Elle était là, debout, sa main gauche repliée sous son aisselle droite, l'autre tenant négligemment devant elle un drap de plage bicolore gris clair et gris foncé à franges.
Elle était là debout, les yeux fixés vers le large, indifférente aux mouvements des derniers plagistes du mois d'août sur le croissant de sable de Port-Lin.
Elle restait là, debout, solitaire, immobile, impassible, et je m'interrogeais.
Ses cheveux châtains mi-longs éclaircis par le soleil flottaient autour de son visage. Des lunettes noires cachaient son regard. Son short blanc et sa blouse froncée écrue à bretelles laissaient voir une peau bronzée et un corps svelte.
La silhouette était celle d'une femme encore jeune, mais aux jumelles je m'aperçus qu'elle devait approcher la cinquantaine.
Que guettait-elle ainsi sur la plage ? Je ne voyais à l'horizon ni bateau ni planche à voile, et sur l'eau ni nageur ou nageuse en action. Seuls quelques enfants s'ébattaient dans les premiers mètres enserrés entre les rochers, surveillés par des parents, debout les pieds dans le sable ou dans l'eau jusqu'à mi-cuisse.
Nulle serviette à ses côtés, attestant d'une présence amie.
J'aperçus, posé à l'envers, derrière son sac de plage, un casque de cycliste rouge et noir. La couleur me surprit. Elle détonnait par rapport au reste de sa tenue, élégante et de qualité. Mais peut-être n'était-ce pas le sien, justement.
Elle avait l'âge d'être mère de grands enfants et même grand-mère et sans doute était-elle venue accompagnée de l'un d'entre eux, qui, à peine arrivé, avait couru se jeter à l'eau, mais elle ne le voyait plus et, tout bon nageur qu'il fût, comme toutes les mères et grands-mères du monde, elle s'inquiétait, ce qui l'empêchait de se détendre et de s'asseoir.
Elle ne le pourrait que lorsque, dans le friselis des vagues, elle distinguerait la tête de l'imprudent.
Voilà pourquoi, derrière l'écran noir de ses lunettes, elle scrutait la surface, debout, solitaire, immobile.
Mais non, c'était bien autre chose qui la faisait se tenir ainsi.
Un souvenir. Ou plutôt le souvenir d'un souvenir.
Celui d'une autre journée sur la plage de Port-Lin, plus d'un siècle plus tôt, au temps des crinolines et des canotiers.
L'association des propriétaires de l'avenue Henri Marceau, ouverte vingt ans plus tôt pour mener à la plage, organisait chaque été, à date fixe, le troisième dimanche de juillet, un grand pique-nique où toutes les familles se retrouvaient pour des parties de croquet et des agapes à l'ombre des parasols devant les cabines de bain. On mettait du rosé et du vin blanc à rafraîchir dans une lessiveuse remplie de glace. Les plus jeunes, pour leur part buvaient de l'Antésite, - à goût de réglisse ou d'anis - récemment inventée par un collègue de son arrière grand-père.
Sa grand-mère lui avait raconté qu'à la veille de la guerre, en juillet 1914, en dépit ou justement à cause du climat morose ambiant, les festivités avaient été plus joyeuses que jamais.
Quelques mèches s'étaient échappées des chignons des dames sous leurs crinolines, les costumes marins des petits garçons et les robes à empiècement des petites filles avaient perdu leurs plis du matin avant la messe, les messieurs avaient déboutonné leur gilet et desserré le nœud de leur cravate, puis refrisé leur moustache.
C'était la fin du repas. Les malles de pique-nique en osier se refermaient. Les nappes à carreaux étaient secouées et repliées.
Certains avaient passé leurs tenues de bain, rayées comme celles de forçats pour les hommes, unies et sombres pour les dames et dormaient la sieste sur le sable, le canotier sur les yeux pour les messieurs, l'ombrelle à la main pour les dames.
Les postures s'étaient alanguies et quelques mains cherchaient rencontre, ici ou là.
C'est alors que le drame s'était noué.
Son arrière grand-mère, jeune maman, avait deux filles, Angèle, huit ans, et Angélique, quatre.
Leur père fumait le cigare, en compagnie de son père à elle, pharmacien établi à la Baule, sur des pliants, ombragés par un grand parasol à franges, devant les cabines de bain, bleues et blanches.
Elle, un peu à l'écart sur un fauteuil en osier apporté de la villa toute proche, se laissait distraire par un bellâtre de voisin qui la courtisait dès avant son mariage et n'avait pas tout à fait renoncé à la conquérir, en libertin éhonté qu'il était.
Les deux fillettes jouaient avec d'autres à la marchande et à la dînette.
Et soudain Angélique n'était plus là !
Comme une fourmilière dérangée par une averse brutale, la plage de Port-Lin s'était animée de mouvements en tous sens, puis les rochers alentour, si attirants mais si risqués pour les jeunes enfants, avaient été fouillés. En vain.
Une barque avec deux rameurs avait été mise à l'eau et s'était éloignés du rivage, jusqu'à la limite des rochers. Pour revenir bredouille. Pas la moindre trace d'Angélique.
Il avait fallu prévenir les autorités.
Une battue en règle fut organisée à terre avec tous les participants du pique-nique volontaires, encadrés par les gendarmes.
Sans le moindre succès.
La grande sœur, tancée d'importance, mutique, était prostrée dans les bras de sa grand-mère. À la perte probable à présent de sa cadette s'ajoutait l'injustice des reproches explicites ou implicites d'un défaut de surveillance de sa part. Comme si c'était à elle qu'incombait ce rôle !
C'était marée haute maintenant. Il faudrait attendre le reflux pour explorer davantage toutes les anfractuosités des rochers à gauche et à droite de Port-Lin.
Le flot du jusant devait déposer la fillette sur le sable découvert. Et c'est une bien triste procession que l'on vit, au soir tombant : un pompier, torse nu et pantalon retroussé, portant dans ses bras le corps sans vie d'Angélique, couronnée de quelques algues telle une nymphe enfant, suivi des autres sauveteurs, comme autant de fils attristés de Nérée sortant de l'onde, pour déposer l'enfant aux pieds des parents, maintenus jusqu'alors fermement à l'écart, dès l'annonce de la découverte du petit corps.
Une quinzaine de jours plus tard, la guerre était déclarée.
Voilà le souvenir, transmis dans la famille de génération en génération, qui tétanisait ainsi l'inconnue de Port-Lin, chaque fois qu'elle venait sur la plage. Ce n'est qu'au bout d'un long moment de recueillement en mémoire de cette enfant disparue, cette grand-tante qu'elle n'avait pas connue, qu'elle pouvait enfin s'asseoir ou s'allonger.
Je conjecture, bien entendu, c'est mon métier, et, en réalité, j'ignore tout des motivations de l'inconnue de Port-Lin, mais si vous vous êtes laissé prendre à cette modeste fable, c'est que vous avez le cœur tendre encore et je vous en félicite. L'empathie n'est pas si courante de nos jours.
Les vacances d'été s'achèvent sur Port-Lin et avec elles s'envolent les souvenirs.
©Pierre-Alain GASSE, Le Croisic, 31 août 2018.
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