est l'objet de toutes les curiosités.

— Veuillez m'excuser. Je ne voulais pas vous blesser.

— Vous ne me blessez pas, c'est la vie qui m'a blessée, comme la plupart de ceux qui sont ici, non ?

 — Vous avez sans doute raison. Et ce prénom si particulier ne vous a pas gênée dans la vie ?

— Au contraire, certains m'ont appelée Marie, par peur du loup, peut-être ; d'autres m'ont appelée "mon loup" et j'ai trouvé cela charmant et d'autres enfin m'ont appelée "Marylou" sans se poser de questions.

— On vous a donc beaucoup "appelée" ?

Marie-Loup sourit intérieurement à cette question indiscrète habilement posée. Le gaillard semblait avoir quelques ressources :

— Pas tant que cela. Disons que j'ai vécu plusieurs vies, qui se sont toutes interrompues et que j'essaie aujourd'hui de repartir à zéro.

Les derniers accents de la valse s'éteignaient dans l'air surchauffé de la salle de danse. Jean ramenait sa cavalière vers Gisèle, qui ne les avait pas quittés des yeux, depuis leur table du bord de piste :

— Vous formiez un très beau couple tous les deux, vous savez ?

— Trop aimable. Puis-je vous inviter à danser la prochaine ?

— Avec joie.

Marie-Loup eut un léger sursaut intérieur. Jusqu'à présent, jamais il n'y avait eu de rivalité affichée entre elles. Quand l'une s'intéressait à un homme plus d'une soirée, l'autre lui laissait la place sans barguigner. Une fois seulement, un don juan sur le retour avait essayé de mettre chacune d'elles dans son lit, puis les deux ensemble, mais leur largeur d'esprit n'allait pas jusque là et elles avaient rompu, sans autre forme de procès. Mais, aujourd'hui, à cet instant, elle avait comme un mauvais pressentiment.

C'était un paso-doble : "Suspiros de España". Marie-Loup vit s'éloigner son amie et son cavalier sous les lumières intermittentes de la piste. Elle ouvrit sa pochette de bal, à la recherche de son poudrier. Et le miroir lui renvoya l'image d'un front chagriné. C'était bien ce qu'elle pensait. Il lui fallait reprendre l'initiative au plus vite. Ne pas laisser la voie libre à Gisèle.

La danse suivante fut le fameux tango "La Cumparsita" - un de ses préférés - et Marie-Loup s'empressa d'inviter Jean avant qu'il n'en choisisse une autre. Décidée à jouer franc jeu et fixant de ses yeux verts le regard bleu de son danseur, elle lui dit d'une seule traite :

— Ne tournons pas autour du pot, voulez-vous. Nous savons tous pourquoi nous sommes ici. Si vous cherchez une aventure d'un soir, je vous dis non tout de suite, mais si vous cherchez une compagne durable, je suis d'accord pour faire un essai. Mais il faut que nous mettions un certain nombre de choses au clair auparavant.

Gisèle, invitée à danser par un homme encore agile bien que beaucoup plus âgé qu'elle, vit que Marie-Loup et son cavalier étaient en grande conversation, mais aussi qu'ils se taisaient lorsqu'elle se rapprochait d'eux, au hasard des pas de la danse. Y aurait-il anguille sous roche ?

Jean Dufour avait répondu par l'affirmative à la seconde proposition de l'alternative de Marie-Loup. Et cela changea tout. Au cours de cette danse et de presque toutes les autres de la soirée, Jean et Marie-Loup échangèrent leurs histoires, et se racontèrent leurs parcours chaotiques sur les chemins de la vie. Oh bien sûr, tout ne fut pas dit et tout ce qui fut dit, pas forcément exact. Chacun préserva son jardin secret et sut présenter les choses sous leur meilleur aspect. Ils étaient quand même en représentation. Marie-Loup ne parla pas de sa dépression et Jean cacha qu'un temps donné, après la mort de sa femme, il s'était mis à boire.

Ce soir-là, il ne se passa rien d'autre. Jean fit danser Gisèle de temps à autre par politesse et Marie-Loup, rassérénée, n'y vit pas malice. Aux derniers flonflons du bal, le trio convint de se retrouver la semaine suivante dans une autre salle de la contrée.

Durant la route du retour, Gisèle et Marie-Loup échangèrent leurs impressions, comme à chaque fois qu'elles rentraient seules, ce qui leur arrivait encore assez souvent, malgré tout :

— Je crois que j'ai fait une touche - dit Marie-Loup.

— Ça en a tout l'air. Et il n'est pas mal du tout. Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ?

— Facteur, à ce qu'il m'a dit. Il sera en retraite dans deux ans.

— Facteur ? Alors méfie-toi, ce sont souvent des hommes à femmes, tu sais bien, ce ne sont pas les occasions qui leur manquent. Avec toutes les femmes seules qu'il y a. Célibataire ?

— Non, veuf, depuis trois ans.

— Bon, c'est déjà mieux. Il a des enfants ?

— Oui, deux. Un garçon qui est ingénieur dans le midi et une fille, infirmière à Guingamp.

— Et question finances ? Facteur, c'est pas tellement payé.

— Il est propriétaire de sa maison. Du côté de Graces, m'a-t-il dit.

— Et comment s'appelle-t-il ?

— Tu ne le lui as pas demandé ? Ça m'étonne de toi. Il s'appelle Jean Dufour, si tu veux savoir. De quoi avez-vous parlé alors ?

— De tout et de rien, de la pluie et du beau temps, enfin, tu sais bien, le blabla habituel. Et puis, je n'ai pas dansé tant que cela avec lui. Tu l'as accaparé presque toute la soirée.

— Bon, ça va

Un silence inhabituel suivit cette dernière réplique. Et le reste de la route se fit sans que le sujet soit abordé à nouveau. Gisèle déposa Marie-Loup à l'entrée de son lotissement et cette dernière quitta son amie sur ces mots :

— Bon. À dimanche, alors. Je passe te prendre, à la même heure que d'habitude. Allez, bonne nuit.

Cette nuit-là, pour la première fois depuis plus d'un an, Marie-Loup fit de beaux rêves, peuplés de Jean aux yeux bleus.

II

Les six jours de cette semaine furent interminables, les heures s'écoulaient au compte-gouttes et les minutes tardaient tant que c'en était insupportable. Enfin le jour se leva sur le dimanche suivant, et Marie-loup arriva au rendez-vous avec une bonne demi-heure d'avance, ce que Gisèle ne manqua pas de lui faire remarquer, la sale peste.

Elles étaient parmi les premières arrivées, mais point de Jean Dufour à l'horizon. Gisèle se confia aux bras solides d'une espèce d'Hercule de foire et Marie-Loup refusa toutes les invitations qu'on lui fit, sirotant son rhum-coca à petits coups de chalumeau nerveux. Elle en but un, puis deux, puis trois, malgré les conseils de prudence de son amie. Et la vie lui parut soudain plus gaie. Elle se laissa entraîner à valser par un grand dégingandé aux cheveux gominés, aux bras duquel elle était en train de s'abandonner quelque peu, lorsque Jean Dufour apparut au seuil de la salle. Pourquoi fallut-il qu'elle se laisse voler un baiser à ce moment-là sinon pour le faire bisquer un peu et se venger ainsi de ce qu'il l'ait fait attendre aussi longtemps ?

Mais mal lui en prit car ce soir-là, c'est avec Gisèle que Jean Dufour dansa le plus. Il concéda néanmoins quelques danses à Marie-Loup, mais il était raide et compassé et comme pressé que la danse s'achève pour retourner aux bras de Gisèle. Marie-Loup, échauffée par les vapeurs de l'alcool, en conçut un ressentiment terrible, non contre l'homme qu'elle désirait, mais contre l'amie qui le lui prenait.

Pourtant, elle se méprenait, du moins en ce qui concernait les intentions de Jean Dufour qui ne s'était - si je puis dire- replié sur Gisèle, que pour ne pas faire mauvaise figure devant Marie-Loup et son échalas. Quiproquo classique, mais douloureux : alors que chacun ne rêvait que des bras de l'autre, chacun alla se perdre dans ceux d'un autre. Jalousie, quand tu nous tiens...

Gisèle, pour sa part, était aux anges, car à elle aussi Jean Dufour plaisait beaucoup (Marie-Loup avait vu juste), et que son amie semble lui céder la place la remplissait d'aise, même si elle n'en percevait que trop bien les raisons. Elle était gaie, enjouée, tendre même, sans toutefois se montrer aguicheuse ou provocante. Ils parlaient de leur passé et de leur présent... Prudemment, d'avenir il ne n'était pas encore question.

De Gisèle, la brune, ou de Marie-loup, la blonde, Jean Dufour ne savait pas bien encore laquelle des deux il préférait. Ses premiers regards avaient été pour Marie-Loup, c'était certain et il avait aimé sa silhouette, son élégance, sa franchise et son abord direct. Leur discussion avait révélé bien des points communs. Trop, peut-être. L'âme sœur n'est elle pas plutôt notre complément que notre semblable ? Il était clair aussi que c'était d'abord le dépit d'avoir vu Marie-Loup dans d'autres bras, qui l'avait ramené vers Gisèle, mais il devait convenir qu'elle avait beaucoup de charme aussi, de la conversation et qu'elle avait presque su lui faire oublier sa déception première. Mais cependant Marie-Loup était trop proche pour s'effacer ainsi de son esprit.

— À quoi pensez-vous, Jean ? Vous avez l'air tout pensif, tout d'un coup. Je vous ai demandé si vous aimiez le jazz et vous ne m'avez même pas répondu.

— Excusez-moi. Je pensais qu'il y aurait encore d'autres dimanches comme celui-ci pour faire connaissance.

— Alors, ça va, vous êtes pardonné.

Marie-Loup s'était débarrassée de son grand échalas d'une gifle magistrale lorsqu'il avait confondu le fox-trot et la java et voulu lui mettre la main aux fesses. À présent, un quatrième rhum-coca entre les mains, elle bouillait intérieurement de voir tournoyer sur la piste Jean et sa meilleure amie. Sa meilleure amie ? Sa meilleure ennemie, oui ! Heureusement, l'orchestre annonçait la dernière danse. Et le retour s'annonçait orageux. Elle allait lui dire ses quatre vérités.

C'était Marie-Loup qui avait pris sa voiture ce dimanche-là, mais à sa démarche chaloupée lorsqu'elles quittèrent la piste, Gisèle comprit qu'elle n'était pas en état de conduire. Par chance et par mesure de prudence, chacune avait un double des clés de voiture et de domicile de l'autre, depuis un soir où Marie-Loup avait laissé ses clés au tableau de bord et fermé son véhicule manuellement, ce qui leur valut trois heures d'attente sous la pluie et dans le froid avant de pouvoir être dépannées. Elle s'apprêtait donc à prendre le volant, mais Marie-Loup ne l'entendait pas de cette oreille-là :

— Non mais, ça va pas ?. De quoi je me mêle ? C'est ma voiture. Je veux conduire - articula Marie-Loup d'une voix pâteuse.

— Tu ne peux pas conduire, tu vois bien que tu tiens à peine debout - répliqua Gisèle en la poussant sur le siège avant, après avoir ouvert la portière du côté passager.

Marie-Loup s'affala sur le siège, mais entreprit de passer sur celui du conducteur, pendant que Gisèle faisait le tour du véhicule.

Celle-ci dut la repousser un peu brutalement et lui attacher sa ceinture. Elle attacha la sienne, mit le contact et alluma les phares, avant d'embrayer pour sortir du parking. Marie-Loup semblait somnoler, la tête inclinée contre la paroi de l'habitacle. Mais il n'en était rien. Elle ruminait simplement les sombres pensées qui l'habitaient depuis une bonne partie de la soirée. Il fallait que ça sorte :

— Espèce de dégueulasse ! Il a fallu que tu danses avec Jean toute la soirée et maintenant tu veux m'interdire de conduire ma voiture ?

— Dis donc, d'abord c'est toi qui es allée avec un autre !

— Peut-être, mais c'était pas une raison pour prendre la place.

— Désolée, mais je n'ai pas vu écrit "chasse gardée" dessus !

— Non, mais tu savais qu'il m'intéressait ! Je te l'avais dit.

— Et moi alors, est-ce que quelqu'un m'a demandé s'il m'intéressait ?

— Ça suffit. Donne-moi ce volant d'abord !

Joignant le geste à la parole et l'inconscience à la colère, Marie-Loup agrippa brusquement le volant, faisant faire une large embardée à la petite Twingo. Gisèle tenta de redresser, mais ne réussit qu'à faire zigzaguer davantage la voiture d'un côté à l'autre de la route, déjà sinueuse. Elle était maintenant complètement à gauche et... En face d'elles le double pinceau lumineux d'un véhicule troua le noir au sortir d'un virage. Marie-Loup, soudain dégrisée et mue par son instinct de survie, réussit à donner un ultime coup de volant à droite, tandis que Gisèle freinait à mort, les yeux exorbités...

Elles évitèrent la masse sombre du camion de livraison de Ouest-France, mais leur voiture avait déjà fait un tonneau avant d'atteindre le bord de la route, et elle en fit deux autres encore avant de s'immobiliser sur le toit au fossé contre un poteau téléphonique qui s'en vint hélas fracasser le crâne de Marie-Loup, tandis que Gisèle s'évanouissait sous la violence du choc et les milliers de parcelles de pare-brise projetées dans l'habitacle.

Le livreur de journaux poursuivit sa route dans la nuit sans s'inquiéter outre mesure de ce véhicule qui l'avait évité au dernier moment. Les soirs de week-end, au sortir des discothèques et des bals, il était habitué à ce genre de péripéties. Tragédie du sort, c'est donc Jean Dufour, parti quelques minutes après Gisèle et Marie-Loup et dont la route coïncidait avec celles des deux amies pendant un bon bout de chemin, qui fut le premier arrivé sur les lieux de l'accident. Il reconnut aussitôt le petit véhicule bleu métallisé, mais tétanisé par l'émotion et prostré sur son volant, fut incapable de sortir du sien pendant de longues minutes. Les yeux hagards, il fixait les roues en l'air de la Twingo et pensait à ce qu'il n'avait ni dit ni fait au cours de la soirée et qui probablement ne serait plus jamais à dire ni à faire...

Et en effet, lorsque enfin ses jambes purent le porter et qu'il tenta de porter secours aux deux accidentées, Marie-Loup avait cessé de vivre.

Gisèle s'en est sortie avec quelques hématomes et des contusions. Aujourd'hui, deux ans après, Jean Dufour et elle fréquentent toujours les bals de la région. Il leur est même arrivé de danser ensemble, mais c'est maintenant un couple impossible, car entre eux plane et planera longtemps encore l'ombre de Marie-Loup.

©Pierre-Alain GASSE, juillet 2000.Tous droits réservés.

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