In Memoriam*

I

J'ai plus de père et j'm'en fous !

Pour ce que ça m'a servi d'en avoir un ! Quand ma mère est partie avec un autre, il m'a refilé à ses parents. Quand ils ont plus voulu de moi, il m'a mis en pension. Alors un jour, je me suis barré. Et jusqu'à aujourd'hui, on m'a pas retrouvé.

C'est ce matin, dans le journal que j'ai appris. On l'enterre demain.

J'sais pas quoi faire.

Ça m'a fichu un coup. J'arrive pas à penser à autre chose. Y'a tout qui me revient. Des fois que j'me serais trompé, j'arrête pas de relire le truc, là... "l'avis d'obsèques", c'est comme ça qu'on dit, non ? Mais y'a pas de doute, c'est bien lui.

"Nous avons la douleur de porter à votre connaissance la mort de Martial Le Guilloux, décédé subitement à l'âge de 49 ans. De la part de sa compagne, Mélanie Suchet, de son fils Sébastien, de ses parents, frères et sœurs. L'inhumation aura lieu mardi 22 juin au cimetière de la Ferté-sous-Jouarre, à 15 heures. Remerciements sincères à ceux qui voudront bien s'associer à notre peine".

"De la part de son fils Sébastien", mais, c'est moi, ça, ! Y font chier ! J'ai pas demandé à être dans le journal, merde ! Il est mort, il est mort, point final, basta. Pourquoi on vient me les casser avec ça ? Ça me fout les boules, putain !

Qu'est-ce qui m'a pris d'ouvrir le journal qui traînait sur ce banc, aussi ? Maintenant, c'est foutu, j'peux pas faire comme si j'savais pas, c'est ça le pire ! Cinq ans de galère pour oublier et tout par terre en cinq minutes. C'est trop con.

Bon, excusez, vous vous dites : "Qu'est-ce qu'il a, celui-là ? D'accord, apprendre la mort de son père, ça fait rarement plaisir ; d'accord, se perdre de vue, c'est des trucs qui arrivent, mais quand même, la moindre des choses, c'est d'aller à l'enterrement !"

Eh bien moi, j'ai pas envie d'y aller, à son enterrement. C'est mon droit, non ? On voit bien que vous l'avez pas connu, ou alors mal, parce que sinon, vous comprendriez. C'était un sale con.

Je devrais pas dire ça ?

Peut-être, mais je le dis quand même et plutôt deux fois qu'une.

C'était un sale con !

II

"On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille... ". Y'a pas un mec qui chantait ça ? Eh, oui, la famille, faut faire avec. OK, d'accord, seulement la mienne, elle a pas voulu de moi.

Je me souviens, souvent, ma mère me disait : "Je t'ai eu trop jeune, tu sais, Seb. C'est pas de ta faute, mais je t'ai eu trop jeune. J'avais que dix-sept ans quand tu es né". Moi, je lui donnais ma petite main pour qu'elle m'emmène à l'école et en levant la tête vers elle, je demandais, inquiet : "Dis, maintenant, t'as l'âge, hein, pour être ma maman ?" "Bien sûr, mon chéri", qu'elle répondait, mais je la croyais qu'à moitié, même moins, tellement moins que je la lui reposais tout le temps, ma question.

Alors, forcément, un jour, elle en a eu marre de m'entendre rabâcher ça. Marre d'attendre que l'autre rentre à pas d'heure un soir sur deux. Marre aussi d'aller de petit boulot en petit boulot.

Et puis, elle était vachement bien foutue, ma mère. Alors, à lui tourner autour, c'était pas les mecs qui manquaient. Pourtant, c'est pas un d'ici qu'est parti avec. À ce moment-là, elle travaillait dans une station-service. Un jour, un trente tonnes s'est arrêté ; le chauffeur a fait le plein, pissé un coup, mangé un morceau. Elle l'a servi. Qu'est-ce qu'ils se sont dit, on sait pas. Elle a posé son tablier sur le comptoir, a pris son mois dans la caisse et est montée dans le camion. C'est ce qu'a dit son patron.

Mon père est devenu fou. Pourtant, il était prévenu, souvent je les entendais s'engueuler le soir, de mon lit, mais il la croyait pas capable. Il a piqué une de ces crises. Il a tout cassé dans la cuisine. Après, il a pris une cuite. Je suis resté caché dans la penderie pendant deux jours, juste avec un paquet de chocos BN et une bouteille d'eau. J'avais six ans.

Ma mère, on l'a plus revue. Les flics, ils ont dit que c'était son droit. Qu'ils pouvaient la chercher, mais pas l'arrêter. Mais bon, qu'après un abandon de domicile comme ça, elle aurait sans doute pas ma garde. Tu parles, si elle était partie sans moi, c'était pas pour venir me rechercher après, hein ?

C'est pas tellement d'être partie que je lui en veux, c'est de m'avoir planté là, avec l'autre. J'avais que six ans, tout de même, merde ! Mon père, il savait déjà pas être mon père, alors remplacer ma mère, n'en parlons pas ! De toute façon, il a même pas essayé. Il a dit au juge qu'avec son boulot, c'était pas possible. Qu'il avait autre chose à faire que de s'occuper d'un chiard qu'il savait même pas s'il était de lui. Là, le Juge, tout de suite, il a dit : vous voulez qu'on fasse un test ADN, Monsieur Le Guilloux ? Et l'obligation d'entretien et d'éducation, vous connaissez ? Résultat : on l'a obligé à casquer et on m'a confié à ses parents.

Du coup, c'est eux qu'ont payé les pots cassés. Parce qu'après ça, j'ai tout fait de travers. Pourtant, ils étaient gentils. Trop, sans doute. Et moi, tout ce que je savais faire, c'était le contraire de ce qu'il fallait. Pas moyen de m'en empêcher. C'était plus fort que moi.

Mais, à la fin, j'ai dépassé les bornes, en essayant de mettre le feu à ma classe, pendant une récré où j'étais puni. Le Directeur a failli porter plainte. Total : renvoyé. Et là, mes grands-parents, ils ont dit à mon père : "Écoute, ça va mal finir, vaut mieux que tu le reprennes, nous, on ne veut plus s'en occuper".

Alors, il m'a mis en pension, dans un truc catho à l'ancienne, genre maison de redressement en un peu moins militaire, mais tout juste,

Six ans là-dedans que j'ai passé. Ça vous déforme bien ! À la sortie, hypocrite et compagnie que t'es devenu ou à moitié bon pour l'asile. Moi, j'ai pas attendu le résultat. Avec tout le sport qu'on faisait, j'étais devenu costaud, c'était déjà ça. Alors, un beau jour, je me suis tiré.

III

Pas encore majeur, j'avais intérêt à faire gaffe avec les flics. Heureusement, dès que j'ai pu, j'me suis fait le look d'un petit branleur de ma classe qui me ressemblait pas mal et à qui j'avais piqué ses papiers un peu avant. Comme ça, j'ai pu brouiller ma piste. Et tailler la route. Les deux ou trois fois où je me suis fait contrôler par les keufs, je suis passé à travers sans problème.

Et puis, je suis arrivé dans un squatt pas ordinaire. Un vieux wagon SNCF, remisé sur une voie de gare désaffectée, près du port, pour que les gars comme moi couchent plus dehors. Des rebelles et des paumés ; surtout des mecs, et quelques nanas avec. Accros à la Kro, à la dope et au rock hard et punk. Tout ce qui m'allait. On faisait la manche avec des clébards. PCC (punks à chiens crasseux) qu'on s'appelait nous-mêmes en rigolant ! Une assoce avec des anciens de Mass Murderers, de G.B.H., que du sérieux, organisait des concerts deux fois par mois. Des fois, y'avait trois-quatre cents personnes dans le vieux hangar, à côté du wagon. Ça déboulait de partout, même de l'étranger ! Les bourgeois rigolaient jaune.

Un matin, une armée de flics, de CRS, de gardes mobiles a donné l'assaut, rasé le squatt au bulldozer et remis tout le monde sur le pavé. On n'a même pas eu le temps de prendre nos affaires ! Société de merde ! La bande s'est égaillée. Les flics faisaient trop chier.

Depuis le printemps, je dors dans la rue. Et ce matin, sur mon banc, j'ai trouvé ce putain de journal ! Si je tenais le con qui l'a laissé là ! Vous me direz, j'étais pas obligé de lire. En plus, les obsèques, je regarde jamais ça, rien à cirer ! La faute à pas de chance, c'est sûr. Mais, je fais quoi, maintenant ?

IV

Est-ce qu'elle y sera, ma mère ? Y manquerait plus que ça, qu'elle y soit et pas moi ! En tout cas, elle, on l'a pas invitée. Si jamais elle y était, j'irais lui demander entre quatre z'yeux, pourquoi elle s'est tirée sans moi. Mais, elle y sera pas. Elle a aucune raison d'y être. Faudrait déjà qu'elle apprenne ! Ou alors, le hasard, comme moi. Ça se peut, après tout. Son visage est devenu flou. Je sais même pas si je la reconnaîtrais. De toute façon, j'en cause pour causer, parce que j'en ai plus rien à foutre. C'est avant que j'aurais eu besoin d'elle. Maintenant, il vaut mieux qu'elle continue à m'oublier !

Lui, il s'est pas tiré. Mais il a jamais su y faire. Quand t'es un môme, t'attends que ton père regarde ce que tu fais à l'école, te montre des trucs, t'apprenne à jouer au foot, à dénicher les oiseaux, n'importe quoi, joue au Meccano avec toi, te raconte ce qu'il faisait quand il était gosse, te paie des Carambar en cachette de ta mère et t'engueule si t'essaie de lui piquer du fric pour ça...

Lui, rien. Comme si j'existais pas. Comme si j'étais transparent. Il m'appelait même pas par mon prénom. Si, par hasard, il voulait savoir où j'étais, ce que je faisais, il disait toujours à ma mère : "Il est où, le môme ?"ou "Qu'est-ce qu'il branle encore, ton fils ?"

C'est comme ça que j'ai fini par m'en branler... de lui comme du reste !

V

Je suis là, caché derrière un vieux cyprès tout déplumé. Avec ma crête, mon treillis et mes rangers, vaut mieux pas que je m'approche. Il flotte et j'ai de l'eau qui coule sur les joues.

Y'a pas lerche de monde, au cimetière. Quarante, cinquante personnes. J'en connais que deux. Ils ont pris un sacré coup de vieux. Françoise et Fernand. Leurs prénoms me reviennent. J'avais oublié. Quand j'étais chez eux, je les appelais Pépé et Mémé.

Devant le cercueil, posé sur deux tréteaux, y'a une femme en noir, brune, la quarantaine, pas trop mal. C'est la nouvelle. Je crois pas que ma mère soit là. Le type des Pompes Funèbres lit un papier. Apparemment, il est mort d'une crise cardiaque, mon vieux. Quarante-neuf ans. Maintenant, chacun défile et dépose quelques pétales de roses sur le cercueil. C'est un enterrement civil, pourtant y'en a qui font un signe de croix, avant de s'en retourner.

Ils sont tous partis. Il reste plus que les fossoyeurs, qui descendent le cercueil dans le trou avec leurs sangles. La femme en noir sanglote. À ses côtés, un garçon, dans les neuf ou dix ans, refuse de bouger. Elle lui prend la main et dit :

— Allez, viens maintenant, Sébastien, c'est fini.

Putain, c'était pas moi, sur le journal ! C'était pas moi... Il m'avait remplacé, ce sale con.

©Pierre-Alain GASSE, août 2006.

*Le fond d'écran qui illustre cette nouvelle a pour origine un détail d'un graff réalisé en 2002 par Poch.

©Pierre-Alain GASSE, août 2006.

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