LAZLO

port

 

Comment était-il arrivé là ? Nul ne le savait. Dans les bistrots du port, on l’avait toujours connu comme ça. Lazlo. Sa casquette vissée sur le crâne, sa pipe entre les dents. Rarement lavé. Toujours content. La plupart du temps entre deux eaux (de vie, hélas). Il vivait là-bas, au bout des quais, dans un local désaffecté de l’ancienne capitainerie qu’il avait commencé par squatter, et qu’on lui avait finalement concédé, en échange d’un gardiennage tout relatif des installations.

A six heures et demie, tous les matins que Dieu fait, tandis qu’elle relevait son rideau de fer, Marie-Jeanne, la patronne du Balto, le voyait arriver, tirant la jambe, suivi de son chien Grognard. C’était lui qui rentrait le paquet de journaux du livreur déposé dans l’entrée du couloir attenant au bar.

Pendant que Marie-Jeanne allumait la machine à café, Lazlo sortait son véritable couteau suisse, une vraie boîte à outils, coupait la ficelle qu’il récupérait, on ne sait pour quoi faire, et s’installait à une table pour feuilleter le premier exemplaire de la pile, en attendant son café.

Vers sept heures, alors qu’arrivaient les premiers clients, Lazlo commençait une lecture commentée du journal, qui au Balto, était devenue une véritable institution.

La première fois qu’il avait fait ces gestes, dix-huit ans auparavant, Lazlo ne savait ni lire, ni écrire et à peine parler français. Patiemment, obstinément, jour après jour, lettre après lettre, mot après mot, titre après titre, il avait appris à déchiffrer, et puis, une saison chassant l’autre, et les années passant, il était devenu "Lazlo, le liseur", celui qui le matin, au Balto, déchiffrait et commentait, pour les accoudés au zinc, les nouvelles du jour, dans son français rocailleux et avec son accent chantant d’européen de l’Est.

— Alors, Lazlo, quoi de neuf, aujourd’hui ?

— Météo de merde, qu’ils disent, mais ça tu sais déjà, non ?

— Tu l’as dit. Rien que le temps de venir de chez moi ici, je suis déjà trempé comme une soupe.

— Trempé... comme la soupe ? Tout l’monde, aujourd’hui, il utilise le sachet en poudre, non ? Tu fais ça encore, toi, mettre le pain dans la soupe ?

— Un peu, mon neveu. La soupe de pot-au-feu, avec des lichettes de pain sec, y’a rien de mieux que ça. Et à part la météo pourrie, qu’est-ce qu’ils racontent, Lazlo ?

— Je sais pas Marcel, regarde toi-même.

— Bon ça va, j’ai compris. Marie-Jeanne, mets-nous deux calvas, à Lazlo et à moi.

— Sans faux-col, Marie-Jeanne. C’est Marcel qui paye.

— T’es pas gonflé, toi. Allez, je t’écoute.

— Y’a la Aubry, là, la ministresse des Travaux...

— La ministre du Travail, ducon.

— Ta gueule, je causer le français aussi bien que toi, qui dit qu’avec les 35 heures, elle va créer des emplois...

— Des emplois, mon cul. T’as qu’à voir, ici, aux Chantiers, depuis qu’on a signé, cinq embauches qu’il y a eu, et vingt-cinq mille heures supplémentaires à faire. Tu trouves ça juste, toi ?

— Justement, elle dit le gouvernement veut faire une autre loi pour empêcher le patron faire comme ça.

— Tu parles ! Les patrons, ils trouveront une autre combine pour la niquer.

— La niquer ?

— Sa loi, et elle avec, si on les laisse faire !

— Là, tu exagères Marcel, tu crois pas ?

— Ouais, je pousse le bouchon, mais qu’est-ce que tu veux, Lazlo, le patron, c’est toujours lui qui tient le manche, mon vieux.

— Qui tient la manche ? de quoi ?

— LE manche, pas LA manche, qui commande, quoi. T’entraves que dalle, ce matin, ma parole.

— Pourquoi tu t’énerves sur moi, Marcel ? J’entrave tout bien comme toi, et je te merde, si tu continues.

— OK, d’accord. J’ai rien dit...

Tous les matins, c’était pareil. Avec Marcel, Paul, Jacques et quelques autres. Contre un café arrosé, Lazlo commentait les grands titres de l’actualité, puis s’en allait se coucher, à l’heure où les autres embauchaient. On ne le revoyait qu’en fin d’après-midi, quand les enfants rentraient de l’école. C’est alors qu’il refaisait le plein.

Marie-Jeanne avait même du réactiver une ancienne filière d’approvisionnement en calva de son père, du temps de la belle époque des bouilleurs de crû. C’est qu’à Lazlo, il lui fallait presque son litre par jour. De la blanche. La "bonne" était trop chère pour lui. Marie-Jeanne marquait. Et quand arrivait la pension, ils faisaient les comptes : les deux tiers y passaient, parfois plus, les mauvais mois, les mois d’hiver, les mois de cafard :

— Tu bois trop, Lazlo. Y te reste même pas de quoi te payer à bouffer avec ça.

— Je peux pas arrêter, Marie-Jeanne, tu sais bien. Et j’ai pas envie non plus, pour quoi faire ?

— Pour quoi faire ? Pour quoi faire ? Pour pas cuire de l’intérieur comme t’es en train de faire, tiens. Un de ces jours, tu vas y rester, Lazlo, et qui c’est qui me rentrera mes journaux, à moi, hein ?

— T’es gentille, Marie-Jeanne, mais à qui je manquerai, à part toi, hein ?

— Mais à nous tous, tiens, espèce de con, à Marcel, à Jacques, à Paul, à tous ceux d’ici.

— Ceux d’ici, tous à moitié-cuits, comme moi, Marie-Jeanne, ça tu sais mieux que moi.

— Peut-être, mais eux ils boivent pas les deux tiers de leur paye, quand même.

— Parce qu’ils ont une famille, Marie-Jeanne, qui les empêche, mais moi...

— Toi, t’es trop con, si tu veux savoir. Tiens, v’là tes sous. Allez, dégage maintenant, tu m’énerves.

Tous les mois ou presque, c’était la même rengaine. Marie-Jeanne lui faisait la morale et l’envoyait paître, une fois son ardoise effacée. Le lendemain matin, Lazlo revenait et Marie-Jeanne ressortait son ardoise. On ne peut pas être ennemi de son commerce, non plus !

Dix-huit ans que cela durait. Et on ne savait toujours pas ce que Lazlo faisait là. Même les soirs de cuite (à Noël, au 14 juillet et à chaque fois que quelqu’un gagnait au Loto ou au Tiercé), il n’y avait pas moyen de le faire parler. On avait bien essayé, pourtant, pendant longtemps. Mais d’une part, tout le monde était bourré avant lui, et ou il avait oublié ou c’était un sacré fils de garce !

Jusqu’à ce jour de la semaine dernière. Dans la matinée, une jeune femme était entrée au Balto. Au premier coup d’oeil, Marie-Jeanne avait su qu’elle n’était pas de par ici. Non, ce n’était pas ses vêtements de garçon : jean, pull blouson de cuir noir, et grosses chaussures à bouts renforcés. Ni son visage mince, encadré de cheveux bruns mi-longs, bouclés naturellement. Mais son regard, sans doute, ce regard curieux et un peu timide de qui s’aventure en terrain inconnu. Elle s’était hissée sur l’un des tabourets de skaï crasseux du comptoir et avait demandé :

— Un café, s’il vous plaît.

C’était du français, mais avec un accent que Marie-Jeanne n’identifia pas tout de suite. Pourtant, avec tous les marins qui passaient par chez elle, les accents étrangers, elle avait l’habitude. Et cet accent-là, elle était sûre de l’avoir déjà entendu. Ça allait lui revenir.

L’inconnue but son café, sans sucre, à petites gorgées, reposa sa tasse dans la soucoupe et finit par demander :

— Je vous demande pardon, Madame, connaîtriez-vous une personne du nom de Duran par ici ?

— Vous savez, les Durand, c’est comme les Dupond ou les Martin, y’en a partout, ici comme ailleurs.

— Non, pas Durand, Duran, Lazlo Duran.

— Lazlo ? Ah, fallait le dire tout de suite, ma petite dame, il était là y’a pas deux heures. Mais, qu’est ce que vous lui voulez, à Lazlo ? C’est pas pour lui faire des ennuis, au moins ?

— Non, non. Je.... je suis sa fille.

De saisissement, Marie-Jeanne, lâcha la bouteille de Père Benoît qu’elle avait à la main et qui alla s’écraser dans l’évier ; elle resta quelques instants, bouche bée, à regarder l’inconnue, avant de pouvoir articuler :

— Ça, alors, ça me la coupe ! Pardon, je veux dire que pour une surprise, c’est une surprise. Lazlo... une fille ! On savait même pas qu’il était marié. Excusez-moi, je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais c’est que Lazlo, il a jamais rien voulu nous dire de son passé. Alors, comme ça, vous venez de...

— De Hongrie, oui, de Budapest. Ma mère vit toujours là-bas, mais mon père a émigré clandestinement au moment de l’intervention soviétique en 1956, et n’a jamais donné de ses nouvelles depuis. Moi, je n’étais même pas née quand il est parti. Et voilà que j’ai trente-deux ans maintenant. On le croyait mort. Jusqu’à ce que mon travail d’historienne m’amène à consulter les fichiers du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés de cette époque, et que je découvre un Lazlo Duran, de Budapest, réfugié en France depuis l’automne 1956. Alors, j’ai suivi sa trace, non sans mal, jusqu’ici.

— Mais, vous êtes sure que c’est votre père ?

— Pratiquement. Tout concorde. Depuis quand vit-il ici, vous le savez ?

— Un peu que je le sais. C’est moi qui l’ai ramassé sur le trottoir, rond comme une queue de pelle, pardon, je veux dire, pris de boisson, ... attendez voir, ça fera dix-huit ans cette année... donc c’était... à la Noël 1980. Je m’en rappelle bien. Il voulait encore boire un coup. Je lui ai dit non et je lui ai donné une paillasse dans la remise derrière. C’est que cette nuit-là, il faisait pas chaud dehors. Et y’avait pas l’air d’avoir grand’chose dans sa valise en carton bouilli !

Le café est vide à cette heure. Et Marie-Jeanne entraîne sa cliente vers une des tables du fond de la salle, derrière le paravent qui abrite habituellement les joueurs de belote, de manille ou de coinchée.

— Mais, je vous laisse debout, là ; venez donc vous asseoir par ici, nous serons plus tranquilles pour causer.

— Je vous remercie, mais il faut que j’aille à sa recherche. Vous pouvez me dire où il habite ?

— ...C’est que, Lazlo, à cette heure, il dort. Il est gardien de nuit à la capitainerie du Port, alors forcément, il fait sa nuit dans la journée. Mais, vers quatre heures, il émerge et revient par ici faire ses courses. Si vous l’attendez ici, vous pouvez pas le rater. Vous pourrez même l’observer sans qu’il vous voie, des fois que...

— Pardon...

— C’est-à-dire... qu’il est pas toujours en état...

— Vous voulez dire qu’il boit ?

— Ça, pour boire, il boit, même que je lui dis qu’il boit beaucoup trop, surtout de cette saleté de gnôle, d'alcool, quoi.

— Ma mère m’a dit que déjà, là-bas, en Hongrie, il avait tendance à boire.

— Eh bien, apparemment, ça s’est pas beaucoup arrangé. Je vous dis ça, pour que vous ne soyez pas surprise, c’est tout, parce que chacun mène sa vie comme il veut, c’est sûr.

Irina s’est levée. Elle serre son sac à main contre elle, l’ouvre pour prendre son porte-monnaie et régler son café, mais Marie-Jeanne la devance :

— Le café, c’est moi qui vous l’offre, allez. Vous ne voulez vraiment pas attendre Lazlo ici ?

— Non merci. Merci aussi pour le café.

Marie-Jeanne est désolée de ne pouvoir assister à ces émouvantes retrouvailles. Mais elle fait contre mauvaise fortune bon cœur :

— Vous trouverez facilement. C’est à l’entrée du môle : un bâtiment désaffecté où il y a écrit : Capitainerie du Port, en grandes lettres à moitié effacées. Lazlo occupe deux pièces au rez-de-chaussée. Bonne chance !

Irina est déjà sur le seuil du café. Le vent s’est levé et ébouriffe les mèches bouclées de la jeune femme qui relève le col de son blouson et s’éloigne à pas pressés à la rencontre de ce père inconnu qui a peuplé tous ses rêves et cauchemars de petite fille et d’adolescente.

Chemin faisant, Irina ne voit rien ni du paysage breton au ciel changeant balayé de nuages pressés, ni des installations rouillées de sel et de pluie du port. Elle tourne et retourne dans sa tête la première phrase qu’il lui faudra prononcer lorsqu’elle sera en face de l’homme qu’elle cherche depuis trente-deux ans. Que peuvent bien se dire pour s’aborder deux parfaits inconnus qui sont en fait père et fille ? “Bonjour, je suis votre fille de Hongrie” ? Trop brutal. “Bonjour, papa” ?. Impossible. Être neutre tout d’abord. Trouver un prétexte. Ou plutôt non. Aller droit au but : dire qu’elle est à la recherche de son père, mais ne pas révéler tout de suite qu’elle sait que c’est lui. Oui, c’est cela.

A l’autre bout du môle, là-bas, une silhouette de marin, casquette vissée sur la tête, et pipe au bec, avance vers elle maintenant, son cabas à la main, un chien jaune à ses basques. Ils vont se croiser bientôt. Ses jambes se dérobent à moitié sous elle :

— Alors, petite madame, ça ne va pas bien ?

— Je... je ne sais pas. Ce n’est rien. Un faux-pas. Mais peut-être pouvez-vous me renseigner...

En entendant la voix d’Irina, une étincelle a surgi dans le regard de Lazlo, aussitôt éteinte :

— Je suis à la recherche de Monsieur Lazlo Duran, un émigré hongrois. On m’a dit qu’il habitait par ici...

— On a menti. Personne il habite par là. C’est abandonné.

— Mais pourtant, cet accent... ?

— Moi ? ... polonais. Tout le monde le dire, par ici. Lazlo, toujours soûl comme un polonais. Et qu’est ce que vous lui vouloir à ce... comment vous avez dit ?... Duran ?

— Je venais lui dire qu’il a encore de la famille, dans son pays, là-bas, à Budapest, et que celle-ci le recherche.

— De la famille... vous foutez de moi ! Tous morts, ils sont, je vous dis ! Ah m.... !

Lazlo vient de se rendre compte qu’il s’est trahi. Il regarde, ahuri, la frêle silhouette qui lui fait face avec une intensité inhabituelle :

— Bon, ça va. Vous voulez quoi ?

— Vous permettez que je fasse le chemin avec vous ? Nous bavarderons en route.

Accablé, Lazlo opine du chef en mâchonnant sa bouffarde éteinte. Trente-deux ans de son passé viennent de resurgir du tréfonds de sa mémoire. Après tout ce temps passé à l’oublier ! Il faut qu’il boive un coup, d’urgence. Et déjà, son pas s’accélère, tandis qu’Irina règle son allure sur la sienne.

En fait, ils franchissent les dernières centaines de mètres sans se dire un seul mot de plus : Lazlo, tête baissée, tendu vers le but à atteindre, et Irina, le souffle court à ses côtés, le nez dans le vent.

Les voilà maintenant attablés face à face, derrière le paravent décoloré du bistrot de Marie-Jeanne. Lazlo vient de lamper son deuxième calva. Il clappe de la langue et relève les yeux. Son regard sans fond d’émigré sans famille rencontre le bleu délavé de celui d’Irina :

— Alors, ... pas tous morts. J’être sûr, pourtant... On avait juré... aucun survivant.

— Én vagyok itt, apuka, és mama van ugyan túl. [Je suis là, papa, et maman est là-bas aussi.]

Au lieu des explications en français, progressives et laborieuses que sa raison prétendait faire, ces mots vrais, ces mots simples sont sortis de la bouche d’Irina dans sa langue maternelle, comme malgré elle, sans qu’elle l’ait voulu, et Lazlo les reçoit en plein cœur, comme une balle de fusil.

Son regard se brouille soudain. Ces deux syllabes à peine entendues, c’en est trop pour son vieux cœur : et la tête de Lazlo Duran vient heurter avec un son mat le bois ciré de la table de café, envoyant sa pipe et sa casquette rouler à terre tandis qu’un cri s’échappe de la bouche d’Irina : Papa !

©Pierre-Alain GASSE, 1998. Tous droits réservés.

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