Roman court
Bien qu’il soit, au sens strict, la suite de L’Indonésienne, Singapore maid, (La Rémanence, 2015), La Prisonnière de Rikers Island, le second roman de Pierre-Alain GASSE, se lit sans aucune difficulté de manière indépendante. On y retrouve le personnage attachant de Ratih Suharto, la jeune maid indonésienne injustement expulsée de Singapour dans L'Indonésienne. Elle vient de prendre un nouveau départ, sentimental, familial et professionnel, quand sa vie opère un tournant inattendu. Le roman alterne des extraits du journal intime de Ratih avec le récit des événements, les uns heureux, les autres dramatiques, qui vont découler de ce rebondissement. Ceci est une fiction. Cependant, un personnage a le prénom et le métier d’une personne existante. C’est la seule entorse à la règle bien connue : « toute ressemblance, etc. » Elle doit être regardée comme une forme d’hommage.
IJe ne sais par où commencer ce journal. J’ai si peu écrit depuis ma sortie de l’école, à part des recettes de cuisine et quelques lettres d’amour, que je suis bien embarrassée.
Je ne vais pas raconter dans ces pages ce qui s’est passé dans ma vie avant ma rencontre avec John. Quelqu’un à qui j’ai eu la faiblesse de me confier l’a déjà fait à ma place. Bien sûr, je pourrais corriger quelques erreurs et apporter certaines précisions. Mais à quoi cela servirait-il ? Mon malheur actuel serait-il moindre ? Assurément non.
Consigner ici tout ce qui m’est arrivé depuis l’ouverture du Sundoro Sunshine et m’a amené au fond de cette prison est d’abord pour moi une façon de faire le point, de mettre en ordre des événements qui parfois s’embrouillent dans mon esprit, à force de les ressasser. Les coucher sur le papier permettra peut-être de me les sortir de la tête. De meubler des journées interminables aussi.
Tout a commencé il y a plus de deux ans et demi maintenant. John et moi filions le parfait amour, comme on dit, depuis un an. Le restaurant que nous avions ouvert tous les deux marchait bien, grâce à lui pour la publicité et grâce à moi pour la cuisine.
Je débutais à six heures chaque matin. Les journées étaient longues jusqu’à la fermeture, vers minuit, mais je ne ressentais pas la fatigue. Mon bonheur tout neuf me donnait des ailes. John m’emmenait au marché en voiture, je ne pouvais pas lui laisser l’entière responsabilité des achats. Avant moi, c’était Salim, son cuisinier, qui s’en chargeait. Mais Salim nous avait quittés. Il ne voulait pas travailler sous les ordres d’une femme, surtout de son pays ! Et John, tout seul, en tant que blanc, se serait fait escroquer par bon nombre de commerçants. C’est ainsi. Minuscules revanches sur l’exploitation coloniale, toujours ancrées dans les habitudes de la plupart ici.
Si John avait su me séduire par sa douceur et son respect, si nouveaux pour moi, qui n’avais connu que le machisme et la violence de mon ex-mari, il avait su aussi gagner la confiance de Lia, ma fille. Ce qui m’étonnait et me ravissait à la fois. Elle avait énormément progressé en anglais, en discutant avec lui, bien qu’il parlât très correctement le bahasa indonesia1 avec un amusant accent australien.
Bref, tout allait bien.
En y réfléchissant, je crois que c’est l’attitude de John face au petit ami de Lia qui a été déterminante dans leurs rapports. Dès le départ, avec son éducation libérale, que je vais qualifier d’occidentale, faute de formule mieux adaptée, il a admis sans réticence la présence de Bagus aux côtés de ma fille. C’est la norme, chez lui, et presque personne ne s’offusque de relations, y compris intimes, entre jeunes mineurs. Ici, c’est différent.
Mais je mets la charrue avant les bœufs. Vous ne savez pas qui est Bagus. Un camarade de lycée de ma fille, en Terminale cette année-là. Elle, était en seconde à l’époque de leur rencontre.
J’avais découvert ce garçon par hasard sur une photo où ils figuraient seuls tous les deux, en consultant le profil FB mal protégé de ma fille, qui s’était inscrite sur le réseau social dès que je lui avais payé le smartphone qu’elle me réclamait, l’année précédente. Accaparée par les événements qui se succédaient à vive allure dans ma vie à Singapour, je l’avais ensuite oublié.
Lorsque j’ai été injustement congédiée par mes patrons et contrainte de rentrer au pays, faute de visa de travail, quelle ne fut pas ma surprise en allant attendre Lia à la sortie de son lycée, de voir qu’elle se laissait raccompagner par un garçon. J’avais quitté une adolescente encore timide qui fuyait les garçons, je retrouvais une jeune fille bien plus libérée.
Bagus était de bonne famille, d’accord, mais j’ai quand même réagi de prime abord comme toute mère le ferait ici. C’est-à-dire assez mal. Je veux dire en prononçant des formules d’interdiction qui ne font qu’aggraver les choses. Et en la menaçant de tout révéler à son père, qui n’allait pas manquer de vouloir la marier au plus vite, pour la mettre sous la coupe d’un autre homme que lui.
Il faut que je me libère de cette scène en la transcrivant, car elle me pèse trop.
C’était quelques mois après mon retour. Un lundi. Déjà, j’étais mécontente, parce que j’avais remarqué que Lia cachait dans son sac un élégant tchador pailleté qu’elle substituait au blanc de son lycée coranique dès qu’elle sortait de cours. Alors, ce lundi-là, lorsqu’elle m’annonça que ce n’était pas la peine d’aller la chercher, qu’elle reviendrait en motocyclette avec Bagus, j’explosai :
— Lia, je t’interdis de rentrer avec ce garçon !
— Tu ne m’interdis rien du tout, maman ! Je ne suis plus une enfant. J’ai dix-sept ans !
— Lia, tu ne peux pas t’afficher comme ça avec un garçon dans la rue. C’est inconvenant. Et dangereux. La circulation est impossible et vous roulez sans casque.
— Regarde autour de toi, maman. Garçons et filles se fréquentent sans chaperon. On n’est plus au temps de grand-mère ! Et le casque n’est pas obligatoire, tu le sais.
— Je ne veux pas le savoir. Si je te vois rentrer en scooter, moto ou cyclomoteur avec ce garçon et sans casque, je te renvoie chez ton père. Lui saura te faire entendre raison.
C’était la phrase de trop.
— Si tu fais ça, je m’enfuis de la maison et vous ne me reverrez jamais !
Nos éclats de voix avaient attiré John, appuyé contre le chambranle de la cuisine, qui me fixait intensément en remuant la tête de gauche à droite. Lia le vit et tenta de s’échapper en courant par la porte arrière du restaurant, mais John la prit de vitesse et lui barra le chemin :
— Viens, on va t’acheter un casque, avait-il dit en lui agrippant le bras.
Ils s’étaient toisés quelques instants, avant de sortir ensemble. En sept mots, John avait réussi à désamorcer le conflit que mes maladresses avaient déclenché !
Depuis ce jour, Lia et lui s’entendaient au mieux. Elle l’utilisait pour obtenir de moi ce qu’elle voulait. Et moi je passais par le relais de John pour ce que je savais ne pouvoir obtenir directement d’elle. Et le plus souvent, ça marchait !
Enfin, ça, c’était avant mon incarcération ici. À présent, Dieu sait ce que Lia fait ! De toute façon, dans quelques mois elle sera majeure et entièrement libre de ses décisions. Mais elle me manque tellement ! J’attends avec une impatience qui me rend malade les heures de parloir téléphonique. Mon avocate essaie de lui obtenir un visa et un permis de visite, mais comme elle est encore mineure, c’est compliqué.
Même pour le courrier, c’est difficile. Je lui ai fait passer ma nouvelle adresse dès que j’ai pu, mais j’ai attendu près de trois semaines sa première lettre. Et pourtant elle était datée du lendemain de mon arrivée ici
Alors, une visite… Sans compter le prix. J’ai de l’argent, mais son utilisation est bloquée. Là encore, il faut une décision du juge.
Pour l’instant, Lia dirige le restaurant avec ma mère. Tant bien que mal. Le personnel en prendrait à son aise, depuis que John n’est plus là. Le Sundoro Sunshine bat de l’aile, à ce qu’on dirait. Encore un rêve qui s’écroule…
Cette saleté de sonnerie qui me vrille les tympans retentit. J’entends la matonne avec son trousseau de clés ouvrir nos cellules l’une après l’autre. Le bruit se rapproche. Je dois arrêter d’écrire maintenant. Nous allons descendre au réfectoire.
IIC’est dans la province indonésienne de Central Jawa, à une petite trentaine de kilomètres des deux volcans frères endormis, Gunung Sundoro et Gunung Sumbing, et à l’Est de la passe de Kledung qui les sépare, que se trouve la ville de Temanggung, chef-lieu du kabupaten (2) éponyme.
Capitale du fertile plateau de Dieng, renommé depuis plusieurs siècles pour ses cultures de tabac et d’herbes médicinales, cette cité de près de huit cent mille habitants, mais encore pauvre en ressources touristiques, abritait depuis bientôt un an un restaurant à l’enseigne du Sundoro Sunshine, à quelques centaines de mètres de la place principale de la ville.
L’établissement, tenu auparavant sous un autre nom par deux amis australiens, avait été rebaptisé ainsi en l’honneur de la rocambolesque rencontre au sommet du volcan des deux propriétaires actuels, John Cochran et Ratih Suharto(3).
Devenu le Rumah Makan(4) Sundoro Sunshine, il accueillait population autochtone et touristes, avec une prédilection pour les seconds, dotés d’un pouvoir d’achat sans commune mesure avec celui des gens du cru.
Au plan local, la renommée de l’établissement tenait aux dons culinaires de son chef, la compagne du propriétaire, qui avait travaillé plusieurs années dans un food court de Tanjung Pinang5, puis à Singapour, comme maid chez de riches Chinois.
Fille d’un petit producteur de tabac des environs, un sort adverse l’avait ramenée au pays plus tôt que prévu et sa rencontre avec John lui avait enfin permis de réaliser son rêve : cuisiner dans son propre restaurant.
Mais c’est surtout l’utilisation astucieuse des technologies de l’Internet par John Cochran qui attirait au Sundoro Sunshine la foule croissante des touristes qui transitaient par Java et ses volcans avant de s’envoler ou de prendre le ferry pour Bali, ses plages et ses temples.
En quelques semaines, le restaurant était passé d’une position très modeste dans le classement du plus célèbre site de référencement aux avant-postes de celui-ci, grâce à la création de faux avis élogieux de consommateurs, étayés d’artistiques photos des plats proposés par Ratih.
Ces avis truqués en avaient bientôt généré de vrais, tout aussi dithyrambiques, mais véridiques cette fois, qui avaient conforté la e-réputation de l’établissement et rapidement permis à John d’éliminer les premiers.
En Australien pragmatique, il assumait sans la moindre vergogne ce coup de pouce au succès, assurant, primo, que c’était aux concepteurs du site de verrouiller leur système et, segundo, qu’il n’y avait aucune tromperie sur la marchandise elle-même !
Ainsi, depuis trois mois, le soir, il était devenu difficile de trouver place à l’improviste au Sundoro Sunshine. Le restaurant ne disposait que d’une quinzaine de tables et pouvait accueillir une cinquantaine de personnes au maximum.
Ratih et John avaient composé une carte mixte en fonction de leurs préférences et connaissances respectives. Entrées et plats reprenaient les grands classiques des cuisines singapourienne et indonésienne : satay, laksa, ckicken rice, fish head curry, char siew rice… randang beef, fried rice, nasi rawon, siomay, sop buntut… Les desserts empruntaient à l’Australie ce qu’elle avait de transposable ici, pavlova, chocolate crackles, icebox cake, frog cake,… en plus des fruits frais joliment découpés et présentés qui en étaient la base incontournable.
La trouvaille de John, depuis l’ouverture de l’établissement avec son ami australien, avait été d’associer un stand de restauration de rue, à l’image de ceux des food courts, accompagné d’une grande terrasse munie de tables et de bancs scellés au sol, avec une salle climatisée plus cosy, décorée avec goût. La cuisine donnait sur les deux : directement, côté rue, derrière une paroi vitrée, côté salle.
Les prix différaient assez dans les deux endroits, mais toute la clientèle semblait y trouver son compte : les locaux aux ressources modestes appréciaient ce à quoi ils étaient habitués à des tarifs abordables pour leurs bourses plates ; les élites, les nouveaux riches et les touristes dégustaient une cuisine cosmopolite, aux assiettes artistiquement composées, avec un service impeccable, à des conditions qui restaient raisonnables pour eux.
En tout autre lieu, ce voisinage aurait sans doute rebuté. Or, c’était, après la qualité de la cuisine, ce qui avait établi la renommée du Sundoro Sunshine.
IIIÇa y est. Temps libre. La promenade est finie. Deux heures à tuer avant la douche et le repas du soir. Je peux ressortir mon cahier et mon stylo. Et si je reprenais tout depuis le début ? Enfin, pas exactement, non, je veux dire depuis le commencement des ennuis.
C’est un peu par Lia que c’est arrivé. Un jour, John et moi avons fini par rencontrer le père de Bagus avec sa compagne d’alors. Cela semblait juste et équilibré : deux couples recomposés qui se voient pour faire connaissance afin d’envisager l’avenir de leurs enfants.
Ulla était une mannequin suédoise, grande liane blonde, que Garin, le père de Bagus, veuf depuis quatre années, avait rencontrée sur un tournage, deux ans plus tôt. Ils ne s’étaient plus quittés.
À nous voir tous les quatre, rétrospectivement, on aurait pu croire qu’il y avait eu maldonne : physiquement Garin et moi aurions été mieux assortis et c’était la même chose pour John et Ulla. Mais je m’égare, le cœur a ses raisons… etc., c’est bien connu.
Cette première rencontre, en terrain neutre, dans un autre restaurant que le nôtre et avec les enfants, s’était très bien passée. La soirée était gaie et chaque famille avait pu juger de l’attachement réciproque des jeunes gens : leurs regards et leurs mains parlaient pour eux. Cela me mettait mal à l’aise, moi qui suis si pudique que je n’ai jamais osé un geste en public à l’adresse de John.
Comme le veut la politesse, il n’était pas question que nous abordions le fond du problème qui nous importait, à savoir la relation de nos deux enfants, avant d’avoir exploré tout un tas d’autres sujets.
C’est ainsi que j’ai été amenée, à la fois par Garin et John, à raconter mon expérience singapourienne, relativement en détail, sans toutefois mentionner ceux qui auraient pu me faire rougir.
J’ai aussitôt perçu un grand intérêt de sa part. Il n’arrêtait pas de poser des questions. Et, à un moment donné, il a dit, je me souviens de tous ses mots :
— Cette histoire, il faut la tourner ! Ce néo-esclavagisme est révoltant...
Puis, un ton plus bas :
— Ratih, est-ce que vous accepteriez que j’en fasse un film ? Moyennant finances, bien entendu, avec un contrat de cession de droits en bonne et due forme.
J’ai ouvert la bouche comme un poisson qui tente de gober un moucheron, ou plutôt comme une fille qui se noie et cherche de l’air !
John m’a regardée et a surenchéri, avec son esprit aventureux d’Australien :
— Il a raison, chérie, et avec les droits, on pourra agrandir le restaurant.
Ce futur ne m’a plu qu’à moitié ; un gros conditionnel trottait dans ma tête. Au bout d’un temps qui m’a paru très long, mais qui, d’après les assistants, n’a pas dépassé les limites du raisonnable, je me suis entendue dire :
— Je ne sais pas, j’ai besoin de réfléchir. C’est si… étrange pour moi, tout ça !
Garin a aussitôt saisi la perche que je lui tendais :
— Mais bien sûr, réfléchissez-y avec John et Lia, Ratih. De mon côté, je vais demander à une scénariste de recueillir votre histoire et à mon assistante de préparer un projet de contrat, pour que vous voyiez à quoi ça ressemble et ce que ça implique.
Tout cela a été trop rapide.
Deux semaines plus tard, Garin est revenu accompagné d’une jeune femme à peu près de mon âge et nous nous sommes mis tous les trois autour d’une table. J’ai servi le thé. La scénariste a sorti un petit magnétophone de son sac. John aurait voulu assister à l’entretien, mais cela me gênait davantage de raconter mon histoire devant lui que devant ces deux quasi inconnus. Je lui ai fait signe que non. Il n’a pas insisté. Lia, pour sa part était à la madrasah (6).
Garin a dit : Ratih, il s’agit d’enregistrements préparatoires. Nous souhaiterions que vous repreniez votre parcours de l’an dernier depuis le début, tel que vous vous en souvenez. Nous vous interromprons le moins possible et nous nous arrêterons quand vous le voudrez. Ne vous pressez pas, nous ferons autant de séances que nécessaire.
J’ai acquiescé sans rien dire. J’étais tendue. J’ai avalé une gorgée de thé. La jeune femme a appuyé sur le bouton « enregistrement » du magnétophone. On m’a fait un signe comme à la radio et je crois que j’ai commencé ainsi :
« Je m’appelle Ratih Suharto. Je suis née dans la ville de Temanggung dans la province de Central Java. J’ai trente-quatre ans, je suis divorcée avec une fille de seize ans. Mes parents étaient de petits planteurs de tabac. J’adore cuisiner, j’ai appris sur le tas et je travaillais dans un “food court” de Bandung Pinang depuis près de deux ans, loin de ma famille déjà, quand, pour subvenir aux frais de scolarité de ma fille – son père ne paie que rarement sa pension alimentaire –, je me suis décidée à solliciter un permis de travail comme “maid” pour Singapour.
Mon âge, ma nationalité et mon niveau d’éducation remplissaient les critères requis. Je l’ai donc assez rapidement obtenu. J’ai même été dispensée du programme de formation pour les primoarrivants en raison de mon expérience.
L’avion, c’était trop cher pour moi, vu mon salaire au food court, alors c’est en ferry que j’ai fait la traversée, fin décembre, il y a un an et demi. Mon contrat prenait effet le premier janvier suivant »
J’ai parlé longtemps ce premier soir. De mon arrivée. De ma découverte de la ville. De la rencontre avec mes patrons chinois. De leur énorme maison. De mes conditions de travail. Je me suis arrêtée, je crois, à l’arrivée de Li Tsou, le nouveau chauffeur. Là, j’ai eu comme un petit blocage.
Garin l’a senti. Il a fait signe à la scénariste, qui a coupé le magnétophone, et a dit :
— Bon, je pense que ça suffit comme ça pour aujourd’hui. Karin va transcrire le tout et préparer ses questions pour ébaucher le décor. Elle vous les posera en début de séance prochaine avant que vous ne poursuiviez votre récit. D’accord, Ratih ?
J’ai dit oui.
Je vais arrêter là. Tout cela fait si mal encore. Comme si je cautérisais une blessure au fer rouge !
IVBagus et Lia se fréquentaient – chastement encore – depuis près d’un an, de manière non officielle.
L’éloignement des parents de Lia, son père à la capitale et sa mère à Singapour, la tutelle légère des grands-parents, son statut d’interne externée – elle se rendait dans sa famille chaque mercredi, chaque week-end et à toutes les vacances – avaient favorisé le développement de leurs relations.
Après le retour de Ratih en début d’année, à la rentrée, Bagus était entré à l’Université. En Sciences économiques. Ses parents, qui vivaient dans l’aisance, lui avaient acheté un studio pas très loin de la faculté, dans un nouveau quartier à l’européenne.
Lia, pour sa part, était en première, et se voyait plutôt faite pour la mode, le journalisme ou le commerce, sans avoir tout à fait les moyens – intellectuels comme financiers – de ses ambitions.
Chaque fois qu’ils le pouvaient, les deux jeunes gens se retrouvaient dans une salle de cinéma et, l’obscurité aidant, Lia, peu à peu, avait concédé du terrain à Bagus, le laissant même à quelques occasions lui donner du plaisir qu’elle lui rendit bientôt.
Mais l’indépendance et le statut tout neufs de Bagus amenaient celui-ci à désirer davantage.
La scène avait eu lieu un samedi après-midi au sortir d’une séance dont une bonne partie leur était restée inconnue. Bagus venait d’enfourcher son scooter, avec Lia en croupe. Avant de démarrer, il se retourna vers elle :
— J’ai une surprise ! Je viens d’emménager dans le studio que mes parents ont acheté dans le quartier de l’Université. On y va ?
— Et comment ! Je suis curieuse de voir ton petit chez-toi. Combien de mètres carrés ?
— Vingt-cinq. Mais, il y a tout ce qu’il faut, je te jure.
Bien entendu, une fois achevée la visite de la studette – kitchenette, bureau, canapé-lit, w.c., douche – Bagus avait tenté de faire voir à Lia le ciel à l’envers, mais allongée sur le lit, dans les bras de son amoureux, elle l’avait stoppé d’un geste tendre, alors qu’il entreprenait de la déshabiller :
— Arrête, Bagus, je ne prends pas encore la pilule et j’ai promis à ma mère de ne pas tomber enceinte avant mon mariage.
— Eh bien, marions-nous alors, mes parents seront d’accord, je leur ai déjà parlé de toi.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de me marier aussi jeune. Quand je vois ce que ça a donné avec les miens…
— Encore mieux. Vivons simplement ensemble alors, mais je ne veux plus être séparé de toi. Quand est-ce que tu me présentes à ta famille ?
— Tu as raison. Maintenant que John est là, ma mère voit les choses différemment. Je vais essayer de leur parler.
Mais, en fin de compte, c’est Bagus qui a effectué le premier pas, quelques jours plus tard, au restaurant, après le service du midi.
— Je peux vous dire un mot, monsieur John ?
— Oui, bien sûr, Bagus.
Le jeune homme prit une longue inspiration avant de se lancer :
— Lia et moi, euh… nous voudrions vivre ensemble.
John Cochran le regarda en face en plissant le front :
— Vivre ensemble ! Comme vous y allez ! Lia n’a pas encore dix-huit ans.
— Mais elle va les avoir dans quelques mois et je ne veux plus être séparé d’elle.
— Ça, je le comprends bien, mais tu comprendras aussi que sa mère et moi nous pensions différemment.
— Je croyais que vous…
— Comprends-moi, Bagus. Ratih, après plusieurs années de séparation, vient de retrouver sa fille il y a moins d’un an et toi tu veux la lui reprendre. À sa place, que dirais-tu ?
— Je ne sais pas…
— Tu ne sais pas, mais tu peux imaginer, non ?
— Oui, peut-être…
— Écoute-moi. Je ne suis pas opposé à votre relation. Je trouve que vous allez bien ensemble. Mais j’ai besoin d’un peu de temps pour le faire admettre à Ratih, tu comprends ?
Bagus inclina la tête en silence. Ce n’était pas ce qu’il espérait, mais c’était quand même mieux que ce à quoi il s’attendait. Il ressortit du restaurant, un demi-sourire aux lèvres. Lia le guettait, de l’autre côté de la rue, assise sur le scooter jaune fluo de son petit ami.
— Alors, qu’est-ce qu’il a dit ?
— D’y aller doucement. Ta mère n’est pas encore prête.
— Je te l’avais bien dit. Elle va en faire une jaunisse si je quitte la maison pour aller m’installer chez toi. On va devoir attendre quelques mois de plus. Tu veux bien ?
Avec toute l’insouciance de leur âge et leur mépris des codes établis, les deux jeunes gens scellèrent leur accord d’un long baiser, sans remarquer que d’une fenêtre du premier étage, Ratih, cachée derrière les jalousies, les observait avec une moue de désapprobation, tout comme les quelques témoins de la rue.
VLorsque je suis tombée amoureuse de Li Tsou, jamais je n’aurais imaginé que cela aurait pu entraîner mon renvoi aussi rapide, même si je savais, dès le départ, que ce sentiment me faisait prendre des risques.
C’est l’attirance de Mme Chang, ma patronne, pour le chauffeur qui a tout compliqué. Lorsque je les ai surpris dans le garage, j’ai su que j’allais avoir des ennuis. J’ai menti comme j’ai pu, mais la « tigresse » ne m’a pas crue et, à partir de ce moment, elle a cherché le moindre prétexte pour me renvoyer. Et elle a fini par le trouver. Et à se venger, du même coup, de l’infidélité chronique de son mari qui tenait comme à la prunelle de ses yeux à cette jarre qu’elle a brisée pour me faire accuser.
Moi contre elle, c’était l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, je n’avais aucune chance de m’en tirer. Je m’en veux tellement ! Jamais je n’aurais dû descendre au garage ce matin-là. Je savais ce que j’allais y voir, mais je voulais en avoir confirmation.
Ma jalousie de femme amoureuse m’a perdue, c’est sûr. Je n’avais jamais connu ce sentiment auparavant – enfin si, dans les yeux de mon mari, avant qu’il ne me trompe avec une autre. Mais l’éprouver dans sa chair, ça n’a rien à voir ! C’est tellement violent.
Si la surprise ne m’avait pas amenée à lâcher ces bouteilles, en chutant dans l’escalier, et à me blesser du même coup, je crois que j’aurais été capable de l’étrangler, la « tigresse », pardon, Madame Chang.
Je suis certaine que c’est elle qui lui a sauté dessus. Et Li Tsou ne pouvait rien lui refuser sans risquer de perdre sa place, lui aussi. Ce qui est finalement arrivé après que son mari les ait vus sortir ensemble d’un hôtel.
M. Chang aurait peut-être accepté de me garder – à condition que je travaille pour rien le temps de rembourser les prétendus 50 000 dollars de la jarre cassée. Autrement dit, dix ans ! C’était impossible, de toute façon.
Mais la tigresse voulait obtenir mon renvoi et m’interdire à jamais de revenir travailler à Singapour. Alors, elle a révélé à son mari l’incident de la piscine – leur fils était tombé dedans en jouant au ballon – et dit que je l’avais mal surveillé. Le tour était joué.
Voilà comment j’ai été renvoyée.
En moins de quarante-huit heures, je me suis retrouvée dans un avion en partance pour Jakarta, avec sur mon passeport la mention infamante : « NOT ALLOWED TO RETURN TO SINGAPORE7 »
J’étais tellement fatiguée par ce bouleversement que j’ai dormi presque tout le temps du voyage en autobus de Jakarta à ma ville natale. Ce n’est qu’à l’approche des deux volcans tutélaires de la contrée que j’ai repris contact avec la réalité.
J’espérais trouver en arrivant le réconfort de ma famille. Ce fut tout autrement.
Mon père sut immédiatement à quoi s’en tenir et, à peine passé le moment heureux des retrouvailles, n’eut de cesse de me pousser aux aveux. Ce que je dus me résoudre à accomplir, pour ma plus grande honte.
Ma mère essaya bien de l’amadouer, mais le verdict du patriarche ne tarda pas à tomber : j’étais chassée de la maison, avec un petit délai d’une semaine pour me retourner.
Finalement, ils étaient d’accord entre eux : par mon comportement inconséquent, j’avais ruiné les finances familiales et, suprême offense, attiré l’opprobre sur eux et moi.
Mes maigres économies me permettaient tout juste de louer une chambre minable en ville pendant quelques semaines, mais je fis front et ne laissai rien paraître.
Une dernière épreuve m’attendait et pas des moindres : quel accueil allait me réserver ma fille adolescente ? Comment pourrais-je désormais payer la pension de la madrasah assez chère qu’elle fréquentait ?
Elle devait normalement rentrer chez mes parents pour le week-end. Je décidai d’aller la chercher à la sortie des cours, ce samedi-là.
Je pensais naïvement que nous nous serions précipitées chacune dans les bras de l’autre, après une aussi longue absence.
Et j’allai d’étonnement en mauvaise surprise et amère déception : tout d’abord, Lia avait beaucoup changé ; j’avais quitté une adolescente, je retrouvais une jeune fille ! Et tout ce qui va avec : maquillage, petit ami… Je n’osai imaginer le reste.
C’est ce jour-là que je vis Bagus pour la première fois. De loin. Lorsque Lia m’aperçut, sur un signe qu’elle lui adressa, celui-ci lui tendit le sac qu’il portait à l’épaule, alors qu’il s’apprêtait à la raccompagner sur un scooter jaune fluo, sans casque évidemment !
Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Lorsque je révélai à ma fille le motif de mon retour, elle le prit très mal et finit par claquer la porte du café où nous étions allées boire un verre.
Elle non plus n’acceptait pas que j’aie ainsi mis à mal l’économie familiale et compromis la poursuite de ses études.
C’est donc complètement abattue que j’ai réintégré ma misérable chambre en ville. J’avais oublié les conditions de vie de bien des gens d’ici – après douze mois passés dans le luxe de Singapour !
Et ce qui suit, un sentiment inconnu m’a empêchée jusqu’à présent de le révéler à quiconque. Ce soir-là, en effet, oppressée dans ma soupente comme je ne l’avais jamais été dans ma chambrette singapourienne, je suis ressortie traîner du côté des hôtels à touristes proches de la gare. J’avais besoin de parler à quelqu’un. Malgré ma tenue défraîchie, on n’a pas tardé à m’aborder, à me payer un verre, à m’inviter à dîner… et plus si affinités. J’ai accepté.
J’ai bu deux bières, oublié pour un moment tous mes soucis dans cet alcool auquel je n’étais pas habituée et gagné en un soir, dans les bras d’un Européen pas trop mal de sa personne, de quoi payer un mois de la pension de Lia.
Dégrisée, après un trop court moment d’oubli, et l’argent de la honte en poche, j’ai quitté la chambre en pleine nuit et me suis enfuie par l’escalier de secours de l’hôtel.
J’avais atteint le fond. Ou je remontais, d’une manière ou d’une autre, ou je coulais définitivement.
C’est le lendemain matin, en découvrant au-dessus de la brume, la silhouette du mont Sundoro dans l’encadrement de ma fenêtre que j’ai pris la décision d’en tenter l’ascension, en guise de pénitence et, peut-être, de châtiment…
J’ignorais que j’allais vivre des moments bien plus durs encore. Jusqu’à quand, mon Dieu ?
VILorsque Karin est revenue pour une seconde séance d’enregistrement, je m’étais mieux préparée, j’avais un peu choisi mes mots dans ma tête. Je ne voulais pas être prise au dépourvu.
Ce jour-là, j’ai raconté comment je suis tombée amoureuse de Li Tsou, ma lutte impossible contre ce sentiment, son indifférence du début, puis cette espèce de camaraderie à laquelle nous sommes parvenus au bout de quelques mois, quand il a commencé à m’emmener chaque jour ou presque au Sentosa Express.
Il est clair qu’avec ses vingt ans, il me voyait comme une aînée à qui il devait le respect et, au début, cette conduite me convenait. Je peux même dire que je l’ai encouragé dans cette voie.
Mais bientôt, j’ai commencé à me maquiller davantage, à m’habiller avec plus de soin et, bien entendu, ma patronne l’a tout de suite remarqué. Elle a aisément lu dans mon jeu, sans s’en inquiéter de trop au début, bien consciente de ses armes à elle, qui étaient bien plus puissantes que les miennes, j’en conviens ! Je suis peut-être jolie, mais Mme Chang, elle, est sexy, terriblement sexy, et, aux yeux d’un homme, jeune de surcroît, cela fait toute une différence !
Et puis, elle n’a pas attendu bêtement comme moi que Li Tsou fasse le premier pas, non, elle l’a sciemment provoqué ce matin-là, dans le garage, en descendant, déshabillé ouvert. Et comme Li Tsou tentait de repousser ses avances, elle lui a clairement dit qu’elle voulait qu’il la prenne, là, tout de suite, comme une chienne qu’elle est !
Il a cédé. Une partie de moi lui en veut, l’autre lui pardonne. Il n’était pas amoureux de moi, hélas, et elle a exercé un chantage ignoble à son encontre.
Karin me laissait parler, sans m’interrompre. Ce n’est que lorsque je marquais un temps d’arrêt un peu plus long que les autres qu’elle relançait la conversation par une question, souvent incidente, secondaire, qui me remettait en marche sans me pousser dans mes retranchements. Preuve de son habileté dans son exercice. J’ai su par la suite, parce que j’ai fini par la questionner à mon tour, qu’avant d’être scénariste, elle avait exercé comme psychologue clinicienne.
— Quel âge avait Mme Chang ?
— Je dirais mon âge, mais maquillée et habillée comme elle l’était, elle en paraissait presque dix de moins. Si son mari la trompait, il était néanmoins très fier de l’exhiber à son bras dans les soirées mondaines auxquelles ils participaient, dans la gentry singapourienne.
J’ai raconté ensuite mon départ précipité. Elle m’a fait détailler l’épisode de la clé que j’avais omis de rendre et que j’avais jetée dans la rivière avant d’embarquer. Ce geste, à haute portée symbolique, était pour elle d’un grand intérêt.
Puis ce furent le long voyage du retour, mon étonnement devant les transformations que mon pays avait connues depuis mon départ – la montée du terrorisme musulman, l’invasion de la publicité et du portable – et mon arrivée chez mes parents.
Arrivée à ce point de mon récit, j’ai à nouveau connu comme un blocage. C’était encore trop douloureux. Karin a hésité, je l’ai lu sur son visage, puis elle a dit :
— Ne crois-tu pas que le temps est venu de te (nous avions adopté le tutoiement dès cette seconde rencontre) libérer de ce poids qui t’oppresse ?
J’ai soupiré :
— Tu as sans doute raison.
Et j’ai poursuivi.
— Mon père était un homme sévère, mais juste. Et moi, enfant unique, j’étais le seul soutien de la famille. C’est pourquoi il n’a pas admis qu’une affaire de cœur – dans le meilleur des cas, a-t-il dit – ait pu m’amener à mettre en péril la subsistance de tous. J’avais eu tort, je le savais bien, mais j’espérais son pardon. Il a tout juste eu le temps de me le donner. La honte et le chagrin, ajoutés à des problèmes cardiaques, l’ont emporté quelques mois après mon retour.
Ce fut ensuite l’anecdote de la carte de visite de John retrouvée dans l’anorak que je portais lors de mon ascension désespérée du Sundoro et l’aveu que ma première rencontre avec mon sauveur était restée gravée dans ma mémoire, mais aussi dans mon cœur. Et la seconde, bien plus encore.
Karin a souri :
— Raconte-moi les deux, si tu veux bien.
— Curieusement, le souvenir de la première à présent a perdu de sa netteté : après plusieurs heures d’une ascension de plus en plus pénible, à travers champs, forêt, puis broussailles et pierriers, j’avais finalement atteint le sommet à 3136 mètres d’altitude, au bord de l’apoplexie. Pour moi, qui ne suis pas très sportive, c’était un exploit ! Je venais de contourner le cratère principal par la gauche pour gagner une sorte de plateau herbeux appelé Alun Alun, où les ascensionnistes montent leurs tentes : c’est là qu’à bout de forces, je me laissai tomber au sol et… m’évanouis.
Lorsque j’ai rouvert les yeux, c’est le visage constellé de taches de rousseur de John que j’ai vu en premier, au-dessus de moi. Puis son sourire étincelant, et ses yeux bleu pervenche. Avant que ses mots rassurants ne parviennent à mes oreilles, dans le brouillard cotonneux où je flottais encore. Lui et ses collègues m’ont aidée à redescendre, par l’autre versant du volcan, jusqu’au village de Sigedang où j’ai pu reprendre des forces. Et, avant de partir, il m’a laissé sa carte de visite, en me disant de passer à l’occasion au restaurant qu’il tenait en ville avec un ami, car il aurait aimé me revoir.
Cette dernière phrase m’avait à la fois laissée songeuse et pleine d’émotion. Il y avait si longtemps qu’on ne s’était intéressé à moi comme une vraie personne !
Après le décès de mon père, j’étais revenue à la maison aider ma mère après les ménages que je réalisais en ville et, le travail aidant, j’avais enfoui le souvenir de cette rencontre dans un coin perdu de ma mémoire, jusqu’à ce qu’un jour, je retrouve la carte de visite de John dans une poche de mon anorak.
Le lendemain, nous nous rencontrions pour la seconde fois ! Ce jour-là, je m’en souviens fort bien.
J’avais hésité toute la nuit, pour l’achever sur une décision positive. Alors, au matin, je m’étais habillée et maquillée avec plus de soin que d’ordinaire. Et dès que j’ai eu terminé les quelques heures de ménage que j’avais trouvé à accomplir, je suis allée flâner du côté du restaurant qu’il tenait avec son ami. Cela s’appelait alors « The Kitchen ». Je suis passée devant plusieurs fois, espérant qu’il m’apercevrait et me hèlerait. En vain. J’ai dû me décider à pousser la porte.
Il est venu vers moi, il m’a complimentée et j’ai rougi. Puis, assis à une table, lui devant une bière, moi devant un thé au jasmin, il m’a raconté sa vie aventureuse d’Australien et moi un peu de mon année à Singapour.
Quelques jours plus tard, il est venu chez nous me demander de travailler avec lui au restaurant et nous ne nous sommes plus quittés jusqu’à aujourd’hui. Voilà.
Karin a arrêté le magnétophone.
— Très bien. Merci beaucoup Ratih. À partir de ces deux enregistrements que nous avons réalisés, je vais préparer un questionnaire détaillé pour fixer les détails de temps, de lieu, de décor, de vêtements, d’ambiance, etc. Puis, lorsque nous aurons tes réponses, avec Garin, nous écrirons un scénario et un script que nous te soumettrons pour avis et retouches.
— Excuse-moi, Karin, c’est quoi la différence entre les deux ?
— Pour faire simple, le scénario, c’est l’histoire mise noir sur blanc, le script y ajoute le découpage en séquences, plans et mouvements de caméra. Tout cela peut prendre quelques mois, ne t’inquiète pas si tu n’entends pas parler de nous avant plusieurs semaines, d’accord ?
J’acquiesçai.
— En attendant, Garin m’a chargé de te remettre ce contrat que tu vas devoir étudier avec John et éventuellement un avocat, si vous le souhaitez, avant de le signer.
Elle me tendait une chemise cartonnée. Je l’ouvris. Celle-ci contenait une vingtaine de feuillets dactylographiés, remplis d’articles, d’alinéas, d’astérisques, de renvois, qui m’arrachèrent une grimace à l’idée de devoir les lire et les comprendre dans le détail.
Je ne pouvais cependant pas signer les yeux fermés non plus. On y mentionnait des sommes en dollars dont j’étais totalement incapable de juger du bien-fondé ou non.
Je verrais cela demain...
VIIJohn insista pour que Ratih fasse étudier ce contrat par un avocat spécialisé dans le domaine audiovisuel avant de signer. Moyennant une centaine de dollars, l’homme assura à celle-ci que les conditions proposées étaient honnêtes.
Ratih cédait l’exclusivité de la mise en images de son histoire contre dix mille dollars cash, plus un pourcentage de dix pour cent sur les recettes du film, pour le temps de son exploitation en salles ainsi qu’en vidéo et VOD. Un contrat d’édition du scénario romancé l’assurait également de dix pour cent des recettes générées par ce biais.
Ratih donna donc son accord un mois plus tard, dans les bureaux de la société de production de Garin, à Jakarta.
Le lieu, le décor et l’objet de sa présence, lui rappelèrent ce jour de janvier, dix-huit mois plus tôt, lorsque, dans son bureau singapourien, M. Wu lui avait fait lecture de son contrat de travail, avant de la mettre en présence de M. & Mme Chang, ses nouveaux employeurs.
Elle eut un pincement au cœur, en se remémorant cet instant crucial de sa vie passée. Quel chemin parcouru en fin de compte ! Ratih devait se forcer pour y croire. Ce n’était pas encore la fortune, mais cela y ressemblait déjà beaucoup.
John et elle investirent aussitôt son petit pactole dans une mise aux normes de la cuisine de leur restaurant, un renouvellement du mobilier et de la décoration. Sur la totalité du seul mur plein de la salle, une peinture à la fresque vint reproduire le logo qu’ils avaient retenu pour l’établissement : ce soleil rouge se profilant derrière la silhouette du mont Sundoro. Avec quelques plantes vertes devant, c’était du plus bel effet.
Cependant, la nuit, parfois, Ratih se demandait en silence si elle n’aurait pas mieux fait de mettre cet argent de côté pour assurer des jours moins fastes. Elle voyait le projet de Garin capoter, faute de financement, ou son film disparaître de l’affiche au bout d’une semaine, faute de public. Le réalisateur l’avait bien prévenue que les deux risques existaient, même s’il pensait être en mesure de les conjurer, le premier grâce au succès commercial de son précédent film, le second, par le caractère même de son histoire à elle.
Puis, Ratih se raisonnait en se disant que le pire n’est jamais sûr et, se pelotonnant contre John, se rendormait d’un sommeil apaisé.
Trois mois plus tard, alors qu’elle commençait à se demander si le projet n’était pas tombé aux oubliettes, elle reçut par la poste la version provisoire du scénario.
Elle dut attendre le soir, sa journée finie, pour se plonger dedans, le cœur rempli d’appréhension.
C’est une sensation très étrange que de lire sa propre histoire dans les mots d’une autre personne. Ratih, qui était plutôt lectrice de revues, magazines et romans-photos sentimentaux, eut tout d’abord de la difficulté à appréhender tant de texte. Puis, très rapidement, son esprit plaqua des images sur les mots du scénario. Elle se revit débarquant du ferry à Tanah Merah, signant son contrat dans les bureaux de M. Wu, découvrant l’immense Villa Paradise… Karin avait su recréer son vécu avec assez de fidélité pour qu’elle s’y reconnaisse.
Prenant des notes au vol, elle put à la fin de sa lecture préciser divers détails, pour la forme et par acquit de conscience plutôt que par réel désaccord, avant de donner son approbation.
Garin qui, de son côté, avait bouclé son financement, organisa un premier casting pour dénicher l’héroïne du film.
Diverses actrices indonésiennes de renom avaient été présélectionnées par l’intermédiaire de leurs agents, des débutantes aussi.
C’est ainsi que le matin de la première séance, dans des locaux des Jakarta Studios de Rempoa, loués par Garin pour l’occasion, l’on vit côte à côte sur les banquettes de la salle d’attente, des actrices indonésiennes comme Julie Estelle, Karina Salim, Sigi Wimela, Imelda Therinne, Tara Basro, ou Stefanny M. Sugiharto.
Garin commença par auditionner les plus jeunes. Julie Estelle, La « Fille aux marteaux » du long métrage The Raid 2, encore auréolée de ses deux scènes d’action d’anthologie et Karina Salim, dernièrement apparue dans un film de genre plus confidentiel, étaient de celles-là, avec leurs 27 et 24 ans respectifs. C’était aussi le cas de Stefanny Marcelina Sugiharto et de Tara Basro, jeune étoile montante, venue d’Australie. Mais, toutes présentaient des traits un peu trop européanisés, de par leurs origines métisses.
Restaient Sigi Wimela et Imelda Therinne, qui avaient l’âge du rôle, c’est-à-dire la trentaine. Venues comme la plupart des actrices indonésiennes, de l’univers du mannequinat, chez Élite ou ses consœurs, elles présentèrent au réalisateur une image trop sophistiquée qui lui déplut. Cependant, la dernière, auréolée de sa couronne de meilleure actrice aux Indonesian Movie Awards de 2013 défendit chèrement ses chances.
Arguant de sa condition de mère, elle affirma être la seule en mesure de comprendre et restituer les angoisses de Ratih dans le rôle.
Chacune des candidates tourna les deux mêmes bouts d’essai : la scène, muette, de l’arrivée à Tanah Merah, sur le ferry, toute en introspection, et celle de l’embauche dans les bureaux de M. Wu.
Certaines se laissèrent aller à un expressionnisme qui n’avait aucune chance d’être retenu. D’autres, trop habituées à mettre en valeur leur physique, ne surent pas restituer la beauté discrète que Garin recherchait.
Finalement, aucune ne lui convint. Elles furent donc congédiées avec la phrase rituelle : « On vous écrira » ou sa variante actuelle : « On vous rappellera ».
Faute de ressource adaptée dans le vivier des actrices patentées, Garin entreprit alors de rechercher son héroïne dans la rue. Il commença à insérer des avis de casting dans les journaux, à placarder les bars, les marchés, les commerces…
Inutile de dire qu’un flot de filles et de femmes, dépourvues de moyens de subsistance ou en mal de notoriété, déferla aussitôt sur les Jakarta Studios.
Une assistante de Garin, pendant plusieurs jours, opéra un premier tri sur l’apparence, pour ne retenir que le dessus du panier : une centaine de filles au total.
Hélas, la plupart n’avaient pas l’âge du rôle. Et le dixième restant s’avéra aussi décevant que les professionnelles, mais pour d’autres raisons. Authentiques dans leurs gestes et attitudes, elles manquaient cruellement de charisme et « passaient mal » à l’image. D’autres présentaient une élocution trop populaire ou un niveau d’anglais bien insuffisant.
Au bout d’un mois de recherches infructueuses, Garin s’arrachait les cheveux. L’argent filait et cela ne pouvait durer plus longtemps. C’est son épouse qui lui souffla un soir la solution :
— Pourquoi tu ne demanderais pas à Ratih de jouer son propre rôle ? Commercialement, ce serait porteur, non ?
— Elle n’acceptera jamais. Et en serait-elle capable ?
— Qui ne tente rien…
VIIILa vie bruissait à Temanggung, au rythme d’un trafic, de plus en plus dense chaque jour, de motocyclettes, scooters, autos et camions, sans compter les vélos et les cyclo-pousses. Tout cela dans un concert dissonant de klaxons, pétarades et coups de sifflet autoritaires des agents de la circulation.
De temps à autre, des musiques tonitruantes échappées de vitres ouvertes venaient couvrir de leurs basses exacerbées, ce fond sonore déjà élevé.
Les étals débordaient des échoppes et passants et touristes déambulaient autant sur la chaussée que sur le trottoir. À leurs risques et périls. Des chargements aussi hétéroclites qu’instables circulaient sur des vélos ou des motocyclettes d’un autre âge. Des familles entières s’entassaient sur des scooters… Les automobiles étaient encore réservées à la classe dirigeante, aux commerçants fortunés et aux expatriés.
Ce samedi matin-là, Ratih finissait de renouveler la carte mensuelle du restaurant lorsqu’elle vit débarquer au Sundoro Sunrise un groupe de trois personnes qu’elle ne s’attendait pas à revoir de sitôt : Karin, la scénariste, Garin et sa blonde épouse Ulla. John n’était pas encore revenu du marché. Elle s’avança donc vers eux, le sourire aux lèvres et une sourde inquiétude au cœur.
— Soyez les bienvenus ! Qu’est-ce qui me vaut cette délégation matinale ? Pas une mauvaise nouvelle, j’espère ?
— Non, non, Ratih, rassurez-vous, au contraire, enfin, je veux le croire, dit Garin, en s’inclinant à l’indonésienne, la main sur le cœur. Est-ce que vous pourriez nous consacrer un moment ?
— Oui, oui, bien sûr.
Elle passa en cuisine donner diverses instructions sur le ton sans réplique qu’elle avait appris à utiliser avec ses subordonnés, puis revint vers ses hôtes.
— Venez par ici.
Elle les fit asseoir autour d’une table ronde isolée derrière un paravent, prit place à son tour et dit :
— Alors, que se passe-t-il ? Que voulez-vous de moi ?
Karin prit la parole.
— Voilà un mois que nous sommes à la recherche d’une actrice pour tenir votre rôle, Ratih, et nous ne trouvons personne à nous convenir. Nous vous avons amené les bouts d’essai pour que vous donniez votre avis.
— OK, d’accord.
Karin sortit un ordinateur portable de son élégant sac Dicota Lady Success et l’ouvrit devant Ratih, puis lança la première vidéo.
Ratih vit avec stupeur et consternation des filles de toute beauté jouer dans un style bollywoodien les premières scènes de son histoire. On n’y croyait absolument pas ou du moins, elle ne se reconnaissait pas un instant dans ces personnages.
Pourtant, les indications de Karin étaient claires et correspondaient à ses états d’âme d’alors. Alors, quoi ?
Lorsqu’elle eut achevé de visionner les essais les moins mauvais que Garin et Karin avaient sélectionnés pour elle, elle leva un regard désappointé vers eux.
— Aucune ne convient, vous êtes sûrs ? interrogea-t-elle, sur un ton désabusé qui manifestait clairement qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Absolument et c’est pourquoi nous sommes ici pour… vous demander de tenir votre propre rôle.
— Quoi ? Mais je ne suis pas actrice, moi, vous êtes fous…
— Vous n’êtes pas actrice, mais vous connaissez l’histoire par cœur, vous l’avez vécue, nulle mieux que vous ne saura trouver les gestes, les regards, les intonations qui conviennent…
— Non, non, j’aurais trop peur… je vais bafouiller, rougir, me tromper… Il n’en est pas question !
Garin reprit :
— Vous aurez tout le temps d’apprendre, Ratih, le cinéma est une longue école de patience, vous savez, on attend et on recommence beaucoup.
Derrière le groupe se profilait à présent John, revenu du marché. La dernière réplique de Garin le mit tout de suite au courant du problème posé, mais c’est Ratih, l’apercevant, qui parla la première :
— Aucune des actrices pressenties ne convient, ils veulent que je joue le rôle, tu te rends compte, c’est complètement fou ! Comme si je pouvais faire l’actrice ! Et puis, il y a le restaurant. C’est doublement impossible !
Garin intervint :
— La production prendra en charge le salaire de votre remplaçant, le temps de votre absence, pour que le restaurant puisse continuer à fonctionner. Vous aurez un mois pour le former.
John parla enfin :
— On dirait que vous avez prévu toutes les objections, mais vous imaginez bien qu’il n’est pas question que nous vous donnions une réponse sur-le-champ.
— La nuit porte conseil, à ce qu’on dit, reprirent à l’unisson Karin, Garin et Ulla, trahissant davantage encore un plan prémédité, mais nous vous laissons tout le week-end pour réfléchir et consulter vos enfants. Nous vous demandons de nous donner une réponse de principe lundi et si elle est positive, vous recevrez une proposition de contrat chiffrée sous huitaine.
— Et si elle est négative, chuchota Ratih ?
— Dans, ce cas, je crains devoir renoncer à ce projet, hélas ! Ce serait la mort dans l’âme, mais s’il n’y a pas d’autre solution satisfaisante… Je m’y résoudrai… Bon, nous allons vous laisser maintenant. À lundi, au téléphone, d’accord ?
John et sa compagne esquissèrent un signe d’assentiment empreint d’inquiétude.
Ulla et Karin embrassèrent Ratih, Garin lui donna une poignée de main appuyée et tous trois sortirent du restaurant, laissant Ratih et John en proie à un tumulte de pensées contradictoires.
IXVoilà plusieurs jours que je n’ai rien écrit dans ce « journal d’avant ». Une mauvaise passe. Je refusais de descendre au réfectoire et d’aller en promenade. Ce n’est que lorsqu’on a menacé de me supprimer les parloirs téléphoniques que j’ai eu un sursaut. Pas encore voulu couper le mince cordon qui me rattache au monde extérieur.
Je reprends donc le fil de mon récit.
Si je m’étais sentie aussi déstabilisée que fière quand Garin avait proposé d’acheter mon histoire pour en tourner un film, je le fus bien plus encore lorsqu’il revint me demander d’y tenir le rôle principal.
Cette perspective m’effraya au plus haut point. Des images anciennes me revenaient en mémoire : au collège et au lycée, j’avais participé à quelques représentations théâtrales, organisées par des professeurs dans le cadre de l’enseignement, alors que j’étais une adolescente boulotte, mal dans sa peau.
Bien entendu, je n’y avais pas tenu le premier rôle et j’en avais gardé un souvenir plutôt douloureux. Comme une idiote, j’imaginais le regard de tout le public fixé sur moi, mes boutons et mes bourrelets, alors que je n’étais qu’une figurante anodine dans un tableau d’ensemble !
De ce point de vue, j’avais une revanche à prendre !
Après le départ de nos trois visiteurs, John et moi avions attendu avec impatience et inquiétude le retour de Lia. Comme d’habitude, c’est Bagus qui la ramenait sur son scooter fluo.
Dès qu’elle entra dans le restaurant, elle flaira quelque chose d’inhabituel :
— Vous en faites une drôle de tête ! Il se passe quelque chose ?
— On peut dire ça, oui, intervint John, mais rien de grave, rassure-toi, Lia. On vient de faire à ta mère une proposition inespérée…
— Pour le restaurant ?— Non, tu n’y es pas du tout, bien que cela ait quand même quelque chose à voir avec.
John souriait en coin, Bagus était interloqué et Lia trépignait d’impatience à présent, en m’interrogeant :
— Bon, allez, ne nous faites pas languir plus longtemps, c’est quoi, alors ?
Je me décidai enfin à parler :
— Tes parents sortent d’ici, Bagus.
— Comment ça ? Pourquoi ? s’inquiéta aussitôt le petit ami de Lia, craignant pour leur relation.
— Ton père voudrait que je joue mon propre rôle dans son film. Il n’a pas trouvé d’actrice à lui convenir pour cela.
— Wôw ! Super ! lancèrent à l’unisson les deux jeunes gens.
— Ce n’est pas si simple, Lia. Tu le sais, toi, Bagus.
— Si mon père dit que vous pouvez tenir le rôle, alors il faut le croire. Ce n’est pas la première fois qu’il emploie des non-professionnels. C’est un de ses dadas. Laissez-vous porter, Ratih, il sait faire.
— Personne ne sera plus crédible que toi dans le rôle, maman, continua Lia. C’est une chance, incroyable, tu te tends compte ?
— Justement, je trouve que j’en ai déjà eu beaucoup, ces derniers temps. Je ne veux pas tenter le diable.
— Ça, c’est de la superstition pure et simple, maman. Tu ne vas quand même pas renoncer à devenir une vedette par superstition ?
— Devenir une vedette ! Tout de suite les grands mots. Ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais de vous quitter, vous et le restaurant, pour plusieurs mois. Voilà mon souci, avec, bien entendu, ma capacité à interpréter à l’écran mon propre rôle.L
es deux jeunes gens ne se donnaient pas pour battus. Bagus reprit :
— C’est une chance incroyable, Ratih, une fierté pour vous et pour nous, vous ne pouvez pas laisser passer ça !
— Oui, maman, réfléchis, si le film marche, c’est peut-être la fortune !
John mit un terme à la discussion :
— Bon, nous allons réfléchir, enfin surtout Ratih et on verra demain. La nuit porte conseil, non ?
XGarin et son équipe s’arrachaient les cheveux. La date de début de tournage ne cessait d’être reportée. Deux mois déjà avaient été perdus. Les autorisations se faisaient attendre.
La bureaucratie indonésienne s’est toujours montrée lente et il fallait souvent mettre de « l’huile » dans ses rouages, mais il avait eu beau s’y employer comme à chaque fois, aucun résultat jusqu’à présent.
Appels téléphoniques, entrevues, repas offerts dans de bons restaurants, grands crûs livrés au domicile des décisionnaires n’aboutissaient qu’à des réponses dilatoires. Pas de refus officiel, mais pas d’autorisation de tournage ni de financement non plus.
L’argent, il pouvait encore s’en arranger, il réinvestirait tous les bénéfices de son précédent film, c’est tout, mais par contre, il ne pouvait prendre le risque de se lancer sans être en règle au plan administratif, sous peine de mettre le projet en péril. Une équipe de tournage d’une bonne cinquantaine de personnes, cela ne passe pas inaperçu et la police était très présente dans le pays. Ses informateurs aussi. Il ne voulait pas voir débarquer une cohorte de Jeep remplies d’hommes en armes qui interrompraient l’ouvrage, molesteraient les gens et confisqueraient le matériel !
Il fallut l’entremise de son épouse, qui dut jouer de son charme slave, pour qu’un sous-fifre du Ministère des Affaires Culturelles consente à regarder le dossier et finisse par lui dire que le Gouvernement ne voyait pas d’un bon œil « le tournage d’un biopic sur une ressortissante qui avait démérité. En conséquence de quoi, dans son état actuel, le scénario ne pouvait être avalisé ».
Garin réfléchit un moment au sens qu’il devait donner à ces deux phrases et à ce verbe : « démériter ». Pour le Gouvernement, qu’une ressortissante ait été expulsée de Singapour équivalait donc à une sorte d’affront. C’était pousser un peu loin le nationalisme ! D’un autre côté, cette réponse ne fermait pas la porte et signifiait qu’il fallait seulement revoir l’intrigue.
Oui, mais Garin ne voulait pas modifier son scénario et d’ailleurs Ratih ne l’aurait pas accepté.
Le Gouvernement de Singapour, où il avait également déposé un dossier, se montra tout aussi réticent. Le projet ne donnait pas une très bonne image de la communauté chinoise dirigeante, c’est le moins que l’on puisse dire, et donc l’autorisation de tournage lui avait été refusée au premier examen, à l’unanimité des membres de la commission concernée.
Finalement, c’est du Vietnam et de Hong Kong que vint le salut. Garin voulait tourner autant que possible en décors naturels. Les scènes d’extérieur et celles chez les parents de Ratih, pouvaient être réalisées sans problème dans une rizière du delta du Mékong. Le luxe de la Villa Paradise fut retrouvé sans trop de difficultés dans une agence de location de somptueuses demeures de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong (8).
Ratih prit assez mal cette rebuffade de son pays et le « non » catégorique de Singapour, mais par contrat, il lui fallait se plier aux décisions du réalisateur. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur. Cela lui donnerait l’occasion de découvrir deux nouveaux pays : elle n’était jamais allée ni au Vietnam, ni à Hong Kong.
Restait cependant un écueil sérieux : où tourner l’ascension finale du mont Sundoro ? Après d’assez longues recherches, Garin se décida à demander une autorisation de tournage sur le mont Apo, dans l’île de Mindanao, aux Philippines, à six heures de vol de Jakarta. De hauteur similaire au mont Sundoro, c’était comme lui un stratovolcan potentiellement actif. Le problème, c’étaient les fumées envahissantes dues à de fréquents incendies de forêt sur les pentes boisées du volcan. Il fallait s’attendre à des contretemps. Mais il ne disposait plus d’autre solution.
Quatre mois plus tard, enfin, les trois autorisations de tournage en poche, financement bouclé, équipe technique engagée, casting terminé et matériel mis en caisses, Garin affrétait un moyen-courrier de Hong Kong Airlines qui déposait acteurs, techniciens et flight-cases sur le tarmac de l’île Huan Fu Zu par un jour gris, comme il en est beaucoup là-bas, en raison de la pollution galopante. L’indice de la qualité de l’air9 dépassait la cote d’alerte de 300 et tous durent s’équiper de masques respiratoires qui leur donnèrent une vague ressemblance avec le Dark Vador de Star Wars. Par chance, on annonçait le retour de l’index dans les bornes acceptables de 25 à 100 pour les jours prochains. Ouf !
Ratih avait déjà dû porter le masque à Singapour, lors d’épisodes de haze10, dus aux fumées des feux de déforestation indonésiens. Mais la plupart des équipements disponibles avaient une efficacité plus symbolique que réelle contre les particules fines, les plus présentes.
Celui qu’on lui remit à sa descente d’avion lui parut plus performant.
Ainsi protégé, une fois accomplies les formalités de police et de douane, assez longues et minutieuses, tout le groupe monta dans une série de vans aux vitres teintées, tandis que le matériel était chargé dans deux fourgons.
Garin n’avait emporté que l’essentiel. Le reste de la logistique serait loué à la journée ou la semaine en fonction des besoins. Hong Kong disposait de tout le nécessaire.
XIAprès la décision, difficile pour moi, que nous avions prise avec John et les enfants, pendant plusieurs semaines, j’avais très mal dormi. Toutes les nuits, je me tournais et retournais sans cesse, à tel point qu’un matin, au réveil, j’eus la mauvaise surprise de ne pas voir John à mon côté. Sautant hors du lit, je le trouvai couché en chien de fusil par terre sur une natte !
— Tu m’as fait peur. Je me suis réveillée et je ne t’ai pas vu. Il est quelle heure ?
Se redressant sur un coude, il lorgna d’un œil encore ensommeillé vers le radio-réveil :
— Cinq heures et des poussières.
Je m’étais assise en tailleur sur le lit et me frottais les yeux.
— C’est moi qui t’ai poussé en bas du lit ? Pardon.
Il nia de la tête, en allongeant un bras vers moi.
— Tu bougeais trop hier soir et je n’arrivais pas à m’endormir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On se lève ou tu reviens te coucher un peu avec moi ?
Il sourit, se redressa et ouvrit les draps pour nous deux, de son côté. La journée commençait mieux que la nuit n’avait fini…
Il était temps que le tournage débute. L’attente s’avérait pénible pour tous. Depuis un mois, chaque jour j’étudiais le scénario et j’approchais de l’overdose.
Mes bagages étaient prêts, à l’exception de ma trousse de toilette et de maquillage, dont le futur contenu s’étalait encore sur les étagères de la salle de bain.
En cuisine, j’avais « briefé » de mon mieux le remplaçant fourni par Garin. C’était un bon professionnel qui n’eut pas trop de difficulté à s’adapter aux spécificités de la carte du Sundoro Sunshine. Tout juste manquait-il un peu de sens artistique dans la présentation des assiettes. C’est le point que je le fis travailler en priorité au cours de ses deux semaines d’essai.
En famille, les choses étaient claires, me semblait-il. Lia et Bagus, qui vivaient ensemble à présent, donneraient un coup de main à John au restaurant durant les week-ends. Et mon chéri viendrait me retrouver pour quelques jours à chacune des trois étapes du tournage, prévu pour durer quatre mois.
Enfin, je reçus le fax qui me demandait de me trouver à l’aéroport de Jakarta le surlendemain pour midi. John voulait m’y conduire, mais je le dissuadai et je repris, dans l’autre sens, le bus BSM Citra qui m’avait ramenée à la maison un an auparavant.
J’étais rentrée chez moi abattue, découragée, marquée d’un sceau d’infamie, remplie d’un sentiment d’échec insondable et voilà qu’un an après, je reprenais la route pour tenir le rôle-titre d’un film racontant mon histoire. C’était proprement incroyable !
Le lendemain, nous nous envolions pour Hong Kong, dans un vieil avion-cargo spécialement affrété pour la circonstance.
Partis de Jakarta par beau temps, nous arrivâmes à destination dans une brume épaisse et nauséabonde. Il fallut nous équiper de lourds masques respiratoires.
Je ressentis cela comme un mauvais présage.
Notre hôtel était cossu et deux étages nous étaient réservés. Le premier soir, au restaurant, tous les Indonésiens de l’équipe, nous célébrâmes quelques rites propitiatoires, que le personnel de l’établissement applaudit avec chaleur.
Il me sembla que j’étais prête.
J’allais très vite m’apercevoir que c’était loin de la vérité.
Je n’étais pas prête à rester des heures assise en attendant que l’on dise « moteur ! ».
Je n’étais pas prête à reprendre cinq fois, dix fois, quinze fois la même scène, le même dialogue, la même phrase pour corriger une intonation, une attitude, un geste.
Je n’étais pas prête non plus à supporter tous les aléas d’un tournage en extérieur et décors naturels : un nuage inopportun, des bruits de rue trop importants, une pluie soudaine, une mèche déplacée par le vent, une couture qui lâche…
Les premiers jours furent donc très difficiles.
Habituée à ne pas rester en place, à travailler du lever du jour jusque tard le soir, cette immobilité forcée m’ankylosait à tel point que cela compromettait mes mouvements dans les scènes suivantes.
J’appris qu’une équipe opérationnelle ne tournait qu’une dizaine de plans par jour !
Je tombai de l’armoire, si je puis dire, lorsqu’à l’issue de la première semaine, Garin me dit qu’il était content, car il pensait disposer de cinq minutes utiles dans les rushes que nous avions tournés au cours de ces six jours de travail !
Pour tout dire, ce métier m’apparut infiniment ingrat, du moins dans sa phase initiale.
La première scène se déroulait sur un ferry ; c’était celle de mon arrivée à Tanah Merah, un des points d’entrée pour les bateaux en provenance des îles et pays voisins.
Tournage matinal, par temps maussade, sur un rafiot repeint pour la circonstance aux frais de la production, sur lequel il fallut installer tout le matériel – caméras, câbles, projecteurs, micros... –, pour filmer quelques plans. Profil droit, profil gauche, on garderait le meilleur. Je reproduisis mes gestes de ce jour-là, tels que je les avais racontés à Karin.
Ce mélange d’angoisse et d’espoir ne fut pas trop difficile à retrouver. La fébrilité des mouvements, le regard qui scrute l’horizon, l’estomac qui se noue… revinrent d’un coup, à ma grande surprise.
Bien plus ardu fut de les reproduire le nombre de fois nécessaire pour que la lumière, la prise de son et mon jeu s’avèrent optimums pour le réalisateur.
Difficile apprentissage d’un métier dont on ne voit souvent que l’éclat des projecteurs et les paillettes !
Garin se déclarait satisfait de mes débuts ; moi, je l’étais beaucoup moins.
Les acteurs engagés pour tenir les rôles de M. et Mme Chang m’impressionnèrent presque davantage que les vrais et je jouai la scène dans les bureaux de M. Wu, à l’agence de recrutement, au bord de la panique.
C’était tellement mauvais que Garin dut stopper le tournage, et ce n’est qu’après avoir déjeuné tous ensemble, dépouillés de nos oripeaux d’artistes, que je retrouvai un semblant d’assurance et de naturel.
J’avais encore tellement à apprendre !
Au bout de quinze jours, je demandai à John s’il pouvait me rejoindre le week-end suivant. Il aurait préféré venir durant la semaine, car il y avait moins d’affluence au restaurant, mais nous tournions six jours sur sept et, pour que je puisse passer un peu de temps avec lui, dès son arrivée, je dus demander à Garin de resserrer davantage les séances de prises de vue.
Ce fut un week-end en demi-teinte.
J’étais loin d’être enthousiaste sur mon travail ; John tenta de me rassurer sur la conduite du restaurant. Nous fîmes semblant d’oublier tout cela pour nous concentrer sur le bonheur d’être ensemble.
Cela ne fonctionna qu’à moitié. Nos soucis restaient présents en arrière-plan et détournaient notre attention à la moindre occasion. Bref, nous étions un peu « dans la lune », comme on dit, mais pas ensemble, hélas !
Trois semaines de tournage s’étaient écoulées. Il en restait encore une bonne douzaine !
Pour la seconde fois de ma vie, j’expérimentais que sortir de sa condition est toujours un chemin semé d’embûches.
XIILe tournage se révéla éreintant.
Il l’était à chaque fois, car c’était une lutte de tous les instants contre les producteurs, avares de leur argent, les autorités, tâtillonnes au possible, les acteurs, instables par définition, et les éléments, changeants et imprévisibles.
Mais, cette fois, c’était pire, lui semblait-il.
Ratih était plus difficile à diriger qu’il ne l’avait pensé. Sous des dehors paisibles et une humeur équanime, elle cachait une forte personnalité, qui rechignait à faire et refaire, ce qui est pourtant la base du métier d’acteur de cinéma.
Or le tournage en décors naturels imposait de multiples prises, tellement il y avait de paramètres à mettre en concordance.
À Hong Kong, la pollution leur fit perdre quelques jours.
Dans le delta du Mékong, le travail sur l’île aux Oiseaux fut compromis par le niveau du fleuve. On dut se replier sur la terre ferme, opérer de nouveaux repérages, obtenir les autorisations locales…
Et, cerise empoisonnée sur le gâteau, le tournage sur le mont Apo, fut un désastre. Au moment où Garin allait filmer la scène paradisiaque de l’apparition du soleil derrière la montagne, le volcan sortit soudain de sa léthargie pour émettre des vapeurs soufrées et des cendres qui obligèrent gens et bagages à redescendre en urgence !
Attendre le bon vouloir des éléments et improviser. Pour réduire les coûts de portage et d’installation du matériel, Garin loua un drone équipé d’une caméra haute définition pour filmer toutes les vues paysagères. Et la scène de la rencontre entre l’héroïne épuisée et ses sauveurs australiens fut tournée, non pas au sommet du mont, comme prévu, mais dans une prairie de ses contreforts sud, bien plus facile d’accès.
Enfin, après seize semaines de labeur éreintant, des nuits d’insomnie et des jours de sueurs froides, le résultat était là : une pleine caisse de cassettes de rushes à monter. Des heures et des heures de tournage. Pour aboutir à un film d’une heure et demie environ, il ne savait pas encore.
Garin aimait ces périodes de labeur intense, de tension intérieure maximale. Cela ne lui aurait pas coûté le moins du monde de passer vingt heures par jour devant les consoles de montage.
Mais, dans cette phase de son travail, comme dans les autres, il n’était pas seul en cause et il devait respecter un minimum la vie personnelle de ses collaborateurs, même si ceux-ci ne comptaient pas leurs heures.
C’est donc un peu contre son gré qu’il avait limité les horaires d’activité à dix heures par jour pour toute l’équipe de postproduction. Dans ces conditions, il espérait néanmoins que le montage et l’étalonnage puissent être terminés avant la fin de l’année, afin d’être en mesure de proposer le film au Festival de Cannes.
C’était son ambition ultime. Après les récompenses obtenues dans son pays et dans le sous-continent asiatique, il aspirait à une reconnaissance pleine et entière dans la vieille Europe, et en particulier en France, patrie du 7e Art.
Par deux fois, en 1998 et 2006, il avait été récompensé dans la section Un Certain Regard, mais cette fois, c’était la Sélection Officielle qu’il visait.
Il avait déjà préparé avec conscience les éléments du dossier de présélection, téléchargé sur le site internet du Festival, et il lui tardait de pouvoir envoyer son DVD avec le chèque de 50 € requis pour l’inscription.
Ensuite, s’il était accepté, viendrait le moment de faire parvenir à l’organisation par FedEx, une copie 35mm pour la projection, avec un délai suffisant pour pallier tout incident d’acheminement.
La double thématique de son film, histoire sentimentale sur fond d’exotisme et document social sur la condition des maids asiatiques, laissait augurer un bon accueil en France, toujours friande de cinéma engagé. Le risque existait cependant que cette dualité même rebute, et qu’on lui reproche de ne pas avoir assumé jusqu’au bout le genre de son film, mi-mélodrame, mi-pamphlet social.
Mais en cela, il n’avait fait que respecter l’histoire vécue et racontée par Ratih !
Peut-être lui en voudrait-on, justement, de ne pas avoir davantage imposé sa marque et donné sa vision des choses.
Garin pensait que la focalisation du film, interne de bout en bout, mettrait à bas cet argument.
Ces questions tournaient en boucle dans sa tête quand il sortait de la salle de montage et l’empêchaient de relâcher la pression comme il l’aurait souhaité (et les siens bien plus encore !).
En effet, la vie à la maison s’apparentait désormais à celle d’un zoo qui viendrait d’accueillir un grand singe : tous devaient se maintenir à distance, ne pas empiéter sur son espace vital, communiquer avec lui avec précaution et s’abstenir de toute provocation ; sinon, c’était colère et fureur assurées.
Ulla s’en accommodait encore, mais Bagus beaucoup moins. C’est pourquoi ses visites chez ses parents s’étaient raréfiées. Il filait le parfait amour avec Lia, alors, les états d’âme de son artiste de père…
XIIILe tournage au Vietnam, en dépit des contretemps matériels dus à la météorologie, s’était plutôt bien passé pour moi.
J’appréhendais les prises de vues avec mon père, dont le rôle était tenu par un acteur qui lui ressemblait beaucoup ; sa disparition, toute récente, me causait encore une peine immense. Lors de la première, la scène finale du pardon m’émut aux larmes sans que je l’aie cherché et, à ma grande surprise, j’entendis Garin ordonner le clap de fin avec ce commentaire : « C’est parfait. On la garde. Scène suivante, s’il vous plaît. »
C’était la première fois que je réussissais un tel exploit. Mais je n’étais pas dupe. Ces émotions recréées sur demande n’étaient pas dues à ma capacité à « entrer » dans un personnage, puisque « j’étais » déjà ce personnage et que cette scène je l’avais vécue. Tout au plus étais-je capable de convoquer un souvenir pour m’en servir.
J’apprenais cependant. Je savais à présent « accrocher » la lumière, poser mes pas et mes gestes, moduler les intonations de ma voix. Et cela me plaisait. Je découvrais comment créer de toutes pièces, par ces intermédiaires, des émotions que jusqu’alors, stupidement, je croyais innées chez les acteurs.
Dans les films que j’avais pu voir, surtout à la télévision, mais aussi au cinéma le dimanche avec mes collègues maids à Singapour, souvent je trouvais le jeu forcé, les émotions fausses.
À présent, je comprenais toute la difficulté d’être « juste » et je m’appliquais, sans toujours y parvenir, hélas.
J’étais de plus confrontée à un autre problème, dû autant à mon inexpérience du métier qu’à mon vécu antérieur : sur le plateau, je n’arrivais pas à assumer mon statut de vedette, auprès de qui tous s’empressent. Si j’acceptais sans déplaisir les services du coiffeur et de la maquilleuse, je refusais, les premiers jours, ceux de l’habilleuse et j’étais sans arrêt tentée d’aller et venir pour apporter les cafés et les rafraîchissements !
J’avais de même beaucoup de mal à supporter la présence continuelle du photographe de plateau et une tendance naturelle à discuter plutôt avec les machinos, menuisiers, électriciens, accessoiristes, costumiers qu’avec les autres acteurs.
Bref, entre les prises, je me sentais mal à l’aise, pas à ma place.
Pourtant tous se montraient gentils avec moi, à l’exception peut-être de la vedette masculine, avec qui j’avais encore moins sympathisé qu’avec les autres et qui commençait à me le rendre bien.
Du coup, les scènes avec ce John d’emprunt furent celles qui demandèrent à Garin le plus de patience, car il nous fallut de multiples prises et une explication entre quatre yeux, avant de réussir la bonne :
— Vous ne m’aimez pas beaucoup, je crois, Miss Ratih, puis-je savoir pourquoi ? me lança-t-il à brûle-pourpoint un matin, alors que nous entrions sur le plateau.
— Détrompez-vous, mentis-je effrontément, c’est que j’ai encore du mal à faire la part des choses entre mon histoire et ce film.
— Mais alors, vous devriez me tomber dans les bras !
Présomptueux, pensais-je, mais je m’entendis néanmoins répondre :
— Si je parviens à présent sans trop de difficulté à entrer dans les situations, j’en ai encore à simuler certains sentiments et, par réaction je crois, pour protéger ceux que je ressens vraiment, mon subconscient en crée de contraires…
— Eh oui, ma chère, ce métier comporte des écueils, vous l’ignoriez ?
— Je m’en doutais, j’y suis confrontée à présent, mais si vous vouliez bien m’aider un peu…
— Vous aider ? Mais je ne fais que ça. C’est vous qui ne m’aidez pas du tout.
Le ton était monté et nos yeux lançaient des éclairs. Par chance, Garin n’était pas arrivé et seuls les techniciens de plateau assistaient à l’algarade.
Soudain, j’entendis sa voix, de derrière un bout de décor :
— Gardez cette sincérité tous les deux, avec des sentiments positifs à présent. On reprend à : « Ratih ! Je n’y croyais plus. Mais vous êtes là, c’est le principal... » Moteur !
Et enfin, nous pûmes jouer la scène correctement, une fois déchargée l’animosité qui nous paralysait jusqu'alors.
J’ignorais, bien entendu, que les tournages n’ont pas lieu dans l’ordre chronologique final des séquences, qui n’est encore qu’indicatif, mais selon des critères d’opportunité, efficacité, rentabilité… imposés par la production.
On enregistra donc dans la foulée toutes les scènes se déroulant dans un même décor, quand la présence des acteurs le permit. C’est ainsi que celle de ma rencontre avec John au sommet du mont Sundoro, fut tournée sur les contreforts du mont Apo, aux Philippines, bien après celle de notre troisième rendez-vous, dans son restaurant de Temanggung.
Les scènes de nuit en extérieur sont généralement filmées de jour avec des filtres, mais là, les couleurs de l’aube avaient une telle importance que Garin estima qu’il ne fallait pas lésiner et toute l’équipe se transporta donc en 4x4 sur les flancs du sommet.
Comme la scène de ma perte de connaissance fut tournée près de mille mètres plus bas qu’en réalité, je fus artificiellement « refroidie » pour approcher mon hypothermie d’alors : on m’enferma une demi-heure dans un camion frigorifique, d’où je sortis, avec l’onglée et les lèvres bleuâtres.
Le cinéma n’est pas seulement une longue école de patience, c’est aussi une école de douleur parfois !
Quand, du fond de cette cellule newyorkaise, je regarde en perspective ces quatre mois de tournage entre Hong Kong, le delta du Mékong et le mont Apo, j’éprouve un double sentiment d’incrédulité et de fierté : incrédulité d’être passée du statut d’expatriée honteuse à celui de vedette d’un « biopic » et fierté de voir que mon expérience malheureuse à Singapour ait pu servir à éveiller nombre de consciences à la condition difficile et méconnue des maids asiatiques.
Aussitôt après, hélas, me revient le souvenir de cette horrible nuit sur Columbus Circle et du funeste enchaînement de circonstances qui m’a amenée ici, clamant une innocence que j’ai grand-peur de voir niée, car tout m’accuse...
XIVLe mois d’avril était déjà entamé lorsque Garin reçut le mail lui annonçant que son film L’Indonésienne, Singapore maid était retenu pour le 69e Festival du Cinéma de Cannes, dans la Sélection Officielle.
De joie, il en tomba de sa chaise, mais, prudent, garda la bonne nouvelle pour lui jusqu’à l’annonce publique.
Quelques jours plus tard, il assista en direct sur Internet à la conférence de presse qui confirmait ce choix et put alors communiquer l’information à tous les intéressés parmi lesquels figurait, au premier chef, Ratih.
Celle-ci, complètement béotienne en la matière, accueillit la bonne nouvelle avec un enthousiasme poli, mais sans plus. Elle méconnaissait encore le retentissement de cette manifestation
Garin, lui, refusa de pavoiser, car il savait que la concurrence s’annonçait rude : pas moins de vingt titres en compétition et seuls sept prix seraient décernés.
L’année précédente, c’était le film de Jacques Audiard, Dheepan, qui avait remporté la palme. Avec l’histoire d’un ancien « tigre tamoul » ayant fui le Sri-Lanka en compagnie d’une jeune femme et d’une petite fille pour obtenir plus facilement l’asile en France. Échouée dans une banlieue sensible, cette « fausse famille » allait être rattrapée par la violence.
Son scénario à lui, de maid indonésienne expulsée de Singapour, présenté sous pavillon du Vietnam, son principal financeur extérieur, saurait-il séduire un jury encore inconnu, mais à coup sûr exigeant ?
Passer après Dheepan ne serait pas facile ! Il craignait fort que son film manque de deux ingrédients dont les doses augmentent d’année en année dans le cinéma actuel : le sexe et la violence.
Les derniers succès du cinéma vietnamien remontaient à 2002 et 2004 avec Bar Girls et sa suite Street Cinderella de son confrère Le Hoang et encore n’avaient-ils obtenu que des récompenses décernées dans l’orbite asiatique.
De toute façon, le seul fait d’être retenu et projeté à Cannes vaudrait au film une notoriété sans égale. Le retour sur investissement serait énorme. Autant dire que cette sélection était déjà une grande victoire.
Elle fut célébrée au champagne français avec toute l’équipe de production, en présence de Ratih et de sa famille. La presse relaya l’événement et un petit tourbillon médiatique prit corps en Indonésie.
Un envoyé du Gouvernement indonésien vint même trouver Garin pour l’assurer que le refus de l’autorisation de tournage n’était dû qu’à des considérations de maintien de l’ordre public en des temps troublés par la montée de l’intégrisme islamique et non à une censure de son scénario.
L’année passée, la présidence du jury était assurée par le réalisateur australien Georges Miller et comprenait un Canadien, une Iranienne, deux Français, un Hongrois, un Danois, une Américaine et une Italienne.
L’Asie aurait-elle un représentant cette année ? Rien de moins sûr. Depuis sa création, le Festival n’avait récompensé que cinq réalisations asiatiques et la composition des jurys reflétait cette faiblesse.
Le cofinancement partiel de son film par l’Oncle Sam lui apporterait-il un soutien de ce côté-là ? C’était une conjecture de plus, parmi toutes celles qui s’agitaient dans la tête de Garin.
Dans la seconde quinzaine de mai, le 69e Festival Inernational du Film s’ouvrit enfin. Les limousines aux vitres teintées entamèrent un ballet bien réglé devant le Palais cannois.
Les stars féminines, moulées dans des robes d’un soir, adoptèrent sur le fameux tapis rouge leur pose la plus étudiée, tentant de monter les marches sans faux-pas et arborant des sourires étincelants de blancheur. Leurs holomogues masculins, sanglés dans un smoking ou en débraillé chic, jouaient les princes consorts.
Tous sacrifiaient, avec plus ou moins de bonheur, aux exigences des caméras et des photographes de presse, protégés par une armée de gros bras et un rempart de barrières, des chasseurs d’autographes et selfies de tout poil.
À plus de onze mille kilomètres à vol d’oiseau, Garin regardait cela avec un certain détachement, car il avait déjà remporté des prix, monté des marches et subi les flashes. S’y ajoutait pourtant une appréhension croissante : l’Europe, c’était autre chose, tout comme l’Amérique d’ailleurs, et la France et son Festival de Cannes restaient un Graal convoité par tous.
Le dimanche 22 mai, le palmarès tomba enfin.
L’avant-veille, prévenu par le Président du Festival que son film avait reçu un accueil excellent du public et bon de la critique, il s’était résolu à prendre l’avion pour Paris, puis Cannes, en compagnie de Ratih.
Finalement, la Palme d’Or fut remportée par le film Moi, Daniel Blake, de Ken Loach, mais Garin se sentit néanmoins comblé lorsqu’il entendit son nom pour le Grand Prix ! Un peu moins prestigieux, certes, mais également assorti d’une distribution en France, qu’il n’aurait pu se payer autrement.
Ses objectifs étaient atteints et même plus : une Mecque du cinéma avait reconnu la qualité de son travail et de cette histoire. Il se sentait à la fois reconnu et honoré.
Ratih à son bras, dans une robe longue d’inspiration asiatique revisitée par le couturier Didit Hediprasetyo, il sentit les projecteurs de poursuite se poser sur eux tandis qu’ils progressaient vers la scène où le Jury les attendait.
Les jambes un peu flageolantes et la voix incertaine, il prononça les quelques mots de remerciements de rigueur, avant de se tourner vers Ratih pour lui passer le micro, mais elle ne sut que bafouiller, dans un anglais certes excellent, qu’elle était « so happy for Garin, the movie and her that she was breathless, but very thankful for the Jury ».
Prestation minimale qui parut suffire et fut copieusement applaudie.
En regagnant sa place, Garin pensa qu’à présent, il fallait assurer la promotion de l’œuvre à l’international et que c’était une autre paire de manches !
Ses agents savaient faire pour le continent asiatique, mais l’Europe et l’Amérique, c’était nouveau pour lui comme pour eux.
La France disposait d’une société dédiée, UniFrance, mais l’Indonésie avait du retard dans ce domaine comme dans bien d’autres encore.
Cette distinction lui ouvrirait des portes, certes, mais trouverait-il les financements nécessaires à une tournée de promotion digne de ce nom pour le film ?
Autant dire que l’euphorie de la récompense fut moins longue que les observateurs extérieurs n’auraient pu le penser.
XVSans m’en parler, Garin avait inscrit le film au Festival de Cannes, en France, et finalement celui-ci avait été sélectionné.
Alors, je m’étais renseignée et j’avais découvert que c’était un des principaux festivals de cinéma du monde !
Petit à petit, la possibilité d’une récompense s’était infiltrée dans mon esprit. Mais à aucun moment je n’avais imaginé devoir faire une tournée de promotion.
C’est pourtant ce qui arriva, car cela figurait en toutes lettres (petites, il est vrai), dans une des clauses de mon contrat.
Je dus donc m’y plier, bien que cela ne m’enchantât pas trop de délaisser ma famille et m’absenter à nouveau du restaurant.
Deux jours avant la remise des prix, des rumeurs insistantes avaient averti Garin d’une possible récompense et, en urgence, nous nous étions envolés tous les deux pour Paris et Cannes, via Dubai, puisque je ne pouvais faire escale à Singapour.
Auparavant, il avait fallu aller choisir une robe pour la soirée de remise des prix. C’est ainsi que je me retrouvai dans les salons jakartanais de Didit Hediprasetyo, l’étoile montante de la haute couture indonésienne, en train de passer une sélection de ses récentes créations.
En quelques heures, ses retoucheuses ramenèrent à ma taille une robe longue sublime ! Je n’avais pas mauvais goût : c’était le clou de sa dernière collection. Son prix équivalait à dix ans de notre indigent salaire minimum !
Elle était blanc écru, en dentelle de soie aux motifs floraux stylisés et aux transparences osées.
Il fallut toute la persuasion de Garin et du couturier pour me convaincre que c’était LA robe qu’il fallait porter dans un Festival comme Cannes, où il convenait d’être remarqué autant pour son vestiaire que pour son travail !
Certes, c’était un lourd investissement pour une soirée, mais selon Garin, cela pouvait rapporter gros, si les clichés étaient suffisamment repris par la presse.
Je me laissai convaincre, car l’audace de la dentelle était compensée par un col sage et des manches courtes, inspirés des tenues asiatiques traditionnelles, et une blancheur discrète de bon aloi. Le reste n’était pas de ma compétence. Mon contrat prévoyait que ces frais de représentation étaient pris en charge par la production.
L’heure du départ approchait. Lia était un peu envieuse de ce voyage exotique, John un peu déçu de ne pouvoir m’accompagner ; seul Bagus paraissait sincèrement content pour moi.
Le vol, en classe affaires, une nouveauté dont le luxe me parut insolent, se passa sans incident.
La ruée médiatique commença dès l’aéroport de Cannes-Mandelieu ; des indiscrétions avaient filtré ou des paris avaient été lancés ; toujours est-il qu’une meute de caméras, en priorité asiatiques, mais aussi européennes, nous attendait à la sortie du tarmac.
Garin, prudent et avisé, avait prévu la chose et nous avions répété dans l’avion une petite interview, pour le cas où...
« Oui, c’était mon premier rôle au cinéma et j’avais trouvé ce métier passionnant, mais difficile » ;
« Oui, j’étais fière de pouvoir par ce film contribuer à faire connaître au grand public, la condition dificile et méconnue des maids asiatiques.
« Oui, je mesurais avec incrédulité le chemin parcouru depuis mon renvoi de Singapour, et je tenais à remercier mon réalisateur de m’avoir fait confiance pour tenir ce rôle »...
Nous répondîmes brièvement aux questions posées avec les quelques platitudes d’usage.
Du fond de notre taxi aux vitres teintées, je découvris le rivage qui fait rêver toutes les starlettes du monde : la Croisette et sa large promenade piétonne sous les pins !
À défaut du Martinez, complet et trop cher de toute façon, nous avions obtenu, je ne sais comment, deux chambres supérieures au Majestic, un autre des hôtels de luxe de la Croisette : 240 € la nuit en temps normal, plus du double pendant le Festival ! Pour moi, c’était énorme.
Rendez-vous compte : vingt mètres carrés à moi toute seule, qui pendant un an avais dormi dans moins de six !
Grande baie vitrée, écran plat, minibar, salle de bains luxueuse, j’étais comme une petite fille dans un magasin de poupées : j’allais de la fenêtre au lit, du bar à la coiffeuse, du fauteuil au bureau, de la baignoire au lavabo, j’essayais le peignoir, allumais le sèche-cheveux, je m’allongeais sur le lit king size, testais ses ressorts… Une vraie gamine, je vous jure !
La cérémonie de clôture et de remise des prix était prévue à 19 heures. Il fallait être prête une heure avant, commander une limousine, s’insérer dans le ballet bien réglé des véhicules qui s’arrêtent au pied du tapis rouge et ne pas rater sa sortie de voiture ni sa montée des marches.
Pour les hommes, c’est plus simple. Il est rare qu’un smoking se déchire, qu’un mocassin verni casse ou qu’un nœud papillon s’envole ! Mais, nous les femmes, craignons sans cesse qu’un objectif surprenne un début de culotte, un sein échappé, une mèche sur l’œil, que sais-je encore qui viendrait choquer et ridiculiser, ternir une image toujours fragile.
Je parle comme si j’étais une star, c’est consternant !
Bref, Garin était un peu plus détendu que moi.
Ayant réalisé deux essais à l’hôtel, avant le départ, je m’extirpai assez élégamment de la voiture et, au crépitement des flashes, je sus que ma robe produisait son petit effet.
Tout cela était plus qu’agréable.
Bras dessus bras dessous, nous montâmes les marches, en nous arrêtant deux ou trois fois à la demande des photographes et caméras.
J’arborais mon plus joli sourire.
C’est un moment qui restera gravé à jamais dans ma mémoire. Je ne pense pas le revivre.
La cérémonie commença. Les places qui nous étaient attribuées se trouvaient dans la rangée centrale, assez loin dans la salle, mais assez près du bord, heureusement pour moi, qui suis un peu claustrophobe.
Puis, ce fut le lent égrènement des prix. Énoncé de noms parfois difficiles à prononcer, applaudissements, montée sur scène, embrassades et poignées de main, remise du trophée, discours ému ou maîtrisé, remerciements minutés.
Une boule grossissait dans mon ventre. Les jointures de mes doigts blanchissaient sous la pression. J’échangeais des regards interrogateurs et inquiets avec Garin, à mesure que le palmarès s’avançait sans que « L’Indonésienne » ait été cité.
Les prix du scénario, de la mise en scène, d’interprétation féminine et masculine avaient été décernés ; celui du Jury aussi. Ne restaient plus que le Grand Prix et la Palme d’Or !
Je nous voyais déjà repartir les bras vides lorsqu’enfin, dans un brouillard visuel et sonore, je discernai les consonances de nos deux noms au bout d’une phrase : c’était nous ! C’était moi !
Garin s’était levé. Je l’imitai et, main dans la main, nous progressâmes vers la scène du Palais des Festivals.
Le maître de cérémonie, Jean Dujardin, me fit la bise et serra la main de Garin, puis le Président du Jury lui remit le Diplôme du Grand Prix avec une phrase sobre. Ensuite, ce furent les discours de remerciement, tandis que crépitaient les flashes.
Garin fut bref, et moi plus encore. Je crois que j’ai simplement dit, en anglais, que je me sentais très heureuse pour lui, pour le film et pour moi, que cela me coupait le souffle et que j’étais très reconnaissante envers le jury. Mais je me souviens très bien qu’une salve d’applaudissements a salué cette banale déclaration.
Il y eut cette nuit-là trop de coupes de champagne, de multiples interviews et sollicitations, quelques courtes heures de sommeil toute habillée et, au réveil, dans la chambre et sur le lit de Garin, un horrible trou noir de quelques heures.
Si je ne m’étais trouvée seule, dans ma robe de cérémonie, j’aurais pu croire que j’avais couché avec Garin.
Mais, non, il reposait dans le canapé voisin, le nœud papillon dégrafé et les mocassins déchaussés, impénétrable dans son sommeil comme dans la vie.
Je nous revoyais descendre de la limousine qui nous ramenait à l’hôtel, je nous visualisais même devant le liftier, puis plus rien jusqu’à ce réveil.
C’est alors que j’avisai mon téléphone, sorti de mon sac, à mes pieds.
Quatre appels en absence clignotaient : trois de John, un de Lia. Et deux messages : le premier de ma fille, pour me féliciter, le second de mon chéri pour s’étonner de ne pouvoir me joindre !
Six heures du matin ici. Il était onze heures à Temanggung. Il fallait que je les appelle !
Nos deux protagonistes furent aussitôt aspirés par le vortex du succès. À tel point qu’il fallut retarder le départ, changer les billets de retour pour répondre à toutes les sollicitations des media.
Radios, télés, presse écrite spécialisée, les journalistes comme les actrices et acteurs primés se succédaient dans l’espace dédié installé sur la Croisette et les interviews se donnaient à la chaîne. Encore un aspect de la célébrité dont Ratih n’avait pas mesuré le poids. Car, à la longue, cela devenait fastidieux.
Le soir de la remise des prix, ils avaient été conviés à la Cannes French Party Madame Figaro sur le rooftop du palace J. W. Marriott, où ils côtoyèrent l’alpha et l’oméga du cinéma français.
Idéalement situé entre le Carlton et le Majestic, l’ex Hilton avait été construit en 1988 sur l’emplacement du premier Palais des Festivals. Rénové de fond en comble cinq ans plus tôt, il avait fière allure dans la nuit cannoise avec ses néons roses et bleus qui rythmaient sa façade.
Ce soir-là, au Club by Albane, une éphémère superstructure isophonique de plus de 100 tonnes déposée au 7e étage du palace par une grue chaque année pour le Festival, Ratih avait été éclipsée par Ulla, la blonde épouse de Garin, ex-star des podiums et passerelles.
Cette dernière fit sensation dans une robe longue Schiaparelli Couture rose fuchsia qui ressemblait beaucoup à celle que portait Uma Thurman ici même l’année précédente, dirent les mauvaises langues.
Ratih, elle, faute de mieux, avait dû remettre sa robe Didit Hediprasetyo, mais à part quelques regards féminins appuyés, elle n’enregistra aucune réflexion désagréable.
Arrivée au bras droit de Garin, tandis qu’Ulla monopolisait le gauche, lors de cette soirée, elle croisa des acteurs et actrices dont les noms lui étaient inconnus hier encore, mais qui brillaient au firmament du cinéma français : Jean Dujardin, Vincent Cassel, Anthony Delon, Pierre Niney, Gilles Lellouche, Guillaume Canet... Sophie Marceau, Audrey Tautou, Mélanie Thiéry, Mélanie Doutey, Marion Cotillard, Éva Green, Ludivine Saignier, Cécile de France…
Comme il fallait s’y attendre, les garçons l’impressionnèrent plus que les filles. Au total, Guillaume Canet et Sophie Marceau eurent sa préférence. Lui, pour son charme sexy et discret, elle pour la permanence de sa beauté, connue jusqu’en Asie.
Elle fut présentée à Albane Cléret, la maîtresse des lieux toute de noir vêtue, et un cliché paparazzé vint immortaliser la scène.
Et la tête lui tourna.
On l’entoura, on la félicita, on l’interrogea.
Dans ce cadre, un peu moins formel que celui de la Croisette, les questions gênantes ne tardèrent pas : « Comment elle-même et son entourage vivaient-ils cette success-story ? », « Songeait-elle à faire carrière dans le cinéma ? », « Quels étaient ses projets après ce film ? », « Avait-elle déjà reçu d’autres propositions de tournage ? »
Mais elle ne savait plus, à présent, ce qu’elle voulait vraiment faire de sa vie : assurer la prospérité de son restaurant ou s’épanouir sous la chaleur des sunlights ? Et elle mesurait qu’il lui faudrait sans doute choisir.
Alors, que répondre à toutes ces questions ? Inventer ? Broder ? Suggérer ? La vérité seule lui apparaissait impropre à dire : trop incertaine, trop plate, trop commune, trop quelconque.
Garin, plus expérimenté, délivra des réponses vagues, étudiées, dilatoires, tout en sachant qu’il y aurait un après, que le succès de ce film lui permettrait de tourner d’autres.
Ratih, elle, se laissa enfermer dans des réponses exagérées, des affirmations péremptoires, des projets mensongers que son auditoire écouta poliment sans y croire un instant.
Ratih souffrait du syndrome de la « starlette ».
Quelques vodkas Belvedère thym et pamplemousse aidant – c’était la nouveauté phare de la saison – les nombreux journalistes présents réussirent à mettre en scène une photo de Garin recevant un baiser de ses deux charmantes accompagnatrices. Assez anodine, au demeurant, dans son contexte.
Hélas, quelques jours plus tard, la presse people reproduisait en une de ses éditions la seule partie droite du cliché, celle où apparaissaient Garin et Ratih, avec ces titres tantôt interrogateurs, tantôt affirmatifs : « Cannes : une romance est-elle en train de naître ? », « Un Pygmalion indonésien récompensé à Cannes », « Ratih Suharto, un Grand Prix et un nouvel amour ? »…
Ulla entra aussitôt dans une rage froide et obligea son époux à appeler son avocat et déposer plainte pour diffamation. L’hebdomadaire concerné n’en avait cure. Il vivait fort bien de ces pratiques mensongères depuis des années et n’était pas à une condamnation près !
Ratih, rougissante de colère et de honte, donna une interview de démenti le jour même de la publication, mais les réseaux sociaux s’étaient emparés de l’affaire et le buzz courait sur la Toile.
C’est ainsi qu’il parvint jusqu’à John et contribua au renforcement chez lui d’un double sentiment de frustration et de jalousie. Il commençait sérieusement à regretter d’avoir poussé Ratih dans cette aventure !
Garin, d’abord apparu comme un second sauveur pour sa compagne, avait ensuite obtenu le statut de rival potentiel, pour devenir aujourd’hui une espèce de bête noire, qui hantait ses nuits et assombrissait ses jours.
John n’ambitionnait plus qu’une chose : que tout ce cirque médiatique finisse, que Ratih disparaisse des gazettes et que la vie au Sundoro Sunshine reprenne son cours initial !
C’était compter sans le poids des contrats signés et sans les atermoiements de Ratih elle-même.
XVIIJe reprends le fil de mon histoire, après une mauvaise semaine où je n’ai pas ouvert ce cahier. C’est l’hiver. Le temps est gris et froid et moi au fond du trou. Envie de rien. Mon humeur joue les montagnes russes comme ça, depuis mon arrivée ici. Mon avocate n’a pas encore réussi à obtenir un permis de visite pour Lia. Et puis ce matin, un rayon de soleil est tombé sur mon visage, pour la première fois depuis je ne sais combien de jours. C’est fou comme le moindre changement peut avoir des répercussions sur le moral. J’ai mieux mangé et voilà que j’ai envie d’écrire à nouveau… J’en étais où déjà ? Ah, oui, au lendemain de la remise des prix à Cannes.
« Il fallait que je m’excuse platement, je le sentais. Je me connectai au réseau wifi de notre hôtel cannois et composai avec une certaine appréhension le numéro du portable de John.
À cette heure, au restaurant, il devait être en train de préparer le service du déjeuner. Le personnel indonésien, il faut être derrière, sinon rien ne va. J’allais le déranger dans son travail, sans aucun doute, mais je ne pouvais pas retarder davantage cet appel. Une sonnerie, deux, trois...
— Allô, John, c’est moi, Ratih…
— Enfin ! Je commençais à être inquiet. Bon, alors, ça s’est bien passé, félicitations !
— Oui, oui, merci, je suis super contente, mais on est rentrés tard et j’étais trop fatiguée hier soir, excuse-moi… On a eu plein d’interviews et de photos à faire.
— Un petit SMS, quand même…
— Oui, je sais, dans le feu de l’action et le brouhaha, je n’ai pas entendu sonner mon portable et pas du tout pensé à le regarder de la soirée ensuite.
— C’est ça ! Autrement dit, loin des yeux, loin du cœur.
— Tu sais bien que ce n’est pas vrai !
— Je pourrais commencer à en douter. Quand est-ce que tu rentres ? On a besoin de toi ici, moi, Lia, le restaurant, tu le sais, ça ?
— John, on a déjà eu cette discussion. Tu as lu comme moi le contrat que j’ai signé. Tu sais que je dois respecter mes engagements et faire cette tournée de promotion du film comme prévu.
Il y eut un silence pesant à l’autre bout du fil.
— Et vous allez où, après la France ? finit par dire une voix fatiguée.
— À New York, quatre jours, tu le sais. Et tu avais promis de venir me rejoindre là-bas pour le week-end prochain.
— C’était avant que tu ne m’oublies comme une vieille chaussette. Il y a pas mal de boulot ici, en ce moment. Je vais voir.
Cette réponse ne respirait pas l’enthousiasme, c’était le moins qu’on puisse dire. Mais curieusement, je ressentais un certain détachement devant ces “représailles”.
— Chéri, je t’en prie !
— Bonne nuit, si tu viens de rentrer. Bisous. À plus.
Il avait raccroché.
J’eus un instant la tentation de rappeler pour ne pas rester sur ce malentendu, mais à la place, c’est le numéro de Lia que je composai.
À la quatrième sonnerie, elle décrocha :
— Allô, maman ?
— Oui, c’est moi.
— Tu es aussi difficile à joindre qu’une star, dis donc ! Félicitations pour ce prix !
— Merci, ma fille. Vous allez bien, toi et Bagus ?
— Oui, oui, tout va bien, ne t’en fais pas. Et toi ? Pas trop fatiguée, avec toutes ces émotions ?
— Assez quand même, mais ce matin je n’ai rien avant onze heures : une interview à la Radio, France Culture, je crois, alors après cet appel, je vais essayer de dormir quelques heures.
— Tu as eu John ?
— Oui, juste avant toi. Il était un peu fâché et a rapidement raccroché.
— Il faut le comprendre aussi. Ce n’est pas facile pour lui.
— Je sais. Finalement, tout ça n’a pas que des conséquences positives.
— Qu’est-ce que tu croyais, maman ?
— À vrai dire, je ne croyais rien, j’espérais seulement, mais je vois bien que ça ne va pas être si facile…
— Tu voudrais continuer ? John est d’accord ?
— On n’en a pas encore parlé.
— Je vois… On dirait qu’il y a de l’eau dans le gaz.
— Je ne sais pas. J’espère qu’il va venir me rejoindre à New York, en fin de semaine. On a besoin de discuter de tout ça. Dis-le lui, toi aussi.
— C’est le monde à l’envers, maman, mais OK, je vais le faire.
— Merci, chérie, j’ai hâte de vous voir tous les trois. Je vous embrasse.
— Moi aussi, maman, bye, fais attention à toi.
— Oui, toi aussi, Lia.
— T’inquiète !
Depuis l’officialisation de sa relation avec Bagus, mes rapports avec Lia n’étaient plus du tout les mêmes qu’auparavant. Sans doute se considérait-elle plus comme une jeune femme que comme l’adolescente qu’elle était encore, pourtant. Elle avait mûri et ne cherchait pas à s’opposer à moi, au contraire. Il était loin le temps où chaque conversation terminait en affrontement. C’était très agréable et reposant. Je ne dirais pas que d’ennemies nous étions devenues amies, mais il y avait un peu de ça quand même. »
Je vais arrêter pour ce soir. J’ai les yeux qui papillotent et l’ampoule de ma cellule a des faiblesses aussi. On dirait qu’elle va bientôt rendre l’âme. Et j’entends le pas de la matonne et le cliquetis de son trousseau. Ça va être l’extinction des feux. La plongée dans la nuit du pénitencier. Et c’est loin d’être le silence, vous pouvez me croire ! C’est fou les bruits que l’on entend ici la nuit ! Toux, ronflements, bruits de canalisations, guichets que l’on ouvre et referme, tours de clé… Il vaut mieux ne pas avoir le sommeil trop léger ! Enfin, on s’habitue, plus ou moins.
XVIIIAprès une nuit agitée d’hésitations, John finit par prendre un billet d’avion pour New York, le week-end suivant, sans prévenir Ratih cependant.
Il était rempli d’appréhension. Outre la lourdeur du voyage (plus d’une journée entière de vol en classe économique, ce n’est jamais très agréable) et son coût (plus de mille dollars US), il ne savait pas trop à quoi s’attendre.
Après une escale de quelques heures à Canton, son avion atterrissait à John Fitzgerald Kennedy à cinq heures un quart du matin, le lendemain de son départ.
Une fois accomplies les formalités d’immigration et de douane, comme il n’avait enregistré qu’un bagage à main, il se retrouva bientôt dans la queue des taxis.
À cette heure matinale, le trafic new-yorkais restait encore fluide et il ne lui fallut pas plus d’une demi-heure pour parcourir les seize miles qui le séparaient de l’hôtel où était descendue Ratih, sur Columbus Circle.
John connaissait un peu New York. La « Grosse Pomme » avait constitué une des étapes de son demi-tour du monde, durant son année sabbatique. Il retrouva avec plaisir le poumon vert de Central Park à l’entrée duquel il se fit déposer, sur Grand Army Plaza, à l’angle de la 59e rue et de la 5e Avenue. Il avait décidé de rejoindre à pied l’hôtel de Ratih, situé en face de la station de métro de Columbus Circle, de l’autre côté du parc. Cette promenade matinale lui remettrait les idées en place.
On était fin mai, le printemps s’épanouissait et la nature s’apprêtait à revêtir sa tenue d’été. Une brume légère finissait de se dissiper et sur les pelouses un voile de rosée s’irisait dans le soleil levant. Joggeurs et cyclistes se croisaient, indifférents, isolés dans la bulle sonore de leurs lecteurs MP3 ou de leurs smartphones. Des New-Yorkais matinaux promenaient leur chien, à moins que ce ne soit l’inverse.
John réfléchissait souvent en marchant. Et là, il sentait qu’il avait bien besoin d’un kilomètre le long de The Pond, puis de Central Drive et Central Park Driveway pour mettre au clair ses pensées.
Il aimait Ratih et ne désirait que son bonheur, mais regrettait amèrement de l’avoir incitée à tenter l’aventure du cinéma. Il pressentait qu’elle avait pris goût à ce nouveau métier et il craignait plus pour eux deux le succès et ses conséquences prévisibles que l’échec commercial et une carrière éclair.
Or, pour son malheur, c’était la première option qui se dessinait devant lui. Visiblement, Ratih s’était révélée plus que convaincante dans son premier rôle, puisqu’un jury prestigieux avait distingué le film.
Et il était inquiet : inquiet de cette vie de déplacements, de récompenses, de tentations, qui s’ouvrait à elle, inquiet pour leur projet initial du Sundoro Sunshine, si fragile et modeste au regard de tout cela, inquiet pour leur amour même, dans un milieu où la stabilité et la durée sont des denrées rares, très rares…
Lui, autrefois si enclin aux voyages, rechignait à ces courtes retrouvailles dans des hôtels impersonnels, auxquelles le nouveau statut de Ratih le contraignait.
Il redoutait le rendez-vous de ce week-end et ne s’était pas annoncé. Arrivant par surprise, il voulait constater la réaction de Ratih et celle de Garin aussi. Pour tout dire, il était jaloux ! Hélas, ce sentiment est rarement de bon conseil.
Il hésitait encore sur la conduite à tenir : ravaler sa rancœur, mettre sa jalousie sous l’éteignoir et tenter de passer le meilleur week-end possible aux côtés de Ratih ou crever l’abcès une bonne fois et enjoindre à sa compagne de choisir entre lui et le cinéma, advienne que pourra.
Lorsqu’il posa le pied dans le hall de l’hôtel, il ne savait pas encore quelle position allait l’emporter.
Dans un camaïeu d’ocres et de bruns – murs lambrissés de bois exotiques sombres, sols et desk de marbres bicolores, lustre grand siècle, canapés et fauteuils profonds – la réception donnait dans le luxe chic sans trop de tapage.
Il s’avança vers l’employé de service :
— Bonjour, pouvez-vous me dire si Mme Suharto est descendue ce matin ?
Le réceptionniste se pencha vers ses registres, puis se tourna vers les casiers des clés, avant de répondre :
— Pas encore, monsieur. Qui dois-je annoncer ?
— Son mari. Mais n’en faites rien. Je veux lui faire la surprise. Quel est son numéro de chambre ?
— C’est que… je ne sais pas si…
— Elle m’attend, rassurez-vous !
— Dans ce cas, très bien, monsieur, c’est le 855. Huitième étage, droite.
— Merci, mon vieux, dit John, en accompagnant sa phrase d’une légère tape amicale sur l’épaule de l’homme, un peu estomaqué devant une telle familiarité.
Il avait retrouvé sa spontanéité d’Australien.
Il s’avança d’un pas décidé vers les ascenseurs et repéra celui des étages pairs qu’il appela sans plus attendre.
La cabine arriva et libéra un jeune couple en jogging qui s’en allait, de toute évidence, courir dans le parc en face. Seul à monter, il appuya sur le chiffre 8 et les portes se refermèrent.
Moins d’une minute pour décider de la conduite à tenir !
Le 855 était au milieu du couloir. Il frappa trois coups légers. Lorsqu’au bout de quelques instants, la porte de la chambre s’ouvrit, c’est une Ratih en peignoir aux couleurs de l’hôtel qui apparut.
Elle était seule et il constata que l’entre-bailleur était mis.
Alors, ses préventions tombèrent et c’est le sourire aux lèvres qu’il dit :
— Hi, honey ! How are you ?
À peine la porte ouverte, Ratih lui avait sauté au cou et l’entourait à présent de ses jambes. Il avait laissé tomber son sac sur le marbre de l’entrée et tentait de refermer, tout en l’embrassant.
Au bout d’un moment, quand même, elle détacha ses lèvres des siennes, pour dire :
— Je suis si contente que tu sois venu. Merci !
La suite serait sans doute délectable, mais votre serviteur n’a pas pour habitude de violer l’intimité des amoureux.
Disons seulement que John et Ratih passèrent une journée délicieuse, la première moitié au lit, la seconde à flaner dans Central Park.
Une partie plus délicate s’engagea lorsque vers 23 h Garin se présenta pour emmener Ratih sur le plateau du Late Show de Stephen Colbert, un des amuseurs-phare de CBS.
L’attachée de presse de la production avait réussi à caler en quatre jours des passages-éclair dans les principaux shows télévisés américains et celui-ci était le premier.
L’émission était enregistrée en direct au Ed Sullivan Theater, une petite salle de quatre cents places, sise aux 1697-1699 Broadway St, entre la 53e et la 54e rue Ouest, à peine à dix minutes de leur hôtel.
Ils auraient aussi vite fait d’y aller à pied qu’en voiture, mais le taxi était commandé.
Encore dans l’euphorie de sa journée de retrouvailles réussies avec Ratih, John avait tenu à accompagner le réalisateur et son égérie à ce rendez-vous.
Il avait aussitôt décelé comme une pointe d’agacement chez Garin et une acceptation un peu contrainte chez Ratih, qui l’énervèrent au plus haut point. Une fois de plus, il se sentait exclu !
Sur place, Garin fut écarté du plateau. Si c’était son film qui avait été récompensé, c’était Ratih le personnage dont le destin singulier pouvait intéresser le téléspectateur américain. Elle seule eut droit à une interview de cinq minutes, illustrée d’un extrait de la bande-annonce du film. C’était, malgré tout, acceptable et c’est pourquoi Garin avait accepté. Mais la prestation de Ratih fut délicate. Dans ces talk-shows qui mêlent humour et information, il faut présenter non seulement un look, si possible, mais aussi de la répartie, du croustillant, de l’inédit, des révélations.
Le présentateur chercha, bien entendu, à déstabiliser Ratih, dès sa troisième question, en abordant sa vie personnelle :
— Miss Ratih, au lendemain de Cannes, la presse people, a fait état de rumeurs concernant votre vie privée. Vous est-il possible de nous en dire plus aujourd’hui ?
Ratih ne pouvait se permettre de jouer les indignées et quitter le plateau. Elle répondit donc :
— Je remercie le public américain de son intérêt pour ce film et pour ma petite personne. On a parlé d’un « effet Pygmalion » entre le réalisateur et moi. C’est très exagéré. Disons simplement que les conditions de tournage et cette tournée de promotion ont fait de nous des amis proches. Il est évident que je lui dois ce que je suis aujourd’hui. C’est tout.
Debout dans la coulisse, Garin et John se regardèrent. Le premier lut dans les yeux du second plus qu’une colère et, soudain, les digues de l’urbanité se rompirent et un violent coup de poing partit pour atterrir sur le nez de Garin, qui se mit à pisser le sang.
Le retour à l’hôtel fut calamiteux et, une fois Ratih et John rentrés dans leur chambre, ce fut pire.
Alors qu’ils se déshabillaient, la fureur de John éclata :
– « C’est très exagéré ! » « des amis proches » « il est évident que je lui dois ce que je suis ». Et moi, je suis où dans tout ça ? Tu n’as même pas été capable de démentir catégoriquement qu’il y ait quelque chose entre cet « asshole » (11) et toi ! Merde ! J’en ai marre. « Fucking bastard ! » (12)
Ratih supportait d’autant moins la jalousie de John qu’elle n’avait rien à se reprocher.
— Arrête, s’il te plaît ! Je n’ai fait que mon travail et si tu dois monter sur tes grands chevaux à chaque fois qu’une photo ne te plaira pas, je crois qu’il vaut mieux que nous en restions là, parce que je n’ai pas l’intention d’arrêter le cinéma !
— Eh bien, voilà, c’est dit, les choses sont plus claires maintenant. Méfie-toi, Ratih, tu es en train de lâcher la proie pour l’ombre.
— Peut-être, mais c’est mon choix et maintenant, va-t-en !
— Non, je ne m’en irai pas !
— J’appelle la réception !
— Tu ne vas pas faire ça ?
— Si, je vais le faire.
— Ah, c’est comme ça que tu le prends !
Le ton était monté. Aucun des deux ne se contrôlait plus, à présent :
— Je le prends comme je veux, dégage maintenant ou je vais rejoindre Garin.
— Eh bien, vas-y, vas le rejoindre, traînée ! J’en ai plus rien à foutre. Tu as tout gâché !
...
Quelque temps plus tard, une porte avait claqué.
Ratih, en chemise de nuit, s’enfuyait dans le couloir et John gisait effondré sur le lit.
XIXFinalement, John est venu me rejoindre à New York. Mais cela s’est mal passé.
Le jour de son arrivée surprise, j’étais très heureuse et nous avons passé une super journée, mais dès qu’il s’est retrouvé en présence de Garin, les choses se sont gâtées.
Je devais participer à une émission de troisième partie de soirée pour CBS, pas bien loin de notre hôtel.
Nous sommes partis en taxi tous les trois et déjà, dans la voiture, l’ambiance était pesante.
Sur place, Garin a dû rester en coulisse avec John et je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux, mais quand je suis sortie du plateau, Garin était renversé dans un fauteuil et se tamponnait le nez avec un mouchoir rouge de sang. John l’avait frappé et était parti fumer à l’extérieur.
Je suis allé le chercher et je leur ai demandé de se serrer la main, ce qu’ils ont fait à contrecœur, et nous sommes rentrés tous les trois, dans une ambiance plus que morose. Dans le taxi, chacun regardait de son côté et moi droit devant.
Mais une fois dans la chambre, alors qu’on allait se déshabiller, John a laissé éclater son ressentiment contre moi et Garin. Le ton est monté et je lui ai demandé de partir. Il a refusé. Alors, j’ai menacé de le faire expulser par la sécurité de l’hôtel. Il a fini par m’injurier. Au bout d’un moment, en désespoir de cause, je lui ai jeté à la figure que s’il n’arrêtait pas, j’allais rejoindre Garin. Sa colère a redoublé. J’ai bien cru qu’il allait me frapper. Je ne voulais pas perdre la face, je ne me suis pas dégonflée.
C’est comme ça que je sortie en chemise de nuit dans le couloir de l’hôtel pour aller toquer à la porte de Garin (après Cannes, Ulla était rentrée à Jakarta).
Je tambourinai un moment, avant qu’il n’ouvre, en caleçon à fleurs, le cheveu hirsute. Je tombai dans ses bras :
— Que se passe-t-il, Ratih ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— C’est John, il est fou furieux. Il m’a menacée…
Ce n’était pas tout à fait vrai, mais après l’épisode de CBS, c’était crédible et Garin a aussitôt réagi :
— Bon. Rentre et enferme-toi. Tu n’ouvres à personne d’autre que moi, d’accord ?
J’acquiesçai.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas. Essayer de le raisonner.
— Fais attention à toi. Il est furieux.
— Ne t’en fais pas.
Et il est parti en courant vers ma chambre, au milieu du couloir.
Un long moment s’est écoulé. Cela m’a paru interminable. Je tournais en rond, incapable de rester assise.
Quand il est revenu, livide, il était accompagné du directeur de l’hôtel et de deux agents qui, sans ménagements, m’ont fait sortir de sa chambre et raccompagné dans la mienne pour que j’y prenne quelques affaires, ont-ils dit.
J’ai su qu’un malheur était arrivé.
Notre chambre était en désordre, comme si on l’avait fouillée, penderie, placards et tiroirs ouverts, valises vidées sur le sol. Sur le lit ouvert, allongé sur le ventre, John, une plaie à la tête. Renversée par terre, la lampe de chevet, au lourd piétement de bronze. Et sur la moquette et les draps, du sang, beaucoup de sang. Alors, j’ai compris. J’ai hurlé, comme on appelle au secours : « John ! »
C’était trop tard. Un officier de police et le médecin de l’hôtel venaient de constater son décès et me maintenaient fermement à distance.
Je me débattais et criais tellement que, sur l’insistance du directeur de l’hôtel, inquiet pour le sommeil de ses clients et la réputation de son établissement, le praticien a fini par m’administrer un calmant.
Des inspecteurs en civil ont remplacé les agents. La scène de crime a été isolée. Une femme m’a accompagnée dans la salle de bains pour que je m’habille. Des hommes en blanc sont arrivés. Des flashes ont crépité. Un policier m’a lu mes droits, déclarée en état d’arrestation et menottée. Tout cela s’est passé très vite.
Avant qu’on m’emmène, Garin a juste eu le temps de me lancer :
— Je m’occupe de te trouver un avocat. Ne dis rien avant qu’il arrive.
D’après les apparences, j’avais commis un homicide !
Garin n’a dit que la vérité, mais son témoignage ne m’a pas aidée.
Les flics de la criminelle ont prétendu que notre dispute avait mal tourné, que j’avais frappé John avec la lampe de chevet et simulé un cambriolage à la va-vite.
Le sang était bien celui de John et mes empreintes se trouvaient sur la lampe (normal, c’était celle de mon côté du lit !)
Avant l’audience préliminaire devant le juge quand l’avocate engagée par Garin s’est présentée, j’ai intérieurement remercié celui-ci d’avoir pensé que je serais plus à l’aise pour parler à une femme.Mrs Lisbeth Jones. C’était une black dans la quarantaine, jolie, lunettes, queue de cheval et talons hauts.
Très rapidement, elle a déclaré que ma meilleure chance devant le juge, c’était de plaider coupable et d’invoquer la légitime défense, qu’autrement je pouvais en prendre pour vingt ans !
Dans l’état d’abattement où j’étais, tout m’était égal. C’est à peine si j’ai réagi à cette effrayante nouvelle !
Mais je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû avouer un crime que je n’avais pas commis ! Au Tribunal, je me suis obstinée et j’ai donc refusé les deux perches qui m’étaient tendues.
Mal m’en a pris ! J’allais m’en mordre les doigts. La loi américaine est une machine impitoyable, capable de broyer les plus résistants.
XXRatih connaissait à peine le système judiciaire de son pays. Inutile de dire qu’à part quelques lieux communs, tirés de séries télévisées, elle ignorait tout du fonctionnement de celui de l’État de New York.
C’est donc complètement affolée et ignorante de ce qui allait lui advenir qu’elle fut arrêtée, menottée, amenée au Commissariat le plus proche, interrogée par deux inspecteurs, puis par le procureur du district, et enfin transférée au NYPD Central Booking, pour la prise d’empreintes et les photos anthropométriques.
Quatre heures s’étaient écoulées depuis son arrestation. Juste avant qu’on la lui retire, ainsi que sa ceinture, sa montre indiquait trois heures et demie du matin.
Elle n’était plus que le matricule 33-455, pris dans l’engrenage d’une machine infernale.
À l’issue de ce cérémonial, conduit par un flic écrasé par la chaleur ambiante, qui bâillait et s’épongeait le front toutes les trois minutes avec un mouchoir d’une noirceur inquiétante, elle fut mise en cellule.
C’était un espace rectangulaire de trois mètres sur deux, tout au plus, carrelé de blanc du sol au plafond, éclairé en permanence par une rampe lumineuse aveuglante, fermé par une porte grillagée, équipé d’un WC, d’un lavabo, ébréchés et sales, et d’un bat-flanc en béton de soixante centimètres de large, intégré au mur.
À ce stade, Ratih avait droit à trois appels téléphoniques. Hélas, il lui restait tout juste assez de monnaie pour appeler Garin depuis le téléphone à pièces accroché dans le couloir.
Celui-ci lui offrit immédiatement de payer sa caution, si la possibilité lui en était donnée par le juge. Elle le remercia avec effusion et lui demanda de prévenir avec ménagements sa mère et Lia de sa situation.
Puis, un auxiliaire médical lui fit subir un rapide questionnaire de santé, avant son entrevue avec un représentant de la Criminal Justice Agency.
C’est au représentant de cette Association qu’il appartenait de recommander au juge du Tribunal Pénal, devant lequel aurait lieu sa comparution dans les 24 heures, si Ratih pouvait bénéficier ou non d’une mesure de liberté sous caution.
Hélas, son avis fut négatif, au motif que le crime présumé était de classe A, la plus grave, et qu’il existait un risque qu’elle tente de se soustraire à la justice de l’État de New York. C’était ridicule étant donné qu’on lui avait confisqué ses papiers !
Mais c’est ainsi qu’elle se retrouva dans une cellule de détention de la chambre criminelle de Manhattan, attendant de passer devant le juge.
Les cellules ressemblaient en tous points à celles de garde à vue, mais cette fois la sienne était fermée par une grille à barreaux ronds, dans laquelle était ménagée une petite porte.
Le juge Parker, un Afro-Américain d’une cinquantaine d’années, cheveux blancs et petite moustache grisonnante, vous regardait par-dessus des lunettes aux verres en demi-lune, d’un air renfrogné et sévère. Il faisait penser un peu à un bouledogue.
C’est lui qui devait la mettre en accusation ou non, après avoir entendu, à huis clos, les représentants de la police qui avaient procédé à son arrestation, déterminé si celle-ci s’était passée dans les règles et entendu l’avocat qu’elle s’était choisi ou qui avait été désigné pour l’assister.
Ce n’est qu’après une fin de nuit inconfortable, en chien de fusil sur sa dure couche, qu’elle put comparaître, le lendemain dans l’après-midi.
En guise de petit déjeuner, on lui avait servi un bol de céréales avec du lait, qu’elle s’était forcée à ingérer, en dépit d’un écœurement certain. Elle avait ensuite procédé à une toilette de chat, à l’eau froide, dans le lavabo, et satisfait à ses besoins à la sauvette, en raison du manque d’intimité.
À midi, on l’avait gratifiée d’un sandwich au thon et d’une pomme, avec une demi-bouteille d’eau.
Avant l’audience, elle eut droit à un entretien avec son avocate, dans un parloir exigu attenant aux cellules.
Une gardienne armée surveillait la porte. Au centre de la pièce, une table métallique fixée au sol et deux chaises.
L’avocate engagée par Garin pour la représenter était une fille noire, la petite quarantaine, élégante, à l’élocution soignée, membre d’un cabinet réputé, spécialisé en matière criminelle.
Elle communiqua à Ratih les charges retenues contre elle, à savoir, blessures volontaires ayant entraîné la mort, crime de classe A, punissable d’une peine d’emprisonnement de cinq à vingt ans, selon les circonstances retenues.
Ratih s’était effondrée en larmes :
— Mais je n’ai rien fait, je vous jure ! Oui, d’accord, on s’est disputés. Je voulais qu’il parte, il a refusé, m’a injuriée, alors je l’ai menacé de partir, moi, et je suis sortie dans le couloir, c’est tout !
— Vous maintenez que vous ne l’avez pas frappé, qu’il était en vie lorsque vous êtes sortie ?
— Absolument.
— Vous vous rendez compte que toutes les apparences sont contre vous ? Vos empreintes sur le pied de la lampe, le sang de la victime sur celle-ci, la moquette et le drap, les témoins auditifs de la dispute... Il vaudrait mieux reconnaître l’agression et plaider la légitime défense.
— Je refuse de reconnaître quelque chose que je n’ai pas commis !
— Un dossier pareil, avec le juge Parker, ça n’est pas gagné, je vous préviens !
Lors de l’audience, en dix minutes, son cas fut réglé. Une trentaine d’autres étaient inscrits à l’ordre du jour du juge, qui n’avait pas de temps à perdre ! Les policiers relatèrent les faits, firent constater qu’ils avaient suivi en tous points la procédure et, vu qu’il s’agissait d’un homicide au premier degré, l’avis de la CJA fut suivi. La mise en accusation formelle de Ratih fut décidée et elle fut transférée au RMSC13 en attente de sa comparution devant le Grand Jury, deuxième étape du long parcours judiciaire qui allait être le sien.
C’était son premier jour de privation de liberté. Elle ignorait qu’elle allait être condamnée à mille huit cent vingt-cinq de plus !
XXIOn pouvait encore espérer que Ratih ait droit à une liberté sous caution en attendant le procès, mais il n’en fut rien. Le Procureur et le Juge restèrent intraitables. Elle demeurerait incarcérée au Rose M. Singer Center, sur l’île de Rikers, jusqu’au matin du procès. La seule concession qui lui fut accordée fut son transfert dans la voiture de ses avocats, dûment escortée.
Au lieu d’arriver en fourgon cellulaire et d’entrer au Tribunal par une porte de service, c’est donc entourée de son avocate et ses associés que, six semaines plus tard, Ratih gravit les trente-deux marches de la Cour Suprême de l’État de New York, au 60 Centre Street, dans Manhattan.
C’était donner à la presse l’occasion de photos à sensation qui, une fois de plus, allaient faire la une des tabloïds.
L’édifice de la Cour Suprême, vu du ciel, est un hexagone dont le centre est occupé par la verrière d’un hall circulaire.
Les seize colonnes corinthiennes de la façade néo-classique écrasent déjà le visiteur de toute leur hauteur. Elles sont surmontées par un immense fronton triangulaire.
Supportant celui-ci, une frise avec une citation, légèrement inexacte de George Washington ; là où il écrivit « The due administration of justice is the firmest pillar of good government » (14), les architectes ont fait graver « the true administration… » L’erreur, légère au demeurant, n’a été découverte qu’en 2009 !
La monumentalité de la façade s’efface devant l’immense salle des pas perdus qu’est le hall, au sol de marbre vert : une rotonde de plus de soixante mètres de circonférence, haute de vingt-trois mètres.
La coupole centrale, ornée de fresques dans le style des années trente représentant l’histoire de la loi en six tableaux, est à la mesure du reste : imposante. Sur le pourtour du hall d’entrée, cinq portes monumentales, correspondant aux côtés restants de l’hexagone, sont séparées par des séries de deux colonnes doriques.
Autant dire que pénétrer là en justiciable, c’est ressentir aussitôt tout le poids de l’institution. On peut supposer que telle était l’intention des bâtisseurs. Ratih en eut un frisson prolongé. Silencieux, le petit groupe se dirigea vers la salle d’audience qui avait été assignée à son affaire.
Hormis un plafond encore plus élevé et des lambris à panneaux jusqu’à hauteur de porte, elle ressemblait assez à celle du Grand Jury.
Ratih et ses avocats prirent les places qui leur étaient dévolues, derrière la barre, en face de l’estrade du juge et de ses assesseurs.
Elle aurait rêvé que le magistrat fût une femme de couleur, issue d’un milieu populaire, plus favorable à des gens comme elle. Il n’en fut rien. Celui qui s’était vu confier son affaire était un WASP15 pur jus.
Et le juge Connolly n’était pas connu pour être laxiste dans l’application de la loi, bien au contraire ; de plus, certains le taxaient de misogynie.
Le procès s’ouvrait à dix heures et commença par la sélection du jury. Toutes les personnes tirées au sort sur les listes électorales et inscrites au tableau de la session entrèrent dans la salle. À l’appel de leur nom par le greffier, elles prirent place dans le box qui leur était réservé.
Toutes avaient l’air pénétrées par l’importance de la tâche qui leur incombait ; chez certaines on devinait l’appréhension d’être retenues.
Elles furent successivement interrogées par le Juge, le Procureur et la défense. Il s’agissait surtout de savoir si l’une ou l’autre avait une opinion préconcue sur le cas à juger, principal motif de rejet.
Par ailleurs, les avocats de Ratih pouvaient procéder à deux récusations d’office. Ils écartèrent un jeune homme au look punk et un pasteur. Le Procureur pour sa part ne récusa personne.
Ayant été approuvés par les deux parties, les jurés, au nombre requis de douze, plus deux suppléants, prêtèrent serment d’impartialité et de confidentialité, avant d’être installés dans le box. Ensuite, le juge leur expliqua le déroulement du procès, les principes fondamentaux du droit ainsi que les devoirs de leur fonction.
Six hommes et six femmes. La parité avait été respectée. La diversité professionnelle aussi : un ouvrier, deux employés, deux professions libérales, deux commerçants, deux mères au foyer, un journaliste, une artiste de cirque et un musicien. Quant aux origines, elles différaient elles aussi, avec une prédominance des Blancs, suivis par les Latinos, les Afro-américains et les Asiatiques.
Le procès allait pouvoir commencer.
XXIIJe suis sortie de l’hôtel par une porte arrière, car la police souhaitait éviter les journalistes. On m’avait menottée, sans me mettre les mains dans le dos, et deux policiers m’encadraient.
Comment décrire mon état mental à ce moment ? Tout était allé si vite ! Je dirais : une sorte d’état second, de conscience altérée, avec du brouillard plein la tête. J’avais l’impression d’être en train de tourner un film de série B et qu’à tout moment, quelqu’un allait crier dans un porte-voix : « Coupez ». Mais non.
Au lieu de cela, on m’a appuyé sur la tête pour me faire entrer dans une voiture de police blanche et bleue siglée NYPD, dont le gyrophare clignotait comme un néon de plus dans la nuit new-yorkaise. Puis, nous avons démarré en trombe vers le commissariat le plus proche.
Je ne sais comment, dès le lendemain, la presse s’est emparée de l’affaire. Les journalistes de faits divers doivent avoir des « antennes », officielles ou pas, dans les postes de police.
Toujours est-il que mon visage et mon nom se sont retrouvés à la une de tous les tabloïds de la ville, à commencer par les deux plus influents, le Daily News et le New York Post, avec des titres plus ronflants les uns que les autres :
« La découverte indonésienne Ratih Suharto accusée de coups mortels contre son compagnon », « Récompensée à Cannes, accusée de meurtre à New York », « Ratih Suharto, une ascension brisée », « Nuit tragique dans un Palace de Central Park : Ratih Suharto, arrêtée »…
Le grand public adore ces histoires : jaloux d’un succès qu’il ne comprend pas toujours, les revers de fortune « des riches et des puissants » le passionnent et lui apparaissent souvent comme une forme de justice immanente.
Je n’appartenais à aucune de ces deux catégories, mais par l’effet amplificateur des médias, j’y étais déjà assimilée.
Quatre jours plus tard, je passais devant une instance appelée Grand Jury ; c’est elle qui devait décider de mon renvoi ou non devant la Cour Suprême de l’État de New York, qui a compétence sur son territoire pour rendre les verdicts en matière criminelle.
Je craignais d’avoir à affronter les journalistes, mais l’audition devant le Grand Jury a lieu à huis clos.
La salle d’audience était haute, pourvue d’un plafond à caissons. Du bois sombre partout, murs – du sol au plafond – estrade, bureaux, barre et une odeur d’encaustique et de vieille poussière.
Entre le Juge, les jurés, le Procureur, ses adjoints, les greffiers, les huissiers, la sténographe qui transcrivait les débats, mon avocate et moi, nous étions une trentaine, je pense.
Le Procureur tenta d’apporter la preuve que j’avais bien mortellement frappé John lors de cette sinistre soirée, à l’issue de quoi il formula son acte d’accusation : « coups et blessures volontaires par instrument contondant ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».
C’était faux, mais je respirai un peu mieux ; au moins, je n’étais pas accusée de préméditation !
Je donnai ma version des faits, sans changer une virgule à ce que j’avais déclaré devant le Tribunal Pénal, en dépit des conseils de mon avocate, qui ne pouvait intervenir à ce moment.Le Procureur procéda à un contre-interrogatoire, essayant de me déstabiliser. Mais je restai de marbre.
Puis, après que l’on m’ait fait sortir de la salle, ce fut l’audition des témoins : les policiers, le Directeur de l’hôtel, deux voisins de chambre… et Garin.
Je sais qu’il nia catégoriquement avoir une relation adultère avec moi, ce qui était la stricte vérité, mais ne fut pas suffisant.
J’ai été inculpée.
Je m’y attendais.
Il y avait trop d’éléments en ma défaveur : ils ont ressorti la photo dans la presse people française et mon interview imprécise à CBS ; nos voisins de chambre ont confirmé la dispute violente entre John et moi ; on m’avait vue entrer en chemise de nuit dans celle de Garin ; mes empreintes se trouvaient sur le pied de la lampe.
À défaut de preuve formelle incontestable contre moi, le juge se forgea une intime conviction, estimant que le mobile était, je cite « l’arrivisme d’une femme qui cherchait une revanche à un premier échec dans son ascension sociale et n’avait pas supporté que son compagnon se mette en travers de son chemin » !
C’est ainsi que j’ai été renvoyée devant la Cour Suprême de l’État de New York.
XXIIIMes deux premières comparutions devant la justice américaine, au Tribunal Pénal, puis au Grand Jury m’avaient fait découvrir un monde dont la complexité n’avait d’égale que son inhumanité.
Aussi, durant les longs mois d’attente de mon procès, avais-je demandé à mon avocate de me fournir quelques ouvrages simples sur le système judiciaire des États-Unis. Un membre de la Legal Aid Society était venu me rendre visite et m’avait apporté toute une documentation, rédigée spécialement à l’intention des justiciables.
J’avais néanmoins eu beaucoup de mal à la comprendre ; tout m’y était inconnu, le vocabulaire comme la syntaxe, mais à force de la lire et relire, avec l’aide d’un dictionnaire, j’avais fini par me forger une idée à peu près correcte de ce qui allait se passer pour moi.
Et ce n’était pas très rassurant. Si la préméditation avait été retenue contre moi, j’encourais une peine qui, en théorie, pouvait aller jusqu’à la mort ! En pratique, il y avait pas eu de peine capitale dans l’état de New York depuis 2007. Ouf !
Une journée après l’autre, entre routine, désespoir et regain d’espérance, le grand jour était arrivé, près de six mois après mon emprisonnement.
La veille de ce jour aussi espéré que redouté, Lia, qui avait enfin obtenu visa et permis de visite, était venue me voir et nous avions pu passer quarante minutes ensemble.
Garin, lui, en tant que personne impliquée dans les faits qui m’étaient reprochés, ne pouvait pas y prétendre.
Lia m’apparut changée ; j’avais quitté une adolescente encore irascible et provocatrice ; je retrouvai une jeune femme bien dans sa peau et responsable, lors de cette première conversation en tête-à-tête depuis si longtemps. Elle croyait à mon innocence, bien entendu, mais me pensait quand même capable d’avoir cherché à attirer l’attention de Garin, consciemment ou pas.
Nous avions beaucoup pleuré aussi. Et puis, je l’avais longuement questionnée sur le restaurant, la clientèle, la cuisine, les approvisionnements… Elle m’avait donné des nouvelles rassurantes de l’établissement, laissé sous la responsabilité de ma mère et du cuisinier qu’elles avaient embauché toutes les deux ; je ne sais pourquoi, je ne l’avais crue qu’à moitié.
À ma demande, elle m’avait aussi apporté un tailleur bleu marine, élégant, mais strict, que j’avais décidé de mettre le lendemain. Et une paire de chaussures noires, à semelle compensée, ce qui me permettait de gagner quelques centimètres sans compromettre mon équilibre ; je n’ai pas été habituée à marcher avec des hauts talons.
Je n’étais pas allée chez le coiffeur depuis mon arrivée au RMSC et mes cheveux mi-longs avaient pas mal poussé. Lia me conseilla de les attacher en une simple queue de cheval. Je trouvais que cela me donnait un air de gamine, mais elle me dit que cela faisait surtout sérieux, ce qui était le but recherché, non ?, acheva-t-elle.
J’ai acquiescé en silence. »
En relisant les lignes que je viens d’écrire, je me rends compte de l’évolution de mon langage depuis que j’ai commencé à tenir ce « journal d’avant ». J’ai beaucoup lu et beaucoup appris au cours de ces mois, je m’en rends compte à présent et j’avoue que j’en tire une certaine satisfaction.
Mais revenons au procès.
Le Procureur avait fait son exposé préliminaire, un exposé long, détaillé, fastidieux même, des faits, de leurs tenants et aboutissants, essayant de couper par avance les pistes que mes avocats auraient pu emprunter ensuite.
Puis ce fut au tour des témoins d’être soumis à la question, après avoir prêté serment eux aussi. Tous rabâchèrent le discours qu’ils avaient déjà tenu.
Ce n’est qu’ensuite que mes défenseurs purent commencer leur contre-interrogatoire.
Ils essayèrent d’abord de coincer les policiers qui avaient procédé à mon arrestation sur un point formel : m’avaient-ils lu les fameux « Miranda rights16 » au moment de me passer les menottes ou seulement lors de mon arrivée dans les locaux du Commissariat ? Personnellement, j’étais dans un tel état de choc à ce moment que je suis incapable de le préciser.
Une réponse non conforme aurait pu annuler toute la procédure qui avait suivi, mais le Juge rappela que la loi ne stipulait pas que cette lecture devait avoir lieu sur la scène de crime, que la parole sous serment des policiers suffisait au Tribunal et rejeta l’argument de la défense.
Il leur fut plus facile de fragiliser le témoignage du plus proche voisin de chambre qui avait entendu notre altercation, à John et moi.
Ce témoin cité par l’accusation se nommait Stephens ; c’était un homme d’affaires de Caroline du Sud, à l’embonpoint certain et au teint rubicond. C’est en partie là-dessus qu’ils misèrent :
— Monsieur Stephens, quelle chambre occupiez-vous dans la nuit du 1er au 2 juin ?
— La suite 854.
— Que faisiez-vous au moment où vous avez entendu du bruit ?
— Je regardais la télévision, dans mon lit.
— Avec le son ?
— Oui.
— Réglé comment ?
— Normalement, je crois.
— Que regardiez-vous ?
— « La Mort aux Trousses » d’Alfred Hitchcock.
— Vous étiez seul ?
— Tout à fait. Je suis en voyage d’affaires. Je regardais donc un film avant de dormir.
— En sirotant un verre ?
— C’est bien possible. Je ne vois pas le rapport.
— Ce n’est pas « possible », c’est certain, car au matin, on a retrouvé toutes les bouteilles du minibar vides !
— Après les événements, je n’arrivais plus à m’endormir…
— Quelle était la disposition de votre suite ?
— Euh… Un vestibule, sur la gauche un petit salon, la salle de bains, la chambre et sur l’avant un espace bureau.
— Donc, vous étiez au lit, dans une pièce qui ne jouxte pas la chambre voisine, avec le son de la télévision, vous aviez bu et vous affirmez avoir entendu ma cliente proférer des menaces à l’encontre de son compagnon ?
— Parfaitement.
— Dites-moi, vous avez une excellente audition, Monsieur Stephens ! N’êtes-vous pas appareillé, cependant ?
— De l’oreille gauche, seulement.
— Et vous n’aviez pas ôté votre appareil au moment de passer dans la salle de bains ?
— Noon, je ne crois pas !
— Bien. Nous n’avons plus de questions à poser au témoin, Votre Honneur.
Quelques jurés affichaient une moue dubitative, preuve que les questions insidieuses de l’avocate avaient produit leur effet.
Ensuite, le Procureur procéda à son exposé et présenta ses éléments de preuve. Toujours les mêmes. Puis, il commença son réquisitoire final.
Le Procureur Howard, c’était son nom, est un homme sec, au cheveu rare et lunettes rondes cerclées de métal, posées sur un nez fin et allongé. Avec une voix étonnamment grave dans un corps fluet.
Je me souviens qu’il insista sur mon manque de reconnaissance envers John, sur mon caractère instable, puisque j’avais été incapable de dominer un sentiment de colère, au demeurant injustifié. Et sur mon insensibilité. Bref, il essaya de me faire passer pour une femme dépourvue d’humanité, aigrie par son échec de Singapour et obnubilée par sa promotion sociale. Il m’accusa d’avoir lâché la proie pour l’ombre : la sécurité d’un nouveau foyer et la réussite d’une affaire en devenir pour le mirage d’une carrière cinématographique après un premier succès inespéré !
Après avoir rapporté ses soi-disant éléments de preuve, il requit contre moi une peine de cinq ans d’emprisonnement pour « blessures volontaires par instrument contondant ayant entraîné la mort sans intention de la donner », crime de catégorie A, qui échappait de peu à la peine de mort.
Ce fut alors au tour de mon avocate de prononcer sa plaidoirie.
Celle-là, je m’en souviens assez bien, car c’est un résumé de ma vie ; elle disait à peu près :
« Mesdames et Messieurs les jurés, vous avez aujourd’hui la lourde tâche de juger le crime commis, le 1er juin de l’an passé, dans un hôtel de Central Park, par la femme qui est devant vous, à l’encontre de M. John Cochran, citoyen australien, résidant à Temanggung, dans la province de Central Java, en Indonésie.
Monsieur le Procureur vous a fait de Ratih Suharto un portrait peu flatteur que je voudrais d’abord essayer de rectifier. Nul n’est jamais ni tout blanc ni tout noir, vous le savez bien.
Je ne reviendrai pas sur l’enfance pauvre, mais heureuse, dans le contexte d’un pays, l’Indonésie, aux conditions de vie difficiles pour les classes populaires de la société.
Permettez-moi de m’attarder un peu plus sur un mariage arrangé malheureux, qui s’est rapidement soldé par un divorce, car son ex-mari battait ma cliente, des certificats médicaux sont là pour le prouver.
C’est cette condition de mère divorcée avec un enfant à charge qui allait motiver son départ à l’étranger, après une expérience de quelques années dans une station touristique indonésienne.
Le travail était dur, le salaire médiocre et ses rêves immenses. Les études de sa fille coûtaient de plus en plus cher. C’est ainsi que ma cliente s’est résolue à émigrer à Singapour pour y prendre un emploi de maid, ces employées de maison, taillables et corvéables à merci !
Ses employeurs chinois, très exigeants, étaient enchantés de son travail, jusqu’au jour où un différend sur le bris d’un objet de valeur, a entraîné son renvoi séance tenante, comme le permet ce statut mal protégé.
Ma cliente a donc été déclarée “persona non grata” à Singapour et contrainte de prendre un nouveau départ dans un pays où l’étiquette “d’émigrée renvoyée” lui collait à la peau.
C’est lors d’une expédition d’expiation de ses erreurs au Mont Sundoro que Ratih Suharto, en difficulté respiratoire à son arrivée au sommet, allait faire la connaissance de John Cochran qui lui vint en aide avec ses amis.
Ces deux-là allaient se revoir et M. Cochran proposer du travail dans son restaurant à ma cliente ; ils se sont plu ; un amour est né et un bonheur se dessinait avec la prospérité croissante de leur commerce.
La fille de ma cliente fréquentait le fils du cinéaste Garin Nugroho, scolarisé dans le même établissement qu’elle, et celle-ci a donc été amenée à rencontrer le réalisateur.
Mis au courant de l’histoire à valeur exemplaire de Ratih, il y a vu le sujet d’un nouveau film. Et, après des recherches infructueuses, lui a proposé d’y jouer son propre rôle.
Sorti l’an dernier, ce film a obtenu le Grand Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, en France, et c’est ce qui a motivé le voyage de promotion à New York au cours duquel s’est produite la fatale agression.
Ma cliente affirme ne pas avoir frappé M. Cochran et je la crois. Elle reconnaît une altercation qui s’est achevée par sa sortie dans le couloir pour aller chercher secours auprès de son patron, devant l’attitude menaçante de son compagnon.
Nous rappelons aux jurés que, cette nuit-là, d’autres chambres du même hôtel ont été victimes de cambriolages, sans que, à ce jour, la police ait pu identifier le voleur.
Notre hypothèse est que ce même rat d’hôtel ayant vu ma cliente, qu’il croyait seule, sortir de sa chambre s’y est introduit pour la dévaliser. Il est hélas tombé sur M. Cochran, passablement énervé, qu’il a mortellement frappé avec la lampe de chevet la plus proche, devant son attitude menaçante.
Après avoir sommairement fouillé la chambre et devant l’absence de bijoux de valeur, il est reparti en hâte avant l’arrivée de Monsieur Nugroho.
Nous n’avons pas plus de preuves de cette version que Monsieur le Procureur n’en a de la sienne ; les cambrioleurs sont presque toujours gantés et ne laissent pas d’empreintes. Les quelques cheveux retrouvés sur place correspondent aux clients ou au personnel qui est intervenu dans la chambre.
C’est donc sur votre intime conviction, Mesdames et Messieurs les Jurés que va reposer votre verdict ; certes il est plausible, dans le contexte d’une altercation, qu’un coup ait pu être donné par ma cliente à son compagnon ; cependant, réfléchissez encore, il était plus grand qu’elle, comment aurait-elle pu lui porter à l’occiput et avec assez de force le coup unique qui l’a terrassé ?
Si un doute vous habite, vous le savez, vous ne devez pas déclarer ma cliente coupable, car le doute doit toujours profiter à l’accusé… »
C’était du bon travail.
Il fallait à présent que le jury se retire pour délibérer et décide si le Procureur avait prouvé ma culpabilité « au delà de tout doute raisonnable »17 avant de pouvoir me déclarer coupable.
J’avais encore une petite chance de m’en sortir !
XXIVDepuis le 11 septembre 2001 et l’attentat contre les Twin Towers de Manhattan, le contexte sécuritaire avait renforcé un sentiment xénophobe diffus, en particulier parmi les WASP de la population américaine.
Pour eux, si vous étiez d’une couleur de peau, d’une religion, d’une culture différente de la leur, vous étiez déjà suspect, par nature. Si, en plus, vous vous étiez rendu coupable d’un délit ou d’un crime quelconque, alors vous méritiez la peine la plus sévère prévue par la loi.
Les avocats de Ratih ne s’attendaient donc à aucune clémence de la part de cette fraction du jury. Restaient ses autres composantes : Afroaméricains, Latinoaméricains et Asiatiques.
Curieusement, les premiers – encore discriminés, en particulier dans les États du Sud – avaient tendance à se comporter comme les Blancs, par un réflexe de repli identitaire.
Les deux autres groupes, principalement issus de vagues migratoires plus récentes, étaient réputés plus « ouverts » aux problèmes rencontrés par leurs « frères ».
Étant donné sa composition, les avocats de Ratih nourrissaient encore un petit espoir de voir le jury rejeter la culpabilité de leur cliente.
Hélas, en dépit de la légèreté des preuves présentées, il déclara Ratih « coupable » et, conformément à la procédure, le procès fut alors ajourné jusqu’au prononcé ultérieur de la sentence.
La requête en annulation pour insuffisance de preuve, présentée par son avocate fut rejetée et toutes les parties se retrouvèrent donc, une semaine plus tard, pour l’audience fatidique qui allait décider du sort de Ratih pour des années !
Pour le crime dont elle avait été à tort reconnue coupable, elle encourait une peine maximale de vingt ans et là où une citoyenne américaine aurait pu avoir accès à la probation ou même à une libération sur parole18, sa condition d’étrangère la contraignait à la prison ferme sur place. En effet, il n’existait pas de convention d’extradition entre son pays et les États-Unis !
Mais, finalement, le juge Connolly fit preuve d’une certaine clémence, puisqu’elle ne fut condamnée qu’à cinq ans d’emprisonnement, la peine minimum. Les attendus du jugement prenaient en compte sa condition de primo-délinquante, ses charges familiales, la non-préméditation et l’attitude menaçante de John au moment des faits.
Fallait-il interjeter appel de cette sentence, avec le risque que le second procès accouche d’une peine plus lourde que la première ?
Son avocate n’en était pas partisane, estimant qu’elle ne s’en tirait pas si mal et, abattue par la rude nouvelle, Ratih finit par se ranger à son avis.
« D’autant plus, lui dit Lisbeth Jones, que vous devriez pouvoir bénéficier d’une remise de peine lorsque vous passerez de plein droit, à mi-condamnation, devant la Commission des libertés conditionnelles de l’État de New York. Les remises dépendent en général de trois facteurs : la bonne conduite en prison, la participation à des activités pénitentiaires et l’absence de condamnation antérieure. Vous remplissez déjà une condition. Dans votre cas, je pense que nous pouvons espérer une libération au bout de trois ans. »
Pour l’instant, Ratih voyait cet espoir bien mince, réduit à un point minuscule sur un horizon lointain, qu’elle peinait même à se représenter.
Pour l’instant, elle ne voyait autour d’elle que les quatre murs de sa cellule, n’entendait que les multiples bruits agressifs de la détention, ne percevait que le rythme assourdi des jours et les secondes, minutes et heures interminables de ses nuits d’insomnie.
Pour l’instant, toute foi en la vie l’avait abandonnée.
Lia avait prolongé son séjour jusqu’au délibéré, mais, pour des raisons de budget comme de travail, elle ne pouvait s’attarder plus longtemps. La douleur de la séparation d’avec sa fille vint s’ajouter à celle du poids de la condamnation.
Garin, lui, était rentré à Jakarta, aussitôt libéré de ses obligations de témoin.
C’est donc dans une solitude sans autre visite que celle de son avocate que Ratih affronta ses premiers jours de condamnée.Des jours sombres, d’abattement et de prostration.
Du matin au soir et du soir au matin, elle ressassait les événements qui l’avaient amenée dans cette cellule 1066 de la section F du Rose Maria Singer Center, sur l’île newyorkaise de Rikers. Jusqu’à ce que sa conscience s’obscurcisse.
Bientôt, elle refusa de manger, de participer aux ateliers, d’aller en cour de promenade ou en salle de sport.
Lorsqu’elle ne fit plus sa toilette et voulut cesser de boire, on la transféra à l’hôpital de la prison, on la sangla sur un lit, un traitement anti-dépresseur et une alimentation par perfusion furent mis en place.
Pauvre Ratih !
Sur sa table de nuit, les lettres de Lia s’empilaient sans être ouvertes.
Tout un hiver se passa ainsi.
Après l’abrutissement immobile des premiers temps, puis une période transitoire où elle ne se levait que pour prendre de minuscules repas, elle fut transférée dans une petite unité contigüe à l’hôpital, où l’on pouvait surveiller un peu mieux les malades convalescents.
Un matin du mois de mars, sans qu’elle sache comment ni pourquoi, elle se réveilla avec dans la bouche le goût des putu (19) de sa mère.
C’est à partir de ce jour qu’elle sortit de sa léthargie et retrouva peu à peu l’appétit et le goût de vivre.
Elle avait maigri de dix kilos, n’en pesait plus que quarante et ses cheveux avaient subi une attaque en règle de ciseaux qui l’avaient laissée coiffée à la Jeanne d’Arc. Par chance, elle n’avait pu se regarder dans un miroir depuis bien longtemps.
XXVJe ne sais comment j’ai survécu à toute cette histoire ! Vous savez, j’ai déjà passé un peu plus de deux ans et demi derrière des barreaux pour un crime dont je suis innocente. C’est très très dur à avaler.
J’avais déjà la perte de John à encaisser. Le rapatriement de son corps et son inhumation dans son Australie natale, à l’initiative de sa famille, sans que j’aie pu lui dire adieu, avaient été un déchirement sans nom.
Mais combien je regrettais aussi qu’il ne m’ait pas présentée à sa famille, là-bas, dans la banlieue de Sydney, pendant le court laps de temps qu’il nous a été donné de vivre ensemble ! Nous avions évoqué la possibilité de ce voyage pour le printemps suivant (l’automne là-bas, dans l’hémisphère sud).
Il m’avait déjà parlé de tout un tas de merveilles qu’il voulait me faire découvrir, dans son immense pays : The Twelve Apostles et les baleines de la mer de Tasmanie, Ayers Rock et le désert, Bondi Beach et ses surfeurs, la barrière de corail et ses poissons multicolores, Kakadu et le bush… Il faudra beaucoup de temps pour que j’aie le courage d’aller voir tout cela sans lui, si j’y parviens un jour.
Ce premier deuil, celui d’un amour brisé alors qu’il venait de naître, m’avait épuisée physiquement et moralement. Alors, celui de ma liberté a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Je ne l’ai pas supporté et suis tombée dans une profonde dépression.
Dans mon malheur, j’ai néanmoins eu la chance d’être bien soignée et, grâce à deux médecins, le Dr. Philipps et le Dr. Moore, que je veux ici remercier du fond du cœur, je suis aujourd’hui capable de témoigner de tout cela. Peut-être mon état a-t-il rendu plus « supportable » la première des mes deux années d’enfermement : les psychotropes m’ont isolée d’une partie de la réalité du monde carcéral et en ont gommé les aspérités les plus rudes.
Ensuite, lorsque je suis sortie de ma léthargie et ai repris « du poil de la bête », comme on dit, je crois que ce sont les études que j’ai entreprises qui m’ont aidée à tenir. Oh, ce n’est pas une première, loin de là. Bien des prisonniers, de par le monde, sont passés en détention de l’autre côté de la barrière, de délinquant ou criminel à défenseur.
C’est logique. On est amené à s’intéresser au droit pour comprendre ce qui vous arrive, on cherche à en percer les arcanes pour mieux se défendre, puis un jour on se dit qu’il y a peut-être là une voie de rédemption. En tous cas, je suis fière aujourd’hui de m’apprêter à rejoindre les rangs de la profession d’avocat. Je viens d’obtenir par correspondance mon diplôme de premier cycle en droit.
Dans un an, lorsque je serai rentrée dans mon pays, je pourrai m’inscrire à l’examen, puis faire mes deux ans de stage dans un cabinet. Ensuite, j’aurai la possibilité de m’inscrire au barreau de Jakarta. En effet, là-bas je n’ai commis aucun crime. Et ici, j’entends bien œuvrer pour retrouver mon honneur perdu. J’ai déjà songé à engager un détective privé pour remonter la piste de ce cambrioleur qui sévit depuis plusieurs années sans qu’on réussisse à l’attraper. La police envisage de classer son dossier dans les « cold cases ». Elle a bien d’autres chats à fouetter avec le terrorisme, la drogue et la guerre des gangs ! Mais il faudra bien qu’un jour la chance abandonne ce chien galeux ! Et ce jour-là, je veux être partie prenante.
Tous mes droits et les bénéfices du restaurant risquent d’y passer, car je devrai le payer en dollars et la roupie indonésienne convertie en monnaie de l’Oncle Sam, ne vaut pas grand-chose. Mais Lia et ma mère sont d’accord.
Finalement, Lia et Bagus ont pris goût à la gestion du Sundoro Sunshine. Elle, se débrouille très bien à l’accueil et Bagus est à l’aise dans la gestion de l’affaire qu’il mène de pair avec une petite activité de conseil pour TPE. Ma mère est toujours avec eux, mais ses jambes ne la portent plus ; elle se contente d’une présence discrète, assise dans un fauteuil roulant près de la caisse, paraît-il. Je crois qu’ils ont licencié le cuisinier malais qui en avait pris à son aise, en détournant des marchandises qui lui servaient à alimenter un second restaurant tenu par son épouse ! Chaque matin, depuis que John n’était plus là pour vérifier bons de livraison et factures, une partie des achats partait dans une autre voiture que la nôtre ! Ce manège a quand même duré près d’un an !
Le nouvel embauché rentre d’une expérience de cinq ans à Singapour. Il semble satisfait des conditions qui lui sont accordées au Sundoro Sunshine, plus douces sans aucun doute que là-bas.
Pour ma part, je ne compte pas reprendre la cuisine ; c’est un pan de ma vie dont j’ai tourné la page. Maintenant que les enfants ont pris l’établissement en charge avec succès, je me vois mal leur dire quand je sortirai : « Bon, merci beaucoup, je redeviens la patronne, trouvez-vous d’autres occupations, s’il vous plaît... ».
Et puis, là-bas, tout me rappelle John : ce que lui avait mis en place tout seul, ce que nous avions créé ensemble. Ce serait trop dur d’avoir cela sous les yeux en permanence.
Garin vient me voir quelquefois, en fonction de ses déplacements. Il y a trois mois, il m’a annoncé qu’Ulla l’avait quitté. Après mon arrestation, il a poursuivi seul la tournée de présentation du film. Le scandale a sans doute contribué à la promotion ; en tous cas, la diffusion a bien marché et il a commencé à rapporter de l’argent, m’a-t-il dit, lors de sa dernière visite. J’en suis heureuse pour lui et pour moi aussi, puisque je touche un petit pourcentage. Dans six mois, l’exploitation à la télévision et la vente des DVD et en VOD va commencer.
À quelque chose malheur est bon, dit la sagesse des nations. Je veux le croire.
La sonnerie d’extinction des feux vient de retentir. Les lumières passent en mode veilleuse. Une nouvelle nuit commence. Il m’en reste trois cent soixante-quatre, si j’ai bien compté, si je me conduis bien, si je n’écope pas d’une rallonge, si… tellement de si !
Cellule 1066, Section F, Rose M. Singer Center, Rikers Island, New York, décembre 2018.
© Pierre-Alain GASSE, 2017.
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