Saisir la queue de l'oiseau

saisir la queue de l'oiseau

"Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer"

Guillaume de Nassau.

"La difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité d'entreprendre"

Beaumarchais - Le Barbier de Séville.

Jonathan ne va pas bien. Dans son corps et dans sa tête. Ses idées sont noires et son corps noué. Cinquante années de tensions accumulées, sans jamais pouvoir lâcher prise. Il n'en peut plus. Ce matin, à la boulangerie, il a vu une affiche qui ne quitte plus sa mémoire. Après les antidépresseurs, le chiropracteur, le magnétiseur, l'ostéopathe, l'acupuncteur, il n'est plus à un essai près. Les échos qu'il a eus, de sources diverses, sont plutôt positifs. Pourquoi ne pas aller à cette séance inaugurale ? 

Le ciel est bas et gris et la nuit tombe encore plus vite ce soir de fin janvier sur la ville mouillée. Jonathan hâte le pas vers le gymnase. Il perçoit quelques silhouettes immobiles dans des véhicules stationnés aux abords de la grille. Il consulte sa montre. Il va être l'heure. Son passage agit comme un déclencheur. Des portières s'ouvrent, se referment et on lui emboîte le pas.

Quelques personnes sont déjà là, dans le hall, silencieuses. Il entre, on le questionne :

- Vous venez pour le cours de Tai-chi ?

Il acquiesce. On le regarde. Il n'a pas vraiment la tête d'un prof de sport. Ni la tenue.

 — Vous êtes le ... - s'enquiert une voix dubitative.

 — Non, pourquoi ? Il n'est pas là ?

Un brouhaha s'élève soudain. Tout le monde se libère de la tension provoquée par l'attente :

 — C'était bien dix-huit heures, non ?

 — Oui, tout à fait.

 — Vous avez vu l'annonce dans le journal ou...

 — Non, moi, c'est une affiche dans mon quartier.

 — Moi, j'ai téléphoné, on m'a dit : au gymnase du collège Prévert. C'est bien ici, non ?

 — Oui, oui, enfin... je crois.

 — Vous en avez déjà fait, vous ?

 — Oui, un peu, mais pas en France ; je suis ukrainien ; vous non ?

Dix-huit heures quinze passées. C'est bizarre qu'il ne soit pas là. Le silence retombe. On regarde sa montre. Quelqu'un sort jouer les guetteurs. Deux ou trois personnes se rapprochent de la sortie. Les autres pressentent qu'elles vont s'en aller. Mais personne ne les retient.

Elles sont parties. Ceux qui restent se regardent. Une voix risque :

 — Moi, j'étais venu pour voir ce que c'était. Vous qui en avez déjà fait, vous pourriez peut-être nous montrer un peu, en attendant ?

 — Euh, oui, si vous voulez, pourquoi pas, si je me rappelle.

Sur le parquet de la salle de sport, éclairée a giorno, une silhouette frêle commence à se mouvoir en silence, sous les regards d'une poignée de quadras ou quinquas, hommes et femmes. A l'inverse de la plupart des arts martiaux pratiqués couramment en Europe, il n'y a aucune tension dans ses mouvements et aucun accessoire. Ce qui surprend le plus, c'est la modicité des déplacements et l'étonnante fluidité de ses gestes.

Hélas, il est seul et encore débutant. Rapidement, faute du soutien d'un groupe, il perd le fil de l'enchaînement et s'arrête. Mais on l'applaudit néanmoins, en remerciement.

Dix huit heures trente et toujours pas de prof. Un nouveau petit groupe s'éclipse en désordre lorsque enfin une voiture freine brusquement devant la grille du gymnase. Un géant débonnaire en sort et dit à la cantonade :

 — Excusez-moi. Je me suis trompé de gymnase sur les affiches et dans la presse. C'est la salle de sport du Groupe Scolaire Martin Luther King, à cinq cents mètres d'ici qui m'a été attribuée. Si vous ne connaissez pas, suivez-moi, je vais vous conduire.

Jonathan remonte dans sa voiture, comme les autres survivants du groupe. Comme eux, il hésite. Il a cinq minutes, celles du trajet entre les deux salles, pour décider s'il reste ou pas. Cette affaire a plutôt l'air de mal commencer. Désinvolture ou fâcheux concours de circonstances ?

Finalement, il est resté. Ils sont quatre. Six en tout, car le prof est venu avec une élève d'un autre cours, qui a déjà quelques mois de pratique. Ici, on laisse son état-civil et professionnel au vestiaire pour n'être plus qu'un prénom. Dans un gymnase non chauffé, pas question de rester regarder une démonstration pendant une heure et demie sans rien faire. Le géant débonnaire l'a bien compris. On leur montre trois fois les deux premiers mouvements et les voilà en train d'essayer de reproduire ce qui a l'air si facile.

Erreur. Dès après le mouvement d'ouverture, les choses se gâtent. Le second est, en effet, un mouvement complexe, qui, comme la plupart des  cent huit mouvements qui composent le tai-chi, associe changements d'axes et mouvements des membres, étirements ou flexions et rotations, selon  une gestuelle à la fois précise et paramétrable.  Celui-ci, comme beaucoup d'autres porte un nom métaphorique et poétique  : "saisir la queue de l'oiseau" (pung chi li na en chinois).

L'instructeur bénévole* tient à  leur donner, à l'issue de cette première séance, une idée assez précise de cette pratique, qui vise essentiellement à améliorer la santé physique et mentale de ses adeptes. C'est pourquoi il enchaîne les seize mouvements du premier ensemble,  à vive allure,  sans trop se soucier de la manière dont ils tentent, maladroitement, de reproduire ses gestes. Il faut avant tout donner envie et confiance. Valoriser les réussites et minimiser les échecs. Jonathan essaie en vain de mémoriser l'enchaînement. Ici, il faut d'abord renoncer à savoir pour réussir à apprendre. Paradoxe apparent.

 Pause. Les questions fusent, en désordre. La plupart sont des bouteilles à la mer de gens malmenés par l'existence, Certains se refusent à exécuter le moindre mouvement sans en connaître la finalité. Ce cartésianisme, si typiquement français et si peu oriental, les met en position défensive et leur corps ne parvient pas à réaliser ce que leur esprit ne comprend pas. Le corps de Jonathan  aussi est rétif aux coordinations nouvelles qu'il doit assimiler. Mais son esprit est décidé à donner du temps au temps.

Le géant débonnaire raconte comment Maître Moy Lin-Shin, découvrit, dès ses jeunes années dans un monastère chinois de Gouangzhou, les pratiques gestuelles et spirituelles longtemps gardées secrètes par le clan Chen du Hunan et fut stupéfié de leur efficacité. Ayant réussi, par son obstination, à se les faire enseigner, il en systématisera  une forme accessible à tous et l'exportera au Canada, où il vint s'établir en 1970 : ainsi naquit la Société de Tai-Chi taoïste du Canada, mère de toutes les antennes existantes dans plus de 70 pays de par le monde.

Ce gymnase désert est bien grand pour le petit groupe et la température ne doit pas y dépasser les 10 degrés en ce début d'hiver. Aussi Jonathan préfère-t-il s'exercer plutôt que regarder, car au bout de quelques minutes d'inaction, ses épaules frissonnent déjà. Alors, comme les autres, inlassablement, il tente de reproduire les seize mouvements du premier enchaînement. Chorégraphie très incertaine, basée sur le sens de l'observation et la faculté d'imitation. Il lui faut constater que les résultats sont très variables d'un individu à l'autre, d'un mouvement à l'autre, d'une exécution à l'autre.

Il entend la voix de l'instructeur dire : il faut passer outre cela. Ne pas se bloquer. Ne pas chercher à comprendre déjà. Ne pas vouloir retenir à tout prix. Faire. Refaire. Sans se décourager.

Car, derrière l'évidence de mouvements synchronisés des bras et des jambes, il y a une rigoureuse gymnastique qu'il conviendra de décomposer peu à peu pour en percevoir les temps d'enracinement profond au sol, de positionnement précis des pieds, d'alignement rigoureux du bassin sur la jambe d'appui. Avant de pouvoir en faire une exécution fluide, coulée, sans temps morts ni efforts apparents qui témoignera d'une avancée certaine dans la pratique. Que l'on obtient au bout d'années d'exercice. Pas vraiment encourageant !

Et pourtant ! Au bout d'une heure et demie d'une agitation qu'il croyait désordonnée, inopérante, le voilà qui se sent plus détendu ; la tension de ses épaules a diminué et la barre d'angoisse qui lui traverse d'ordinaire la poitrine s'est faite un peu plus légère. Cela marcherait-il ?

Tout le monde ici porte un fardeau, souvent ancien, devenu trop lourd à supporter, cela se voit ou se sent. Et le moindre poids en moins est un soulagement que chacun remarque en soi. Prudemment, Jonathan penche pour l'instant pour un simple phénomène d'autosuggestion, mais d'autres, dans le groupe, n'ont pas cette retenue et font un constat identique au sien, que l'instructeur, bien évidemment, corrobore. C. Q. F. D. Fin de la séance.

Bénéfice du doute. Jonathan veut bien revenir.

Certains s'attardent pour obtenir des éclaircissements sur les horaires, le coût, la tenue...

Une heure et demie à deux heures hebdomadaires. Pour la modique somme de douze euros par mois. Et sans tenue particulière, sinon peut-être des chaussures de sport.

Voilà une médecine douce bien meilleur marché que toutes celles qu'on a voulu lui faire essayer jusqu'ici ! Cela finit d'emporter sa décision.

Jonathan, s'éloigne, silencieux, distant, comme toujours, mais plus léger, pour la première fois depuis longtemps. Si longtemps.

Un jour, peut-être, son esprit sera tellement en accord avec son corps qu'il sera capable de saisir au vol la queue de l'oiseau...

*Ce qui différencie principalement le tai-chi taoïste des autres formes existantes, c'est la philosophie altruiste de ses membres et le bénévolat de ses instructeurs. Pour de plus amples renseignements (en anglais) : http://www.taoist.org. La branche française, constituée en association loi 1901 en janvier 2003 sous le nom de "Société de tai-hi taoïste de France", est forte de trois cents membres environ, principalement situés en Bretagne, autour de Matignon. Elle assure également des cours à Saint-Malo, Dinan, Rennes et Saint-Brieuc, mais peine à grandir et à essaimer ailleurs. Pourtant, l'apprentissage y est bien plus rapide qu'en tai-chi chuan, car on n'y recherche pas la perfection du geste, mais certaines orientations anciennes, comme l'absence de démocratie représentative, ou plus récentes comme le financement d'un temple dédié aux trois religions chinoises à Orangeville (Canada), siège de la Société mère, rebutent les démocrates rationalistes que restent beaucoup de Français.

Pierre-Alain GASSE, janvier 2004. Certains droits réservés.

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