L'Amour au temps du coronavirus - 2
— Mais pourquoi me suis-je intéressé à elle, dis ?
— Parce que tu es toujours "en chasse", pardi !
— C'est faux ! Simplement, elle était là devant mes fenêtres, au 3e étage de l'immeuble d'en face. Je ne pouvais pas ne pas la voir !
— Dis plutôt que tu as joué le voyeur, une fois de plus. C'est ton passe-temps favori !
— Je voudrais bien t'y voir en ces temps de confinement !
— C'est tout vu ! Tu aurais dû refermer les rideaux de ton quatrième ; au lieu de ça, tu as placé ta lunette astronomique devant ses fenêtres. De ta position dominante, tu pouvais l'observer à loisir, n'est-ce pas ?
— Ça ne s'est pas passé comme ça du tout !
— Eh bien, raconte !
— C'était au printemps, pendant un épisode de canicule. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et tout le monde se baladait dans les appartements en petite tenue, voire moins encore.
— Et...
— Je l'ai vue, un matin, sortir de la salle de bains de son studio, enturbannée et nue, pour aller vers ce que je suppose être son dressing. Elle a pris et enfilé une petite culotte de coton blanc et tiré le voile de la fenêtre pour achever de se vêtir. C'est impressionnant comme rétine et cerveau sont performants pour enregistrer en un instant tout un tas d'informations dans ces circonstances : son corps hâlé, sa chute de reins admirable, ses seins ronds et blancs, ses jambes longues et fines, sa toison dorée, ses yeux clairs, sa bouche pulpeuse... Je l'avoue, tout cela s'est fixé à jamais, je crois, dans ma mémoire. Ne me manquait que la couleur de ses cheveux, mais j'en avais bien une idée, quand même ! Voilà comment elle est devenue mon odalisque !
— Et, comme ce genre de vision est addictif au plus haut point, il a fallu que tu recommences pour retrouver l'onde de plaisir que tu as ressentie ce matin-là.
— C'est l'occasion qui fait le larron, n'est-ce pas, et comme j'étais bloqué chez moi, il m'a été facile de m'organiser pour observer ses fenêtres, presque en continu, à ses heures de présence dans l'appartement. Je me levais plus tôt qu'avant, pour être en poste au bon horaire, vers sept heures et demie, sauf le week-end où c'était plutôt neuf heures.
— Et, naturellement, tu as franchi les étapes suivantes du voyeurisme : tu as pris des photos ou tu l'as filmée, passant de l'inconvenance au délit !
— C'est venu après qu'elle se soit absentée pendant plusieurs jours, le déconfinement venu. J'avais ressenti un tel manque durant ces journées, qu'à peine revenue, je l'ai fixée sur la pellicule pour pouvoir la revoir à mes heures perdues, quand elle était au travail ou à faire ses courses. J'ai fait du noir et blanc, parce que j'ai tout le matériel de développement à la maison.
— Et voilà comment tu es passé de l'obsession à la névrose !
— Sans doute ! J'ai tapissé l'intérieur des portes de l'armoire de ma chambre de ces clichés volés. Je les regardais quand j'étais seul.
— J'imagine le reste... Et c'est pas beau !
— Je sais. J'aurais dû chercher à la rencontrer bien plus tôt, avant tout ça.
— Comment as-tu appris son nom ?
— Par l'annuaire téléphonique, d'abord, puis, un jour, je suis descendu dans la rue et entré dans son immeuble derrière un visiteur qui m'a tenu la porte. Sur les boîtes à lettres, j'ai lu la confirmation que je cherchais : Mlle Annabel Duchemin, 3e gauche. À présent j'avais son nom, son prénom, son adresse, son numéro de téléphone et je savais qu'elle n'était pas mariée. Le contraire m'aurait étonné, vu que je n'avais encore vu aucun homme dans l'appartement.
— Ça ne t'a pas empêché de devenir jaloux ?
— Comment tu sais ça ?
— Je te connais comme si je t'avais fait !
— Oui, bon, je me suis mis à me méfier de toute visite masculine qu'elle aurait pu recevoir : le facteur, le type de l'EDF, le moindre démarcheur. Heureusement, l'immeuble a un Digicode. N'entre pas chez elle qui veut.
— Sauf toi, par les fenêtres.
— Si tu veux, mais c'est différent.
— C'est bien pire, tu veux dire, eux ce sont des visites autorisées, toi, c'est un viol d'intimité.
— Tout de suite les grands mots... Ce n'est pas un crime, quand même.
— Un crime, non, un délit, oui, passible d'un an d'emprisonnement et de 15000 € d'amende, mon vieux.
— Ah ! J'ignorais.
— Eh bien, tu le sais, maintenant. Qu'est-ce que tu comptes faire ?
— Je ne sais pas. Rien. Je ne peux pas. Je suis accro.
— Ça va mal finir tout ça. Elle va te voir, te dénoncer. Les flics, un de ces jours, vont sonner à ta porte. Et cet hiver, le mauvais temps venu, rideaux tirés, tu feras quoi ?
— Il me restera mes photos d'elle !
— Tu fais pitié, tu sais !
— Tais-toi, ma conscience !! Je ne le sais que trop que je fais pitié, depuis que je suis cloué dans ce fauteuil roulant !
Pierre-Alain GASSE, novembre 2020.
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