Rue des Trois Rois

Rue des 3 Rois -Avranches

Chronique de temps révolus

I

Depuis l’écroulement de la cathédrale Saint-André en 1794, la ville s’était dotée d’un nouveau sanctuaire, qu’elle avait mis plus d’un siècle à achever, dans un style pompeux qui l’embourgeoisait davantage encore.

Que l’accès principal à ce mastodonte néo-classique se fît par la rue des Trois Rois était pour le moins paradoxal, car c’était une des plus courtes et des plus étroites de la vieille ville. Des rois en question, nul ne savait rien, sinon qu’il y aurait eu là jadis une auberge du même nom.

En montée, évasée en bas, légèrement incurvée à partir du numéro 6, sa forme d’entonnoir en avait pourtant fait la voie royale pour tous les cortèges, religieux comme civils : communions, confirmations, mariages, enterrements, fêtes patriotiques… Pas une cérémonie qui ne la vît parcourue, de la place Saint-Aubert à la place Saint–Gervais, à pleine chaussée, car ses trottoirs étroits permettaient à peine de se croiser. Les jours de marché, des paysannes des alentours y étalaient pourtant, dans la partie haute, leur production potagère excédentaire : salades, fraises, ciboulette, oignons blancs, radis, dans des boîtes à sucre et de petits cageots, qu’elles avaient transportés sur le porte-bagages de leur vélo ou de leur Mobylette.

Une autre de ses particularités était de présenter moitié plus de façades du côté pair que du côté impair, douze contre six, conséquence sans doute de l’incendie qui l’avait en partie ravagée le lundi des Rameaux de l’an 1597. On avait reconstruit plus grand.

C’est là, dans un commerce de tabacs-journaux-mercerie-bimbeloterie, coincé, hélas, côté pair au numéro 20, entre une boutique d’épicerie et un salon de coiffure pour dames, que j’ai débarqué avec ma famille et nos maigres possessions le premier janvier 1955, au cœur d’un hiver encore rigoureux.

J’allais y vivre dix ans, de huit à dix-huit ans.

Le commerce était exigu et l’arrière-boutique tout autant. Elle servait pourtant de cuisine, salle à manger et séjour à la famille de six personnes que nous étions. Autant dire que tout geste inutile était proscrit. Cette pièce de vie ouvrait d’un côté sur la boutique, par une porte vitrée aux carreaux inférieurs protégés des regards curieux par des vitrophanies, de l’autre sur une courette cimentée, jadis commune avec celle de l’épicerie voisine, mais à présent coupée en deux par un mur de parpaings. L’espace suffisait à peine pour y étendre notre linge. L’escalier d’accès aux deux étages de la maison, fermé par un bardage de planches, se trouvait dans cette cour et desservait aussi deux petites pièces au-dessus de la remise qui occupait le fond de la cour. C’était la réserve à tabac. Avec un lit d’appoint pour le visiteur de passage.

Deux chambres à chaque étage du logis ; la plus grande avait deux fenêtres qui donnaient sur la rue, la petite, à l’arrière, prenait le jour d’une seule ouverture. Nous étions quatre garçons qui y dormions par paires - aîné et cadet ensemble au second, les jumeaux au premier, sur des sommiers sans bois de lit, des matelas de laine et, les nuits froides, des édredons de plume rebondis.

Les meubles de la chambre du haut se résumaient à une grande armoire normande en merisier et une autre, plus petite, en chêne.

S’y adjoignit lorsque j’entrai au collège, une table que mon père recouvrit de Moleskine verte pour la transformer en bureau.

Les parents, pour leur part, disposaient d’une chambre à coucher complète, lit, chevets et armoire à glace en chêne, de style années 40, et d’une commode à quatre tiroirs en merisier, venue d’un côté ou l’autre, je ne sais lequel.

La remise comportait une grande cheminée qui attestait peut-être d’une ancienne activité artisanale. Là se trouvaient nos réserves de charbon et de pommes de terre, l’établi de menuisier de mon père, son coffre à outils, le garde-manger familial et tous les « barrassiaux* » d’une maisonnée de six. 

Des W.C. avec chasse d’eau, clos, avaient été construits près de l’entrée, mais le confort moderne s’arrêtait là. Pas de salle de bains ni même de cabinet de toilette. Il fallait sacrifier à ses ablutions sur l’évier ou dans un tub**, en réalité une bassine à lessive haute et ovale, qui trouvait là double emploi. 

Le chauffage se résumait à celui de la cuisinière à charbon, installée devant la cheminée de la pièce, au foyer alors condamné.

Puis, la grande chambre du deuxième eut droit à un petit poêle Godin en fonte émaillée brune, où nous brûlions des boulets, avec parcimonie, les jours de grand froid. À charge pour nous de monter le seau rempli depuis la remise. Corvée qui fut l’occasion de nombreuses prises de bec.

Mais c’était l’exiguïté de la pièce principale qui guidait notre vie. 

Une table en formica bleu et pieds inox, avec quatre chaises et deux tabourets, occupait le centre. Avec ses deux petites rallonges, nous pouvions monter à huit convives. Un placard « moderne » meublait tout le côté droit, du sol au plafond : une penderie, une niche qui finirait par accueillir un téléviseur au début des années 60, des rangements pour la vaisselle et l’épicerie. Je l’ai toujours connu, mais je me demande aujourd’hui si c’est mon père qui l’a construit ou s’il était déjà installé à notre arrivée.

De l’autre côté, le fourneau, l’évier et au-dessus le petit chauffe-eau à gaz butane, seul luxe de la maison.

Le jour, nous vivions donc les uns sur les autres. Pas de place pour jouer dans la cour quand il y avait du linge à sécher. Interdiction de jouer dans la rue en sens unique, où les voitures qui se multipliaient prenaient toute la chaussée. Restaient nos chambres et les deux parcs de la ville : le Jardin des Plantes et sa célèbre vue sur la baie du Mont-Saint-Michel, le Jardin de l’Évêché, son kiosque à musique, son allée de tilleuls et sa statue du Général Valhubert. Autant dire que nous en connaissions tous les recoins et que nos ballons ont traversé tous leurs espaces.

Le commerce de détail me semblait alors une sorte de boulet au pied, dont vous ne vous défaisiez qu’une fois le verrou tiré. Et encore ! C’est à ce moment précis qu’un retardataire frappait au carreau pour un paquet de Gauloises ou de Gitanes, une revue, ou pire, un timbre-poste dont la vente vous rapportait à peine un centime de franc !

L’autre moment de prédilection des « enquiquineurs » pour rester poli, c’était l’heure des repas et, dans ces moments-là, notre mère étant aux fourneaux, quand nous eûmes atteint, nous les deux aînés, un âge suffisant pour compter et rendre la monnaie, notre père nous enjoignait de nous lever de table pour aller « servir ». Corvée qui pouvait se répéter plusieurs fois par repas, tous les jours de l’année, sauf le dimanche après-midi et quelques jours fériés ! Car nous n’avions pas de voiture et nos parents ne prenaient pas de vacances. Mais nos grands-parents, nos oncles et tantes, nos parrains et marraines venaient chercher l’un ou l’autre, deux au maximum, aux périodes de congés scolaires pour un séjour d’une ou plusieurs semaines. Sinon, c’était le centre aéré de la paroisse. Qui nous plaisait souvent davantage, mais le choix ne nous appartenait pas.

Cela aurait pu suffire à nous guérir de la bosse du commerce. Ce fut mon cas et celui de mon cadet. Les jumeaux qui nous suivirent opteraient eux pour les métiers de bouche, la boulangerie-pâtisserie pour l’un, la charcuterie pour l’autre, mais à l’époque, ils n’étaient pas en âge de se lever de table pour aller servir la clientèle ! 

Mais laissez-moi vous présenter les commerces de ma rue, tout du moins ceux dont je me souviens :

Dans le bas de la rue, du côté droit, il y avait une boutique de marchand de meubles, de beaux meubles d’ébénisterie. Le fils du propriétaire, qui allait prendre la succession de son père, était un homme non pas en avance sur son temps, je ne dirais pas ça, mais féru d’image et de cinéma. Il disposait d’un projecteur de films en 16 mm et je me souviens qu’aux fêtes carillonnées, il régalait tous les mômes du quartier de projections des films de Charlot et Max Linder dans sa vitrine. Nous étions là, qui avec son pliant, qui assis sur ses talons, le nez sur la devanture, à nous esclaffer aux pitreries du dandy miséreux ou du clown triste. Ce monsieur fut mon parrain de confirmation et je dois toujours avoir dans une boîte à bijoux la médaille qu’il m’offrit à cette occasion.

En face, dans un immeuble reconstruit après-guerre, il y avait une poissonnerie, plus moderne donc que le reste des autres commerces, avec des étals en céramique et ses aquariums pour les crustacés et les truites d’élevage.

Plus loin, du même côté, je me souviens d’un commerce, enterré d’une marche ou deux, où l’on vendait du cidre, du vin, de la bière et des spiritueux. Cidre et vin à la tireuse, bière Valstar en litres, bouteilles étoilées consignées comme toutes à cette époque-là. J’étais ami avec le fils de la maison.

Plus haut encore de ce côté, une boucherie. Par la suite, je m’intéressai un temps aux deux filles de la maison. Le commerce devait être prospère, car je me souviens que le ménage disposait d’un véhicule et d’une maison de campagne aux bords de la Sée, où nous fûmes conviés une fois ou l’autre, peut-être bien pour assister au phénomène du « mascaret*** ».

Ensuite venait le logis d’une famille dont j’ai oublié les métiers, c’est confus dans ma tête. Mais une chose est sûre : le fils, plus âgé que nous, jouait de l’accordéon, acquit même une petite notoriété dans la contrée et nous impressionnait beaucoup. Il finit par monter un orchestre et se lança dans l’animation de bals et soirées.

Juste après notre boutique se trouvait celle d’un coiffeur pour dames, dont l’épouse était une vraie gravure de mode, souvent d’un blond peroxydé. Ils avaient une certaine aisance et je crois me souvenir qu’ils roulaient en DS, luxe suprême de l’époque. On disait aussi que le mari était un époux trompé. 

Juste avant, une petite épicerie où nous étions souvent mandés par notre mère, à l’heure de midi, pour quérir le légume, l’ingrédient ou l’épice qui manquait ce jour-là pour le repas. 

En face de celle-ci, la façade latérale d’une pharmacie dont l’entrée principale se trouvait sur la place. Le propriétaire, coiffé en brosse, avait une allure d’ancien militaire, mais surtout plusieurs filles d’une grande beauté, en particulier l’aînée. Hélas, socialement, elle n’était pas de mon monde et j’étais condamné à l’admirer sans trop rêver.

Au bas de la rue, sur la place Saint-Aubert, se trouvait dans une habitation entièrement reconstruite après-guerre, la librairie des Trois Rois, un établissement tenu par un monsieur, qui du premier janvier au 31 décembre arborait un nœud papillon en guise de cravate, sous une petite moustache taillée rase. Sa boutique présentait l’immense avantage de mettre en vitrine les derniers albums de Tintin, Blake et Mortimer, Johan et Pirlouit… qui n’avaient pas cours chez moi. Je me contentais donc de regarder les couvertures et d’imaginer le contenu…

Il advint que la municipalité – soucieuse de la santé publique – voulût remplacer les conduites d’eau potable en plomb par de moins nocives et mieux calibrées pour les usages nouveaux – et l’on éventra donc notre rue. 

Et devinez quoi, au droit de notre maison, les terrassiers, déterrèrent bientôt, plusieurs os brisés, à l’évidence humains, et un crâne entier ! Un crâne complet avec sa mâchoire inférieure et la plupart de ses dents.

Cela n’avait rien d’étonnant, car avant la construction de la basilique, le cimetière devait être autour de l’église, comme c’était la coutume. Quoique d’aucuns avancèrent qu’il pouvait bien s’agir d’un squelette allemand, car on se souvenait d’un traquenard tendu à l’occupant vingt ans plus tôt dans cette rue. Hypothèse farfelue : qui aurait osé enterrer sa victime sur place ?

Les ouvriers ne virent que des avantages à me laisser le principal ossement trouvé, ce qui les libérait d’une déclaration en mairie et de tracasseries multiples. Mes parents, d’abord réticents devant cette macabre trouvaille, se rendirent à ma proposition de la remettre à l’Institution dont j’étais élève, en classe de seconde.

Pendant plusieurs jours, je dépoussiérai et astiquai donc le crâne du défunt, jusqu’à le rendre plus que présentable. Il lui fallait un nom et, sans bien savoir pourquoi, j’optai pour Oscar ; cela sonnait bien à mes oreilles. Durant ce temps, il va de soi que je jouai et rejouai dans ma chambre la célèbre tirade d’Othello, « Être ou ne pas être… » avec Oscar dans la main, au grand dam de mon frère qui alla jusqu’à menacer de renvoyer l’objet d’où il venait, c’est-à-dire dans la rue !

Pour le mettre en sécurité une fois pour toutes, je décidai donc de le porter sans délai à mon professeur de Sciences naturelles, l’Abbé Gournay, surnommé Trompette ou encore Tuba pour les latinistes, qui fut le seul professeur de toutes mes longues études, à noter les devoirs au millième de point ! Et qui ne m’avait pas trop en sympathie, croyais-je, pour d’obscures raisons liées à ma tendance à la contestation. Aussi espérais-je, avec ce don inespéré, remonter quelque peu dans son estime.

Hélas, il n’en fut rien.

En adulte averti et responsable, avant de me féliciter pour ma trouvaille, il commença par m’interroger sur sa provenance, me rappelant au passage que la violation de sépulture était un délit passible de un à cinq ans d’emprisonnement et de 100 000 à 600 000 francs d’amende ! Fichtre ! Dans quel guêpier m’étais-je fourré ? Je lui expliquai le contexte, la tranchée dans ma rue, les travaux, etc. Il poursuivit en précisant qu’en cas de découverte fortuite d’un cadavre, à l’état de squelette ou non, tout déplacement des restes du corps devait se faire en présence d’un Officier de police judiciaire, sous peine d’encourir l’accusation de viol de sépulture !

C’était la mouise complète. J’étais atterré. L’abbé Gournay, voyant ma mine déconfite, me demanda de rester après la fin du cours que je vécus dans un état d’angoisse indescriptible.

Nous conférâmes un long moment sur les solutions envisageables. En l’état, l’établissement ne pouvait garder ce crâne, sauf à se rendre coupable de recel. Aller le porter au Commissariat risquait de déclencher une enquête qui montrerait à coup sûr qu’il avait été prélevé illégalement… Je passai sous silence, bien entendu, le fait que j’avais failli récupérer également deux os longs, sans doute un tibia et un péroné. 

Au bout d’un moment, il me questionna ainsi :

─ Dites-moi, mon petit, ces travaux dans votre rue, sont-ils terminés ?

─ Non, non, mon père, les ouvriers sont toujours à refaire les branchements d’eau. Il n’y a que le bas de la rue qui soit déjà rebouché.

─ C’est parfait, c’est parfait. Alors, voilà ce que vous allez faire : ce soir, à la nuit, discrètement, vous remettez le crâne au fond de la tranchée, vous jetez quelques pelletées de terre par dessus, et vous allez vous coucher en récitant deux pater et trois ave pour votre pénitence. Moi, qui ai reçu votre confession, suis tenu au secret. Cette affaire est maintenant entre le Ciel et vous et le Ciel, croyez-moi, à bien d’autres chats à fouetter ! Allez en paix.

Ainsi fut-il fait.

Oscar a retrouvé sa dernière demeure et moi ma tranquillité.

Je suis repassé il n’y a pas très longtemps rue des Trois Rois. Je n’aurais pas dû.

Il y a toujours une boucherie, à l’entrée de la rue au numéro un, mais la famille qui l’a tenue pendant trois générations a tiré sa révérence. Au numéro vingt, c’est un maître d’œuvre en bâtiment qui s’est installé dans la maison où nous habitions. Et entre ces deux points, tout a changé, je n’ai rien reconnu. On m’a dit que les commerces qui s’installent ne tiennent pas plus de deux ans. 

Seule, en perspective, au bout de la rue, la basilique Saint-Gervais demeure, insensible aux changements d’époque, sinon aux outrages du temps.

© Pierre-Alain GASSE, septembre 2019.

* Objets divers sans valeur (parler gallo d'Ille-et-Vilaine).

** Grande bassine plate en zinc, dans laquelle on fait ses ablutions.

*** Vague, de hauteur variable, provoquée par le flux montant, qui remonte le cours d'une rivière.

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