La Vocation de Jérôme Beaufils

Maria

C'était une place carrée, plutôt petite, couverte de gros pavés carrés, eux aussi, dont le temps et le passage avaient arrondi les arêtes et poli la surface. Une place nue, sans arbres ni bancs, sans même d'emplacements de parking dessinés à la peinture blanche. Une place avec pour seul ornement un panneau de stationnement interdit (le samedi de 6 h à 15 h pour cause de marché). Une place que dominait de sa masse imposante la basilique Saint-Sulpice, qui en occupait le côté ouest. Une espèce de no man's land de cinquante à soixante mètres de côté, le plus souvent encombré de véhicules qui empêchaient le microcosme de commerçants qui habitait autour de suivre tout à son aise les allées et venues, les faits et gestes de tout un chacun. Une place des plus banales, en somme.

C'est là qu'était né Jérôme Beaufils. Je veux dire dans une des boutiques qui la ceinturent. Son père n'avait pas eu le temps de conduire sa mère jusqu'à la clinique Saint-Sauveur, pourtant proche et c'est là, sur le comptoir du bureau de tabac, que l'enfant avait vu le jour.

Le bureau de tabac était alors coincé entre la boucherie Percelaine et la droguerie Corbon, vous vous souvenez ? Mais autour de la place, il y avait encore la pharmacie Charmet (M.Charmet ! Il avait trois bien jolies filles, n’est-ce pas ?), la quincaillerie Ledur (vous savez bien, ils ont déménagé dans les années soixante), et qui donc encore ? : ah, mais oui : l'horloger, M. Serrand, et le pâtissier ; comment s'appelait-il, déjà : Petitbois, c'est cela, vous avez raison, et au coin le coiffeur-salon de beauté Lanvin, oui, comme le couturier (on dit qu'ils étaient parents).

Je disais donc que Jérôme était né sur le comptoir de la boutique de son père, dans une maison déjà célèbre pour une autre naissance, bien antérieure celle-là, que rappelait une plaque de marbre sur la façade :

Ici naquit
Paul-Armand Challemel-Lacour,
Homme politique français.
Académicien,
(1827-1899).

Pour l'heure cet illustre voisinage le laissait bien indifférent, mais il s'en enorgueillirait plus tard, y voyant comme un signe du destin.

Jérôme Beaufils, fils aîné de Marthe et Armand Beaufils, débitants de tabac, 6, Place des Trois Quartiers, était donc venu au monde sur un comptoir en bois verni, un matin de septembre 1950, vers sept heures, au moment où les premiers clients viennent chercher leur journal.

C'est l'un d'eux, M. Charmet le pharmacien, qui téléphona au médecin, mais Jérôme Beaufils, à qui il tardait sans doute de voir le jour, n'attendit pas l'arrivée du praticien et poussa son premier cri comme entrait Madame Petitbois, en robe de chambre ouatinée, d'un rose vif, sa monnaie à la main, et s'apprêtant à crier à l'adresse d'Armand Beaufils qui, à cette heure, prenait d'ordinaire son café dans la cuisine : "C’est moi, M. Beaufils. Ne vous dérangez pas. Je prends le journal". Mais au lieu de cela, elle poussa un cri aigu de surprise et d'horreur mélangées avant de s'évanouir dans les bras de M. Serrand, l'horloger, qui la suivait toujours de bien près et poussait la porte à cet instant précis, le cher homme.

La surprise, en un tel moment, était une réaction bien normale - entendre et voir vagir un nouveau-né, couché sur les journaux du matin, a de quoi surprendre les esprits les mieux éveillés, mais l'horreur s'expliquait moins facilement : certes Jérôme Beaufils, pas encore débarbouillé et gluant de placenta, n'avait rien d'un bébé-cadum, mais enfin Mme Petitbois, mère de deux fillettes, aurait dû savoir à quoi s'en tenir sur ce chapitre.

Lorsqu'elle revint à elle, grâce aux soins diligents de Monsieur Serrand, dont la galanterie avait enfin trouvé à s'employer, Jérôme Beaufils venait de partir pour la clinique avec sa mère, dans la voiture du docteur Boulard, arrivé dans l'intervalle. C'était un matin d'hiver comme les autres. Il avait plu durant la nuit et les pavés de la place encore déserte luisaient sous la lumière des réverbères. La messe basse de sept heures et demie sonnait à la basilique. Un quarteron de religieuses - toutes cornettes baissées - et une litanie de bigotes montaient les marches du parvis à petits pas pressés. Hormis la naissance inopinée de Jérôme Beaufils, la journée s'annonçait normale dans la bonne ville d'A.

Il faut bien dire qu'il ne s'y passait jamais grand-chose. Mis à part le marché hebdomadaire, les fêtes carillonnées, le quatorze juillet et le onze novembre, on aurait pu compter sur les doigts d'une main les événements sortant un tant soit peu de l'ordinaire. Depuis sa libération, le 31 juillet 1944, par la IIIe Armée américaine du général Patton et après lui avoir érigé un monstrueux obélisque de granit qui se dressait à son entrée ouest, la ville s'était rendormie dans sa quiétude de sous-préfecture et la vie s'y écoulait dans une atmosphère aussi feutrée qu'avant la guerre.

Les rues étaient pourtant plus larges, les maisons plus hautes, les fenêtres plus grandes qu'avant les bombardements, mais seul le décor avait changé : les mêmes familles de la bourgeoisie de robe ou d'épée, les mêmes possédants aristocrates, les mêmes commerçants aisés tenaient le haut du pavé, se saluaient, se fréquentaient, s'aimaient, se haïssaient. Le reste de la population (fonctionnaires, employés, ouvriers, artisans, petits commerçants) leur devait peu ou prou, qui sa place, qui sa clientèle et s'efforçait en conséquence de tenir au mieux le rôle de figurant que le sort lui avait dévolu dans cette humaine comédie.

Dans ce concert, les Beaufils étaient nouveaux venus. Armand Beaufils et sa femme, découragés par la grêle et la fièvre aphteuse, avaient vendu leur petite ferme cinq ans plus tôt et quitté leur pays d'Auge natal pour acheter dans le bas Cotentin ce fonds de tabac-journaux-bimbeloterie que des prédécesseurs incompétents avaient laissé péricliter. Marthe était courageuse et Armand ne l'était pas moins.

Ils s’accoutumèrent vite à leur nouvelle vie. Mais on ne les eût point acceptés aussi rapidement sans le bienveillant patronage de Monsieur l'Archiprêtre qui se prit d'amitié pour eux lorsqu'il découvrit que leurs deux familles étaient originaires de la même commune ornaise de Champosoult. Entre "pays", n'était-ce pas là une chose bien naturelle ? Naturelle, sans doute, mais surtout providentielle pour Marthe et Armand dont les affaires s'en ressentirent bientôt : quelques bonnes familles délaissèrent en effet la Maison de la Presse, où des employées peu empressées les servaient sans égards, pour fréquenter la boutique d'Armand Beaufils. Là au moins, on savait reconnaître leur qualité, et la politesse campagnarde, parfois un peu rude (mais ô combien amusante n’est-ce pas ?) d'Armand fit merveille. La tournure avenante de Marthe aussi. De proche en proche, la clientèle s'étoffa. Et Armand Beaufils, qui, les premiers temps, voyait arriver avec angoisse les fins de mois, commença à respirer avec un peu plus d'aise.

C'était sur ces entrefaites que Marthe lui avait annoncé, neuf mois plus tôt, qu'il allait être père. Après six ans de mariage infructueux, cette nouvelle était pour tout dire inespérée et, dans sa joie, Armand ne songea même pas que cet enfant pourrait être une fille, décidant derechef que son fils s'appellerait Jérôme, en l'honneur de son oncle, le "pays" de Monsieur l'Archiprêtre. La providence lui donna raison dans les circonstances que l'on sait.

Jérôme Beaufils devait rester fils unique. L'accouchement impromptu de sa mère sur le comptoir de son commerce entraîna en effet quelques complications qui laissèrent à la pauvre Marthe un tel souvenir qu'elle renonça à avoir d'autres enfants. Jérôme leur apportait d'ailleurs, à son mari et elle, tout le contentement que l'on était en droit d'attendre d'un enfant de son âge. Serviable et poli - qualités essentielles dans le commerce - il eut été assez joli garçon avec son teint clair et ses cheveux bruns bouclés, sans un appendice nasal déjà fort développé et d'une sensibilité extrême aux miasmes de l'atmosphère, ce qui le conduisait à éternuer fréquemment et bruyamment.

Mais, à quelque chose, malheur est bon, puisque c'était ce léger défaut qui lui avait valu d'être remarqué par Monsieur l'Archiprêtre (lui-même affligé d'une membrane pituitaire chatouilleuse), un matin qu'il venait prendre son journal, sa messe dite et que Jérôme l'avait salué d'une salve d'éternuements. Jérôme avait alors six ans, bientôt sept et n'allait pas encore à l'école, ses parents ayant dédaigné de l'envoyer à la maternelle.

Monsieur l'Archiprêtre sut prononcer les mots qu'il fallait et Jérôme fréquenta d'abord l'école maternelle des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul pour ce qui restait de l'année en cours, puis celle des Frères de Saint Jean-Baptiste de la Salle, sans y laisser d'autre souvenir que celui d'un élève studieux, calme et réservé. Ni sauvage ni renfermé, non. Jérôme eut les jeux de son âge- les cow-boys et les indiens, les billes, le football, le baby-foot-; mais il se différenciait pourtant de ses congénères sur un point : son goût extrême pour la lecture. Depuis qu'il savait lire, Jérôme dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, et comme il n'avait qu'à la tendre pour ce faire, son père dut bientôt surveiller ses présentoirs. Mais rien n'y fit. Entre les heures de loisir qu'il passait à la boutique à seconder ses parents et les veillées dans sa chambre, il parvenait à feuilleter et parcourir une bonne partie des titres de la presse hebdomadaire. Il commença, bien entendu, par Mickey, Spirou, Tintin et autres revues enfantines, pour y adjoindre par la suite Paris-Match, Jours de France, Point de Vue-Images du Monde, puis ces magazines féminins remplis de romans-photos à la Delly et autres Max du Veuzit qui s'appelaient Femmes d'Aujourd'hui, Bonnes Soirées, Nous Deux, Intimité, Confidences ; mais il y ajouta aussi Système D, le Canard Enchaîné, Ici Paris et France Dimanche. Son père commença à s'inquiéter sérieusement de cette boulimie éclectique lorsqu'il le surprit feuilletant Détective, Lui et Hara-Kiri et, de crainte que les valeurs morales qu'il lui avait patiemment inculquées ne cédassent devant ces assauts pervers, il renonça même à vendre ces deux derniers titres. C'est que Jérôme n'avait encore que douze ans.

Armand Beaufils, qui s'était ouvert de ce grave problème à Monsieur l'Archiprêtre (qui était toujours de si bon conseil), se vit logiquement recommander d'occuper autrement l'esprit et le corps de son fils, et Jérôme entra donc dans le club de football de la ville en même temps qu'il découvrait son premier véritable mouvement d'Action Catholique, les "Chevaliers du Christ", après avoir été "Cœur Vaillant" pendant quelque temps. Encouragée par des maîtres clercs, sa foi de charbonnier devait trouver là une nourriture inépuisable ; mais d'une nature en tout précoce, Jérôme ressentait déjà d'étranges émotions à voir ses coéquipiers se doucher dans les vestiaires après le match ou l'entraînement ; son trouble fut bientôt remarqué, et il ne manqua pas d'âmes charitables pour s'offrir à le déniaiser. Ainsi commença une double vie tourmentée pour Jérôme Beaufils, de péché en bonne action, de contrition en pénitence, de confession en communion.

Sitôt faite sa communion privée, Jérôme était devenu enfant de chœur. Le surplis blanc, la mosette et la calotte rouge l'enchantaient ; hélas, cet uniforme fut bientôt simplifié en une stricte aube de lin et la fonction perdit alors pour lui la principale partie de son attrait. Entre temps, il avait néanmoins appris à servir la messe et le maniement des burettes, de l'encensoir ou des clochettes n'avait plus de secret pour lui. Comme tous les enfants de chœur, il goûtait, chaque fois qu'il en avait l'occasion le vin de l'office, qu'il remplaçait par un peu d'eau, sans jamais tromper le desservant, au palais trop habitué pour se laisser abuser par ce subterfuge élémentaire.

Mais ce que Jérôme préférait, c'étaient les grandes cérémonies : non, pas les grand-messes dominicales, servies par six ou huit enfants de chœur, mais les fêtes carillonnées, Noël, Pâques, la Fête-dieu, l'Assomption, la Toussaint, toutes ces occasions où s'étalait la magnificence de la pompe ecclésiastique : Monsieur l'Archiprêtre, surplis blanc, camail rouge, sous son dais, à droite de l'autel, dans le chœur ; Monsieur le Premier Vicaire, en face de lui, près de l'orgue ; le diacre au lutrin, l'officiant entouré de tous les enfants de chœur, la chorale au grand complet, l'orgue dans tous ses registres, les lustres brillant de tous leurs feux, l'odeur de l'encens qui vous monte à la tête, la foule recueillie, l'unisson des répons : une émotion profonde s'emparait alors de Jérôme qui pensait que Dieu faisait bien les choses, mais en oubliait parfois son service, perdu qu'il était dans la contemplation de la lumière dans les pendeloques de cristal des lustres, du soleil dans les vitraux de la croisée du transept, ou absorbé par l'écoute du contrepoint de l'orgue ou du contre-chant de la chorale. Pour tout dire, Jérôme était un rêveur impénitent...

Il venait d'avoir treize ans. Depuis deux ans déjà, il avait quitté l'école des Frères pour le Petit Séminaire où il devait poursuivre ses études secondaires. De la sixième rose, il était passé à la cinquième verte, puis à la quatrième deux, section B. Son grand-père lui avait acheté un vélo pour faire le trajet, un magnifique vélo routier avec des sacoches (il eut évidemment préféré un de ces demi-courses aux fins boyaux et double plateau qu'il convoitait depuis longtemps dans la vitrine du marchand de cycles, mais c'était déjà beau d'avoir celui-là !). De la boutique de la place des Trois Quartiers à l'Institut Notre-dame (c'était le nom du Petit Séminaire), il n'y avait qu'un petit kilomètre, mais avec au retour un raidillon de deux cents mètres qui vous sciait les jambes et vous coupait le souffle. Rares étaient ceux qui franchissaient les derniers mètres sur leur selle. De toute manière, il fallait s'arrêter au stop, en haut. Mais depuis quelque temps, Jérôme ne mettait plus le pied à terre, et au lieu de poursuivre tout droit, une fois atteint l'ancien couvent des Ursulines, il continuait à monter en danseuse la corniche Saint-Michel.

— Eh, Jérôme, c'est par là que tu rentres chez toi, maintenant ? - lui demandaient ses copains, l'air goguenard.

— Si je veux courir, il faut bien que je m'entraîne un peu, non ?

Mais cette réponse n'abusait personne, et un soir, un de ses camarades qui l'avait suivi en coupant par les escaliers de la rampe d'Olbiche fut tout surpris de voir Jérôme garer son vélo au coin du calvaire de la Place Carnot, à l'endroit le plus éloigné de la route, mettre soigneusement son antivol et traverser la place en direction de l'église Notre-Dame-des-Champs. Arrivé sur la Place du Petit Palet, qui se trouve derrière, il entra dans la boulangerie qui se trouvait là, en ressortit avec deux rochers à la noix de coco et alla s'asseoir au soleil au pied d'un des contreforts de l'abside de l'église. Mais le curieux ne put en savoir plus, car il était maintenant en terrain découvert et il dut s'éloigner, en faisant à Jérôme un signe de la main auquel celui-ci répondit vaguement.

Or, à ce moment précis, par la rue Belle-Etoile, deux jeunes filles arrivaient, leurs livres sous le bras. L'une était blonde et l'autre auburn. L'une avait les cheveux lisses et sur les épaules, l'autre les avait courts et bouclés. La blonde s'appelait Maria, l'autre Annie. Annie habitait place du Collège, juste en face et Maria et elle se quittaient là, d'un baiser sur la joue. Alors, Jérôme qui les observait de son abri, se levait pour rejoindre Maria. Parfois, ils s'arrêtaient au coin du parvis à discuter de tout et de rien, parfois ils traversaient seulement l'immense place, se quittant d'un geste de la main à l'entrée de la Corniche. Jamais, depuis plus d'un an, on ne les voyait se prendre la main ni s'embrasser. Un jour, une vieille dame, qui tricotait souvent dans son fauteuil roulant, à sa fenêtre ouverte, avait même lancé à Jérôme mi-figue, mi-raisin : "Si tu l'aimes, dis-le lui, mon garçon ; sinon, elle s'envolera vers un autre !". Jérôme avait rougi jusqu'aux oreilles et s'était éloigné en grommelant : "Je voudrais bien ! Je voudrais bien !".

Il se souvenait dans tous ses détails de leur première rencontre. Ce dimanche matin-là, il s'était réveillé vers neuf heures comme tous les dimanches. Le branle-bas des cloches de la basilique par sa fenêtre entrouverte lui servait de réveil. Il avait coutume d'assister à la grand-messe de dix heures et il était juste temps qu'il se lève. Le miroir de la salle de bains lui renvoya l'image d'un adolescent boutonneux, aux cheveux rebelles. Il caressa son menton d'une main distraite : il allait falloir qu'il commence à se raser sans tarder. Sur le pied de son lit, sa mère, hier au soir en se couchant, avait disposé sa tenue du dimanche : une chemise blanche qu'il portait le col ouvert en été, et avec une cravate l'hiver, un pantalon de flanelle grise et un blazer bleu marine. La pensée lui vint que c'était l'uniforme des pensionnaires de l'Institut Notre-Dame. Mais la dernière volée de cloches de la grand-messe l'arracha à ses réflexions : il enfila sa veste, vérifia qu'un mouchoir plié en quatre se trouvait dans la poche gauche de son pantalon, attrapa son missel et jeta un dernier coup d'œil à la glace de sa chambre avant de refermer la porte qui claqua derrière lui. Il dévala les escaliers de l'appartement, ralentit pour traverser la boutique où Monsieur et Madame Beaufils servaient les habitués du dimanche matin. Sa mère l'inspecta du regard, tandis que son père lui tendait deux pièces de monnaie : un franc pour la quête et cinquante centimes pour la chaisière.

Saint-Sulpice est un vaste édifice néoclassique, froid et imposant, conçu pour abriter un Dieu dominateur et barbu, que l'on prie à genoux, sans trop relever la tête. Jérôme n'aimait pas s'installer dans la nef, sauf à se mettre dans les premiers rangs, mais son audace allait rarement jusque-là. Le chœur, surélevé de deux marches, était réservé à ceux qui venaient à la messe d'abord pour être vus et ensuite seulement pour prier. Lui, y venait pour prier et rêver, sans trop savoir quelle motivation l'emportait sur l'autre. Il avait pris l'habitude de s'asseoir dans les premiers rangs de l'une des chapelles de la croisée du transept, du côté évangile. Il s'y sentait moins noyé dans la foule, tout en étant plus proche du maître-autel et, en hiver, la proximité des bouches de chauffage n'était pas à dédaigner non plus. C'était, en outre,  un excellent observatoire d'où il découvrait tout un bas-côté, les trois-quarts d'une nef et les premiers rangs de l'autre, la moitié du chœur et toute la chapelle d'en face. Certes, pour y trouver place, il fallait arriver légèrement en avance, mais Jérôme aimait voir l'église se remplir peu à peu selon le ballet bien réglé des habitudes de chacun.

Ce dimanche-là, le spectacle était des plus ordinaires : dans le chœur, le même parterre de bourgeois endimanchés, aux premiers rangs de la nef, les commerçants habituels (il songea que ses parents qui ouvraient boutique le dimanche matin, devaient se contenter d'une messe basse), à ses côtés, des filles et des garçons, comme lui et quelques vieillards, courbés et poussifs.

Mais il fut soudain tiré de sa contemplation habituelle par l'éclat d'un visage, là-bas, en face de lui, au premier rang de la croisée du transept. Un regard clair sous des boucles de cheveux blonds. Un air de jeune fille sage, le visage illuminé par un rai de soleil descendu d'un vitrail, attentive à sa prière et si belle, dans son attitude de recueillement inspiré !

Jérôme détaillait, avec un plaisir jusqu'alors inconnu, la courbe gracile du cou, l'arrondi du visage, l'ovale parfait des yeux, la bouche moqueuse, les mains fines croisées sur le prie-Dieu... L'office se déroulait sans qu'il s'en rende bien compte. Pourvu qu'elle vienne communier ! Et quelle chance qu'il ait continué à servir la communion bien que n'étant plus enfant de chœur en titre ! Il manœuvra pour servir de ce côté-là. Elle s'avança bientôt en effet et s'agenouilla devant le prêtre à ses côtés, ouvrant la bouche et tirant une petite langue rose, comme celle d'un chat. Dans son émotion, Jérôme laissa tomber le plateau d'argent qu'il devait présenter sous son menton. Elle eut un geste pour le ramasser et sa main et celle de Jérôme se rencontrèrent alors qu'ils échangeaient leur premier regard. Jérôme balbutia "merci" et le prêtre prit une hostie dans le ciboire qu'il tenait à la main, pendant qu'il prononçait la formule sacramentelle : "Corpus Domini Nostri Jesu Christi custódiat ánimam tuam in vitam aeternam. Amen". Les yeux baissés, elle se relevait maintenant et s'éloignait vers sa place. Jérôme de tout son être, suivait ses pas, la gorge nouée, la poitrine retentissante de coups sourds et redoublés. Souffrance extrême et douce à la fois.

Jérôme était amoureux pour la première fois, amoureux d'une inconnue, entrevue dans un halo de lumière, le temps d'une messe !

Tous ces souvenirs lui revenaient avec la même force qu'aux premiers jours et, en les évoquant, la même émotion douloureuse s'emparait de lui : le cœur qui bat la chamade, le regard qui chavire et puis comme un coup de poing au plexus ! Depuis plus de trois mois maintenant, Jérôme rêvait d'entraîner Maria dans le Jardin des Plantes tout proche. Mais au moment de la séparation, le courage lui manquait toujours. Ah, s'asseoir avec elle sur un banc, passer son bras autour de ses épaules et l'embrasser, comme on fait au cinéma ! Jour après jour, il se répétait, chemin faisant, les quelques phrases à dire, variant à l'infini la formulation et l'intonation, s'interrogeant sur le meilleur moment, la meilleure manière. Fallait-il dire, d'entrée et d'un air indifférent : "Maria, ça te dirait de faire un tour avec moi au Jardin des Plantes ?", ou même, plus direct encore : "Maria, tu viens faire un tour avec moi au Jardin des Plantes ?". Mais non, c'était trop cavalier, elle allait refuser sèchement. Peut-être valait-il mieux attendre la séparation quotidienne, retenir sa main et d'un ton grave lui dire : "Maria, voudrais-tu m'accompagner un moment au Jardin des Plantes ? J'ai des choses importantes à te dire". Beaucoup trop solennel ! Elle allait éclater de rire. Et s'il l'entraînait par la main, au moment de la quitter en disant : "Viens, je voudrais te dire quelque chose". Ça, c'était mieux, oui, beaucoup mieux. Mais l'instant lui paraissait toujours mal choisi - une voiture qui passe, un nuage menaçant, un passant indiscret - il se disait que demain il oserait et d'un ton faussement enjoué, essayant de dissimuler son trouble, il ne réussissait qu'à dire, en lui serrant la main en copain : "Bonsoir, Maria, à demain !" De la parole aux actes, quel abîme ! L'année allait se terminer et il ne la verrait plus avant la fin des vacances. Il fallait qu'à la kermesse de fin d'année il se passe quelque chose.

C'était à la Saint-Jean qu'avait lieu la kermesse des Écoles Privées de la ville, dans le Parc des Sœurs de la Providence. Sous les arbres centenaires, des bénévoles dressaient les baraques, manèges et stands de la fête, le restaurant champêtre et le salon de thé. Dans les quartiers, depuis des mois déjà, des bonnes volontés s'affairaient, le soir, dans garages et hangars, autour des chars du corso fleuri. Dans les écoles, s'entassaient les costumes de papier crépon pour le défilé. Et le dimanche soir, pour clore la fête, on tirerait du bas du parc le feu d'artifice auquel la foule assemblée sur les pelouses applaudirait avant de rentrer dans la nuit étoilée, la tête lourde de bruit, d'images et de souvenirs, jusqu'à la Saint-Jean prochaine.

Maria et Jérôme étaient convenus de se retrouver ce soir-là pour admirer ensemble le feu d'artifice. Oh, certes, ils s'étaient croisés à plusieurs reprises au cours de la fête. Il l'avait invitée à faire un tour ou deux de manège et lui avait offert un coca. Mais Jérôme attendait la protection de la nuit pour parler à Maria. Dans l'obscurité, il se croyait capable de vaincre sa timidité. Vers vingt-deux heures trente, alors que le ciel s'obscurcissait et que les lampions de la fête prenaient la relève du soleil, Maria arriva sans bruit au pied du séquoia où Jérôme l'attendait, assis, depuis longtemps déjà. Elle portait une robe légère à bretelles, des ballerines et sur les épaules un gilet, qu'elle laissa glisser à terre pour s'asseoir dessus, à côté de Jérôme, dont le cœur faisait des bonds, comme au premier jour.

L'obscurité les entoura soudain. On avait éteint toutes les lumières : dans quelques instants, la première fusée du feu d'artifice déploierait dans le ciel son parapluie d'or et d'argent. Jamais plus, avant l'an prochain, ne se présenterait une occasion comme celle-là. A l'éclatement de la première pièce, Maria sursauta et instinctivement s'appuya sur Jérôme qui passa son bras autour de ses épaules nues, sans avoir eu le temps d'y réfléchir. Mais la crainte qu'elle ne fit un geste pour se dégager le paralysa aussitôt : ses doigts sur la peau tiède de Maria le brûlaient si délicieusement ! Il lui semblait que son cœur s'ouvrait comme les corolles multicolores des pièces d'artifice qui crépitaient maintenant au-dessus d'eux. Maria s'extasiait :"Oh ! la belle bleue ! Jérôme ! Tu as vu celle-là ?" Mais sa voix ne manifestait pas d'autre émotion que la joie du spectacle, alors que Jérôme ressentait un embrasement de tout son être. Instants magiques : il aurait suffi d'un seul mot d'elle, d'un seul geste encore, d'un seul regard peut-être, pour que s'accomplît le miracle tant rêvé d'être à l'unisson de l'être aimé. Mais Maria, les yeux au ciel, était toute à l'émerveillement du feu d'artifice et Jérôme, à ses côtés, retenait son souffle, mais ne put retenir le temps, cruel voleur de son bonheur, qui dénoua le charme alors que retombaient sur la foule ébahie les poussières de lumière de la dernière fusée. Les éclairages se rallumèrent. Maria se releva et s'exclama en regardant sa montre :

— Onze heures et demie déjà ! Il faut que je parte. Je dois être rentrée pour minuit.

Debout devant Jérôme, elle défroissait sa robe, arrondissant son jupon autour d'elle. Puis, soudain, elle se pencha sur lui pour déposer sur sa joue un baiser bref et léger comme un papillon :

— Bonsoir, Jérôme.

Jérôme, surpris, étendit le bras pour la retenir, mais déjà elle s'éloignait en courant, légère, dans la foule qui se pressait pour sortir du parc. Jérôme se passa la main sur la joue pour se persuader qu'il n'avait pas rêvé ! qu'elle l'avait bien embrassé ! Et se leva à son tour, se protégeant la joue, comme si on l'avait frappé. C'était bien un coup qu'il venait de recevoir, mais un coup au cœur qui le faisait délicieusement souffrir alors qu'il s'éloignait à pas lents dans la nuit de la Saint-Jean.

Trois années passèrent. Jérôme et Maria s'écrivaient à chaque période de vacances. Chacun, dans leur entourage connaissait leurs liens et les avait admis. "C'est Maria, la petite amie de Jérôme Beaufils, le garçon du bureau de tabac", disait-on dans la petite ville ; "c'est le petit Jérôme, le copain de ma fille" disait Madame Vander, la mère de Maria ; seul Armand Beaufils ne disait rien et voyait plutôt d'un mauvais œil ces amours précoces. Marthe non plus ne disait rien, mais remettait à Jérôme, avant que son père ne les voie, les lettres de Maria qui arrivaient au magasin.

Mais, cette année-là, la séparation des grandes vacances parut à Jérôme bien plus longue et douloureuse qu'auparavant : il n'avait reçu qu'une brève carte postale, à Verneuil-sur-Avre, où il passait ses vacances et prit soudain conscience que son amitié amoureuse avait grandi au cours de ces trois années et ne pouvait plus se satisfaire des relations de copain-copine auxquelles Maria avait su jusqu'ici la réduire. Jérôme ne voulait plus être sage : il voulait prendre Maria dans ses bras, l'embrasser, l'aimer et ne plus assouvir ses désirs en solitaire. L'absence et la solitude exacerbèrent ses sentiments et, un matin de la fin août, au sortir d'une nuit de rêves fous, Jérôme, sur une feuille de classeur, déclara son amour à Maria, lui fixant rendez-vous dans le sycomore creux du Jardin des Plantes, dès son retour, huit jours plus tard.

Hélas, elle n'était pas venue, ni ce soir-là ni aucun de ceux du mois de septembre et Jérôme n'avait pas osé aller jusque chez elle. Il ne voulait pas entendre les mots raisonnables qu'elle allait lui dire : qu'ils étaient trop jeunes, incertains de leurs sentiments peut-être encore, qu'elle ne voulait pas s'engager, que leurs parents s'y opposeraient... Dans un mois, ils reprendraient comme avant leurs sages rencontres, il fallait laisser faire le temps...

Vers la fin du mois de septembre, à quelques jours de la rentrée, Armand Beaufils prit Jérôme à part, un matin dans l'arrière-boutique. Sans un mot, il lui tendit une lettre sur laquelle Jérôme reconnut immédiatement son écriture et l'adresse de Maria. Au-dessus, deux tampons rectangulaires, l'un rouge, l'autre bleu, barraient l'enveloppe. Le premier disait : "Parti sans laisser d'adresse" ; le second : "Retour à l'expéditeur". Jérôme prit la lettre, vit qu'elle était décachetée, baissa la tête et s'apprêtait à recevoir un sermon bien senti sur l'iniquité de sa conduite, mais son père se contenta de dire :"J'avais oublié de te donner cette lettre, mais ce n'est pas pour cela que je t'ai fait venir ; je voulais te dire que je t'ai inscrit comme pensionnaire à partir de cette rentrée à l'Institut. Tu sortiras le jeudi après-midi et du samedi après-midi jusqu'au dimanche soir. Ta mère va te préparer ton trousseau. Je te conduirai moi-même la semaine prochaine".

Armand Beaufils n'était pas homme à s'emporter et il n'avait pratiquement jamais levé la main sur son fils, mais Jérôme savait par expérience que le châtiment, s'il n'était pas corporel, venait néanmoins toujours après la faute, sous des formes parfois détournées, mais souvent plus mortifiantes qu'une paire de gifles ou un coup de pied dans l'arrière-train. Point ne fut donc besoin de lui fournir d'explications : la relation de cause à effet se passait de commentaire.

Ce devait être un changement capital dans la vie de Jérôme Beaufils, mais il ne le pressentait pas encore. Pour l'heure, le châtiment était éclipsé par cette nouvelle abrupte à laquelle il ne finissait pas de croire : Maria avait déménagé sans laisser d'adresse !

Outre le fait que sa décision coupait net aux amours envahissantes de son fils, elle présentait pour Armand Beaufils l'extrême avantage d'entraîner la gratuité des études pour Jérôme, avantage qui n'était pas à dédaigner, comme n'avait pas manqué de le faire remarquer Monsieur l'Archiprêtre à Monsieur Beaufils, en se gardant bien toutefois de lui préciser qu'au cas où son fils n’intégrerait pas le Grand Séminaire, il lui faudrait rembourser les sommes avancées (mais enfin le pire n'est jamais sûr !). Et Monsieur l'Archiprêtre avait bon espoir car Jérôme était un garçon docile et fervent dont la vocation naissante ne manquerait pas de s'affirmer si l'adolescent était bien entouré, la grâce du Seigneur aidant (quand même !).

Jérôme en effet prit comme un signe de la Providence ce double événement et accepta son sort sans chercher plus avant, rangeant son premier amour dans le tiroir secret de ses souvenirs et remerciant le ciel d'avoir compris le message : de jour en jour son mysticisme grandissait et il se persuadait que son avenir serait dans la prêtrise.

C'est donc un garçon heureux de cette nouvelle étape qu'Armand Beaufils laissa dans la conciergerie de l'Institut Notre-Dame, ce premier octobre 1967, après qu'on lui eut fait signer, dans le bureau attenant, les papiers nécessaires à l'inscription de son fils comme interne dans la classe de Première B.

© Pierre-Alain GASSE, 1993.Tous droits réservés.

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