C'était l'année de mes dix-sept ans. De mon premier séjour à l'étranger, dans une université d'été espagnole, j'avais ramené dans mes bagages, un lourd bracelet damasquiné, que je comptais offrir à ma petite amie.
J'avais alors l'air sombre et romantique d'un adolescent timide et tourmenté.
Rien d'étonnant, dans ces conditions, qu'après mon retour ledit bracelet, enveloppé dans son papier de soie, ait voyagé longtemps, plusieurs mois, je crois, d'une poche à l'autre de mes vêtements, sans que je réussisse à trouver l'occasion et le courage de l'offrir à l'élue de mon cœur.
Elle s'appelait Anita et ignorait encore tout de mes sentiments. Voilà ce qui avait motivé le choix du bracelet, moins compromettant qu'une bague, selon moi. Sans doute avais-je été séduit par la qualité du damasquinage tolédan, mais aussi, à n'en pas douter, par son prix modique, en rapport avec mes moyens de l'époque.
Hélas, ce qui devait arriver arriva. Un matin, ma mère découvrit l'objet, oublié dans mon blouson et j'eus droit à une remontrance en règle.
Je tentai d'abord de nier l'évidence, en prétextant un prochain cadeau pour elle, mais mal m'en prit :
— Peux-tu m'expliquer alors ce que faisait cet objet dans la poche de ton blouson, si longtemps après ton retour ?
Je dus rapidement confesser mon intention réelle, sans révéler bien entendu - il aurait fallu me torturer pour cela - l'identité de la récipiendaire. Et la sentence tomba bientôt :
— Tu es bien trop jeune* pour offrir un bijou à une jeune fille. Confisqué !
Un profond sentiment d'injustice m'envahit alors.
Je m'étais imposé une épreuve destinée à vaincre une timidité que je commençais à ressentir comme un lourd handicap dans la vie et voici qu'on me privait des moyens de la mener à bien. Cela m'ulcérait et toute la matinée je ruminai mon ressentiment contre des parents liberticides et une sanction attentatoire à ma vie privée.
À midi, j'avais pris ma décision. Je laissai un mot en évidence sur le bureau de ma chambre : "Puisque je n'ai rien le droit de faire ici, je pars. Adieu". En réalité, je ne projetais pas d'aller bien loin et ce coup de tête n'était qu'un coup de bluff. Et pour qu'on le sût, je quittai le domicile familial sans le moindre bagage.
Le soir venu, à la sortie des cours, au lieu du chemin de la maison, je pris, à la nuit tombante, celui des Grèves. Je connaissais sur le trajet l'existence d'une grange, apte à m'accueillir pour la nuit. Mais le portail était cadenassé et le lieu vide de tout fourrage, à ce que j'en vis entre les vantaux. Je poursuivis ma route, me cachant au bruit des voitures. Au pied de la grève, se trouvait un centre de vacances dans lequel j'avais travaillé l'été précédent. Allais-je pouvoir m'introduire dans les bâtiments pour y passer la nuit ? Malchance, portes comme fenêtres, toutes les issues étaient hermétiquement closes.
Caché au pied d'une haie de troènes, je réfléchissais au moyen de dormir à l'abri, lorsque le vent qui soufflait en rafales en ces derniers jours de mars, fêla le carreau inférieur d'une porte-fenêtre. Alors, avec une pierre, j'en cassai le coin et pus passer la main par l'orifice ainsi ménagé pour manœuvrer la crémone. J'étais dans le Bureau du Directeur et derrière se trouvait l'infirmerie. J'inventoriai son contenu à l'aide d'une bougie, laissée là. Une civière et une couverture. Dans l'armoire à pharmacie, quelques morceaux de sucre et un flacon de Ricqlès. Je mangeai le sucre, bus l'alcool de menthe et tentai de trouver le sommeil, enroulé dans la couverture, étendu sur le brancard de toile.
Le vent faisait craquer toutes les planches de ces vieux baraquements de bois, vestiges d'une Cité d'Urgence d'après-guerre, la pleine lune éclairait d'une lumière crue et inquiétante la grève livrée au vent et mes pensées tourbillonnaient dans ma tête comme les dernières feuilles mortes dans la cour. Longtemps, je ressassai mes griefs, avant de m'endormir pour une heure ou deux d'un sommeil agité de cauchemars peuplés de gendarmes, de menottes et même d'un pilori !
Au petit matin, je quittai les lieux, un peu inquiet de ne pouvoir effacer toutes les traces de mon effraction et entrepris de remonter vers la ville. Il avait plu toute la nuit et à présent la route luisait sous le ciel clair. Les prairies fumaient au soleil levant et un petit vent d'est vous pinçait la peau. Tout en marchant, je fumai ma dernière cigarette, l'estomac dans les talons. J'avais une heure de route environ et d'ici là il me fallait trouver une issue à mon escapade.
Le froid, la faim, la fatigue d'une mauvaise nuit me donnaient à présent une vue plus raisonnable du contentieux et j'en arrivai rapidement à la nécessité de réintégrer au plus vite le domicile familial avant peut-être qu'on ne lançât les gendarmes à ma recherche.
Lorsque j'arrivai au débit de tabacs-journaux familial, mon père était occupé à servir les nombreux clients du matin. J'en profitai pour traverser la boutique sans demander mon reste et me présenter devant ma mère, tête basse, honteux et contrit.
Sur son visage se lisait encore l'inquiétude d'une nuit passée à m'attendre. "Ne recommence plus jamais ça, hein ?" me dit-elle d'une voix basse, en me tendant le bracelet damasquiné. Nous pleurâmes dans les bras l'un de l'autre, je promis, déjeunai en hâte et partis au lycée, traversant la boutique comme une flèche, sans oser regarder mon père derrière son comptoir.
Nous sommes une famille de taiseux, comme on dit. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé à la maison cette nuit-là et jamais mes parents ne m'ont demandé où je l'avais vécue. D'un accord tacite, nous avons mis cette douzaine d'heures entre parenthèses.
Anita n'a pas reçu le cadeau qui l'attendait, car elle n'est pas venue au rendez-vous que je lui avais fixé dans une lettre enflammée. Des années plus tard, celle qui partage à présent ma vie a bien voulu accepter et porter le bracelet damasquiné.
Sa dorure bon marché est aujourd'hui usée. Lourd encore d'émois enfuis, il gît au fond d'un coffret à bijoux.
Requiescat in pace.
*Rappelons que la majorité jusqu'en 1974 était à 21 ans !
©Pierre-Alain GASSE, août 2009.