Madrid-La Castellana en hiver ©Escartín Lam
À Christine B., qui, depuis Madrid, m'a soufflé cette histoire.
Je suis une femme trop sensible. Et trop rêveuse aussi.
Cela me joue des tours, parfois.
Ma fille me le répète sans arrêt : "Mais enfin, maman, qu'est-ce que ça peut bien te faire, ce truc ? Tu n'as rien à voir avec ça. Dans quelle histoire vas-tu encore te fourrer ?"
C'est que...
Mieux vaut que je vous raconte depuis le début.
Cet hiver, à Madrid, il a fait un froid de canard - bon, ce n'est pas une nouveauté non plus, vous connaissez le dicton1... Toujours est-il que chaque matin, en allant au bureau, je voyais sur le trottoir d'en face, attendant le feu vert comme moi, un vieux monsieur, grand, mince et bien habillé, mais sans manteau. Brrr !
Cela a été plus fort que moi, aussitôt j'en ai eu le cœur serré et mon imagination s'est mise à courir la campagne.
Le premier jour, j'avais remarqué son costume Prince de Galles, sa chemise blanche et sa cravate. Dans le quartier chic de Madrid où nous étions, cela ne m'étonna pas. Qu'il n'eût pas de pardessus me parut plus curieux.
Le deuxième jour, je me fis la réflexion que ses revers étaient un peu froissés et, en le suivant des yeux, je vis que l'arrière de son pantalon était un peu lustré.
Le lendemain, je constatai que nos horaires étaient identiques et aussi que cela faisait trois jours qu'il portait le même complet, ce qui n'est pas l'usage. "Il n'en a pas d'autre" pensai-je.
Le quatrième jour, alors que je grelottais dans mon loden Prada, en attendant le feu vert, je remarquai enfin que le vieux monsieur d'en face non seulement portait toujours le même costume, mais de plus n'avait ni chapeau ni écharpe ni gants. Sapristi !
Cette constatation me fit frémir.
Le feu passa au vert pour les piétons et, tandis que nous traversions l'un vers l'autre, je vis qu'il s'appuyait sur une canne à pommeau d'argent. "Il n'a pas l'air pauvre. Comment expliquer qu'il sorte si peu couvert par de telles températures ? Ou alors c'est un émigré russe et, bien sûr, pour lui, ces quelques degrés au-dessous de zéro, c'est de la roupie de sansonnet à côté des hivers de sa Sibérie natale. Ma pauvre fille, es-tu bien ? - corrigeai-je aussitôt - il a plutôt l'air d'un basque ou d'un galicien que d'un russe".
J'eus alors l'idée d'un stratagème élémentaire pour vérifier quelle langue il parlait et quel accent il avait. Et donc, le cinquième jour, je jouai la distraite et le bousculai un peu lorsque nous nous croisâmes.
— Veuillez m'excuser, Monsieur, aujourd'hui je ne sais pas ce que je fais et je suis archi-pressée.
— Ce n'est rien, Madame, je ne faisais pas très attention non plus.
Il parlait un espagnol parfait, sans le moindre accent étranger, peut-être avec une touche madrilène, cependant.
Après l'élimination de cette folle piste de l'Est, ce fut le week-end et je ne repris le chemin du bureau que le lundi suivant, avec une certaine hâte, je l'avoue.
Ce jour-là, tout en zigzaguant parmi la foule du matin, je me demandais si le vieux monsieur du trottoir d'en face ne serait pas resté veuf ou sans famille à ses côtés pour s'occuper de lui et veiller à ce qu'il ne sorte pas sans être chaudement vêtu.
Il n'était pas au feu rouge.
Sur le coup, je ne m'inquiétai pas outre mesure parce que j'étais partie de la maison avec une minute de retard, mais je fis, sans réfléchir, une chose insensée : convaincue qu'il venait de traverser, je me mis à marcher rapidement dans la direction opposée à mon bureau, juste pour le rattraper et vérifier qu'il ne lui était rien arrivé. Mais je ne le voyais nulle part. Au bout de quelques centaines de mètres, enfin, je repris mes esprits et rebroussai chemin, au pas de course cette fois, parce que, c'était sûr, mon chef allait me voir arriver en retard.
Impossible de commenter avec quiconque ce qui venait de se produire. À qui me serais-je risquée à raconter une telle sottise ? Je passai toute la journée dans la confusion, à réfléchir à ce qui avait bien pu arriver, et tous me trouvèrent plus distraite que d'ordinaire.
Le mardi, je sortis de chez moi avec un peu d'avance et je restai plantée au feu rouge dix minutes, laissant passer le vert je ne sais combien de fois. Il n'était pas là et n'arrivait pas. Finalement, je dus partir, après qu'un jeune homme chauve à grosses lunettes de premier de la classe, m'eut dit, en posant civilement sa main sur mon épaule :
— Tout va bien, Madame ? Voulez-vous que je vous aide à traverser ? Cette appréhension dont vous souffrez, c'est assez courant, vous savez ?, mais ne vous inquiétez pas, avec un peu de rééducation, il n'y paraîtra plus. Tenez, voici ma carte.
Je le regardai, stupéfaite, incapable d'articuler un mot. C'était un psychologue qui venait d'ouvrir son cabinet à deux pâtés de maison de là. Finalement, trois petits mots réussirent à sortir de ma gorge :
— Non, non, merci, bégayai-je avant de m'enfuir en courant vers mon travail.
L'incident m'avait épuisée et je dus m'asseoir au comptoir d'un café et prendre un petit noir pour me remettre. Résultat : j'arrivai en retard pour la seconde fois en deux jours, après dix ans d'une ponctualité presque sans faille !
Le mercredi, le vieux monsieur du trottoir d'en face n'apparut pas non plus. Dans l'intervalle, je m'étais convaincue que la meilleure manière de le faire revenir, c'était de reprendre une vie normale. Un vieux reste de superstition, sans doute.
Le jeudi, enfin, alors qu'un pâle soleil essayait de percer les frimas de février, mon cœur fit un bond dans ma poitrine lorsque je l'aperçus au bord du passage pour piétons.
Tiré à quatre épingles comme toujours, chaussures cirées, les cheveux blancs soigneusement peignés en arrière, il s'appuyait sur sa canne de la main gauche, journal plié sous le bras droit, la main dans la poche de son pantalon.
"Quelle distinction ! pensai-je. Mais où va-t-il, par ce froid ? J'avais l'onglée à travers mes gants, des picotements douloureux dans les narines et je frissonnai de haut en bas à le voir aussi peu couvert.
Nous traversâmes l'avenue, perdus dans la foule du matin, troupeau hébété courant au précipice. Alors, je me rendis compte qu'il dépassait les plus grands d'une demi-tête.
"Je vous salue, vierge Marie, faites, je vous en supplie, qu'on en finisse avec ce brouillard glacé et que le soleil revienne enfin" priai-je intérieurement. Cela ne m'était pas arrivé depuis la mort de ma mère, cinq ans plus tôt et cette constatation me remplit d'effroi : "Mais, que t'arrive-t-il, ma fille ? Tu deviens folle ou quoi ? Tout ça n'a aucun bon sens. Si le sort de ce monsieur t'intéresse autant, prends contact avec lui une bonne fois et cesse de tourner autour du pot comme tu fais ou tu vas finir dingue".
Telle fut la décision que je pris avant de m'asseoir à mon bureau, pour libérer mon esprit et réussir à me concentrer sur les tâches insipides de la journée.
De retour à la maison, je sollicitai l'avis de ma fille, à qui j'avais exposé ma préoccupation quelques jours auparavant :
— Tu veux que je te dise, maman ? Moi, à sa place, je t'enverrais balader sans ménagements, tu sais ?
— Mais il risque de mourir de froid, si personne ne fait rien.
— Maman, tu exagères toujours tout, y'en a pas deux comme toi. Tu devrais écrire des romans au lieu de continuer ton boulot de merde. Ce vieux, c'est pas toi qui l'obliges à sortir d'aussi bonne heure par ce froid ! Arrête, s'il te plaît, de te mêler comme ça de la vie des autres.
C'était le monde à l'envers. Ma fille, avec l'égoïsme de ses quinze ans, passant un savon à sa mère, trop altruiste !
Ce n'est pas pour autant que j'ai renoncé.
Nous étions arrivés au vendredi. Cela faisait deux semaines que j'avais croisé pour la première fois le vieux monsieur du trottoir d'en face et, à la fin de la journée, j'allais rester quarante-huit heures sans nouvelles de lui.
Le thermomètre restait toujours aussi bas. Plus aucun oiseau ne chantait dans les jardins du Retiro et les cygnes de l'Étang risquaient de se retrouver prisonniers des glaces.
Il fallait que j'éclaircisse cette affaire d'une manière ou d'une autre avant qu'elle ne me gâche la vie complètement.
Je ne suis pas allée au travail ce matin-là ; j'ai suivi le vieux monsieur. De loin, d'abord, de plus près ensuite, de peur de le perdre s'il venait à bifurquer à quelque coin de rue. Mais nous allâmes tout droit jusqu'à la place Manuel Becerra. Là, il prit un bus que j'attrapai de justesse. Celui-ci nous emmena jusqu'à l'entrée du cimetière de La Almudena, demeure ultime et sans souci, certes, mais où l'on peut se perdre à la moindre distraction, tellement c'est grand.
Nous passâmes, à distance respectable l'un de l'autre et marchant comme au hasard, devant la sépulture de Lola Flores2, puis devant celle du Yiyo3 avec sa colombe sur la main et, finalement, il s'arrêta devant une tombe qui voisinait avec celle, oubliée, de Benito Pérez Galdós4. Sur la dalle, on devinait une inscription dorée plus récente que les autres.
Je m'approchai sur la pointe des pieds pour me cacher derrière un tombeau proche.
Le vieux monsieur parlait d'une voix tout à fait audible :
— Que veux-tu que je te raconte, aujourd'hui, Maruja ? Il fait toujours aussi froid, mais je vais bien, ne t'inquiètes pas. Ça irait encore mieux si je trouvais mon manteau, bien sûr. J'ai fouillé en vain toutes les armoires. Hier, enfin, je me suis souvenu que, cet été, tu l'avais mis au nettoyage, mais je ne sais pas dans quelle teinturerie et je n'ai plus le ticket. Ce n'était pas dans une de notre quartier, parce que je leur ai déjà demandé et ils m'ont dit que non. Voilà la raison de ces deux jours d'absence, pardonne-moi. Ce serait ridicule d'acheter un nouveau manteau, à mon âge. Je viendrai peut-être te voir l'après-midi au lieu du matin, si le froid se renforce, mais pour le moment cette promenade matinale me fait du bien et, de toute façon, on ne voit pratiquement pas le soleil de la journée. Tu sais que les gens commencent à me regarder d'un drôle d'air. J'ai l'impression qu'ils s'inquiètent pour moi. Tout le monde est complètement emmitouflé. Mais, toi, tu sais que j'ai toujours aimé le froid, n'est-ce pas ? Tu te souviens des hivers transparents de Soria, quand il fallait que je brise la glace dans l'évier le matin pour faire le café. Bon, je ne suis plus aussi résistant à présent, avec l'âge et parce que tu n'es plus là, mais ce froid me rappelle tellement de bons souvenirs, Marujita...
Je n'ai pas voulu en entendre davantage. J'avais honte de prendre ainsi connaissance des secrets d'un amour. Je me suis éloignée, aussi silencieusement que j'ai pu, confuse comme jamais.
Le lendemain, après avoir cherché dans l'annuaire l'adresse du vieux monsieur, je lui ai envoyé, anonymement, un des pardessus de mon mari, sans en avoir parlé à celui-ci et, il y a quelques jours, quand il s'est enquis de son vêtement, je lui ai répondu :
— Je l'avais envoyé au nettoyage, mais il disent qu'ils l'ont perdu...
— Merde ! ... Un manteau à deux mille balles !
— Ne crie pas. Tu en as un autre et je leur ai dit qu'il en valait trois mille.
— Bon. Encore heureux.
Notre fille assistait à la conversation et elle ouvrit la bouche comme pour révéler qu'elle avait tout compris, mais, pour une fois, la solidarité féminine l'emporta sur les velléités d'humiliation et tout ce qu'elle dit, mi figue-mi-raisin, ce fut :
— Il se passe de ces trucs, ici...
1 - Neuf mois d'hiver, trois mois d'enfer.
2 - Mª Dolores Flores Ruiz, surnommée Lola Flores, danseuse et chanteuse populaire, Jerez de la Frontera - Madrid (1925-1995).
3 - El Yiyo (José Cubero dit, 1964-85, torero prometteur né à Bordeaux, tué par un taureau dans les arènes de Colmenar Viejo, près de Madrid).
4 - Écrivain espagnol (Las Palmas, 1843- Madrid, 1920) qui cultiva le genre théâtral et le roman avec un grand sens du réalisme.
©Pierre-Alain GASSE, mai 2005. Tous droits réservés.
Vous êtes le ième lecteur de cette nouvelle depuis le 1er mai 2005. Merci.
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