©Blanche Blondel, 1960.
La Vie ne t'a pas épargné. et, en plus, elle t'a quitté avant l'heure. Chiennerie !
C'était toi l'avant-dernier de nous quatre et la Camarde t'a pris le premier. En cette matière, la justice est rare, je le vois bien.
Aujourd'hui, avant que ma mémoire défaille et que je m'en aille à mon tour, je veux coucher sur le papier les mots que ton souvenir me dicte.
Dans l'enfance, tu pouvais être un petit tyran avec ton faux jumeau. Tu lui tenais la dragée haute, il devait porter ton cartable ou ton sac en plus du sien. Mais, sur la cour de la maternelle, malheur à qui tentait de lui chercher noise ; aussitôt tu volais dans les plumes de l'agresseur !
Ce goût de la bagarre t'a valu bien des déboires, mais c'était plus fort que toi et ton alter ego de cousin germain rappelle encore qu'à chacune de vos rencontres, c'était comme un rituel, à peine l'un en face de l'autre, vous vous mettiez en garde ! Et, après une bonne "peignée", vous redeveniez cousins comme si de rien n'était.
Le temps a passé et puis est venu le premier des coups de Jarnac que la Vie nous réserve presque toujours.
En revenant à vélo de chez des amis aristos, une voiture folle t'a ramassé sur son capot sans ménagements. Fracture du fémur.
Chez nous, le rez-de-chaussée était exigu et nous étions six avec les parents.
Tu t'es retrouvé cloîtré au premier étage de notre maison. On t'avait installé une chaise-longue devant les fenêtres pour qu'au moins tu profites du va-et-vient de la rue.
C'est là que tu as passé le plus clair de tes longues semaines d'immobilisation.
Et la solitude et l'ennui ont eu sur toi un drôle d'effet. Tu étais un meneur, tu es devenu mouton. Tu avais la parole facile, te voilà taiseux à présent.
Ton frère tenait sa revanche.
Les années yé-yé battaient leur plein ; la supérette remplaçait l'épicerie du coin. Notre père, victime non reconnue de la clandestinité des Réfractaires au STO, bouffi par quinze années de cortisone à hautes doses, décédait dans la chaleur de juillet.
C'était les grandes vacances. On vous avait éloigné dans la famille. À ton retour, tu étais orphelin. Quel choc à nouveau !
Moi, je partais étudier à la capitale régionale. Vous vous retrouviez trois avec maman, son commerce à tenir et vos estomacs affamés à remplir.
Tu as vécu cette période dans l'apparente insouciance de l'adolescence, mais quels dégâts au-dedans de toi, comme chez nous tous ?
Les études, ce n'était pas ton fort et notre mère est allée au plus près : tu t'es retrouvé apprenti chez notre voisin boucher-charcutier : pâtés, saucisses et saucissons seront désormais ton domaine. Cela t'allait bien. Tu as toujours eu un bon coup de fourchette !
CAP en poche, tu croyais ta vie toute tracée, mais c'était compter sans le mauvais sort qui se tenait tapi sur ton chemin.
Tu venais d'avoir trente-sept ans, une maison bâtie, un foyer et trois enfants quand une rupture d'anévrisme t'a fracassé dans l'escalier de ton sous-sol.
Un mois de black-out !
À ton réveil, tu étais une nouvelle personne, plus autocentrée, ton univers s'était réduit, ta mémoire aussi ; le lointain t'était familier, le passé immédiat se dérobait à toi.
Ton métier, tu ne l'as pas retrouvé tout é fait : hier ouvrier qualifié, tu te retrouvais condamné à exécuter les téches simples et répétitives d'un préposé aux entrées dans les cuisines d'un Centre d'Aide par le Travail !
Au moins avais-tu retrouvé une activité professionnelle inespérée aprés un mois de coma profond.
Déboussolés - anorexie, boulimie, j'menfoutisme... - tes enfants ont traversé une période difficile. Il a fallu l'abnégation et la patience de mon frère cadet et son épouse pour que chacun retrouve un équilibre et puisse construire sa vie.
Aujourd'hui, avec des hauts et des bas, c'est chose faite et dix petits-enfants sont venus égayer ta retraite, même si souvent tu les trouvais remuants et bruyants.
Et puis, à l'heure de devenir septuagénaire, la maladie t'es tombée dessus, comme la misére sur le pauvre monde, sans crier gare, une maladie aussi implacable que sournoise qui en neuf mois n'a laissé de toi qu'un corps à l'agonie.
Tu es parti, comme qui dirait sur la pointe des pieds, sans la moindre forme d'adieu, mais en paix avec toi-même et me voilé comme orphelin une nouvelle fois.
C'est pourquoi il fallait que je mette des mots sur ce chagrin qui se superpose aujourd'hui é celui de la disparition de nos parents et va m'accompagner désormais.
Adieu, p'tit frére ! Repose en paix.
©Pierre-Alain GASSE, 8 octobre 2022.
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