Jaca - Pont de Saint-Jacques  Jaca - Mont Oroel depuis le parc Jaca - Pont de Saint-Jacques2

La Perle des Pyrénées

Jaca - Grand-Rue

Photos : ©Bernard Vauléon, 1963.

J'avais alors quinze ans, l'air sombre et romantique.

Mes parents, sur la recommandation de mon professeur d'espagnol, m'avaient inscrit à  un cours d'été de l'Université de Saragosse qui avait lieu tous les ans à  Jaca, petite ville caserne des Pyrénées aragonaises, où l'on pensait qu'il ferait moins chaud que dans la plaine brûlante de la capitale régionale. Pronostic qui se vérifiait en partie certaines nuits.

Après de minutieux préparatifs et moult recommandations, muni d'une valise à  fermeture-éclair toute neuve, ce fut le départ. Je ne voyageais pas seul, mais en compagnie d'un camarade de classe, Jean-Claude, gardien de but surnommé à tort "Chiquito"*,  puisqu'il était plus grand que moi. Un long voyage en train nous attendait, d'abord jusqu'à  Bordeaux, puis jusqu'à  Pau, ensuite jusqu'à  la frontière et de là vers notre destination finale.

Nous voyageâmes tout fiers de notre nouvelle liberté, quoique intérieurement inquiets de rater une correspondance. Par chance, il n'en fut rien. J'avais déjà  voyagé en train jusqu'à  Rome et je connaissais un peu le monde ferroviaire, ses surprises et ses lenteurs.

Dans la majestueuse gare internationale de Canfranc, s'opéra le transbordement de notre convoi en provenance de Pau vers le train espagnol à voie large Canfranc-Saragosse. Le lecteur de notre lycée nous attendait ; c'était un homme maigre et sec, marqué par les séquelles d'une poliomyélite infantile, sous la garde duquel nous allions être placés durant notre séjour. Natif de la ville, il avait été dûment chapitré par nos parents quant à  la conduite que nous devions tenir sur place.

Juillet dardait ses feux sur Jaca et sa contrée. L'automotrice qui tractait peu de wagons descendait les 384 m de dénivelé entre Canfranc Gare et Jaca en suivant les courbes du terrain jusqu'à  la ville, endormie au pied de sa citadelle. Mal assis sur les banquettes en bois, je comptais le nombre de tunnels et de ponts franchis : je me souviens que j'arrivai respectivement à  19 et 8, en comptant celui du Somport. C'était impressionnant pour un trajet de vingt-cinq kilomètres !

Quel contraste entre les riantes Pyrénées françaises, leurs prairies verdoyantes au pied de contreforts couverts de bois touffus, parsemés de petits villages et cette campagne désertique, ces rivières à  sec et ces escarpements arides ! Toutes fenêtres ouvertes, l'air qui nous parvenait brûlait la peau et asséchait la bouche. Et depuis un moment déjà  la gourde que j'avais à  la ceinture était vide.

Seule la rivière Aragon continuait à  rouler des galets dans ses eaux cristallines. Tous les autres petits cours d'eau étiraient leur langue de pierre sous un soleil de plomb.

Voilà  comment je découvris l'Espagne cet été 1963, à  l'orée de mes seize ans.

Présentés par Antonio qui s'était occupé de notre réservation, nous prîmes logis à  la Pension España, qui se trouvait à  l'entrée de la Grand Rue, au numéro 13. Elle était dirigée par Doña Herminia, un petit bout de femme vêtu de noir et doté d'une voix de stentor.

— Bonsoir, jeunes gens. Je vous accompagne à  votre chambre dans quelques instants. Elle se trouve au second et donne sur la rue. C'est ensoleillé l'après-midi.

Je me souviens que c'était une chambre blanchie à  la chaux, avec, donnant sur la Grand Rue, un petit balcon en fer forgé. Elle comprenait deux lits jumeaux de bois sombre recouverts d'un jeté blanc, une petite table de nuit entre les deux, un petit bureau avec sa chaise et c'était tout. Une douche toute simple, un lavabo, et les WC attenants.

Ensuite, Doña Herminia nous indiqua la salle à  manger où serait servi le dîner à  dix heures et quart du soir. Avec un tel horaire, nos estomacs allaient crier famine ! Située au premier étage, c'était une grande salle, assez sombre, remplie de petites tables carrées, recouvertes de nappes de coton blanc.

Ces cours internationaux d'été avaient l'âge de Jésus, regroupaient des élèves du secondaire et des étudiants plus âgés et étaient divisés en deux périodes de cent quarante inscrits environ chacune. La nôtre commençait le dimanche 7 juillet pour s'achever le 3 août.

L'endroit était fréquenté essentiellement par des élèves du sud de la France parmi lesquels se détachaient les Bordelais et les Toulousains. Toute une troupe de jeunes gens, garçons et filles, en quête d'amours de vacances, autochtones ou pas, outre les cours de grammaire, littérature et enseignement artistique assurés par d'éminents professeurs de la Faculté de Saragosse.

C'était une tour de Babel où, mis à  part l'anglais, la seule langue commune était le castillan. En effet, si notre pays représentait les deux tiers des élèves, avec une grande majorité de filles, le reste venait de toute l'Europe : Suède, Irlande, Grande-Bretagne, Danemark, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Allemagne, Autriche, Suisse, Italie, Grèce, mais aussi d'Afrique avec le Maroc et d'Amérique avec les États-Unis et le Canada. Une poignée d'Espagnols, égarés dans cette foule étrangère, complétait le panorama.

La plupart logeaient dans la Résidence du centre universitaire et là  établissaient des liens avec qui ils pouvaient, mais nous non ! Nous nous étions inscrits en externes libres, ce qui avait été une mauvaise idée, au moins pour le timide que j'étais et même question prix, mais le mal était fait.

Jaca, à  l'époque, se réduisait à quelques rues et des parages que l'on parcourait facilement en quelques heures, hormis la citadelle, encore fermée à  toute visite non militaire. Mais Jaca n'aurait pas été la perle des Pyrénées aragonaises qu'elle était sans la Peña Oroel, dont le nom m'est revenu en tête aussitôt que j'ai convoqué ces souvenirs vieux d'un demi-siècle. Avec ses 1769 mètres d'altitude, son relief tabulaire incliné et sa croix monumentale, on la voit de n'importe quel point de la ville puisqu'elle ne se trouve qu'à  six kilomètres à  peine à  vol d'oiseau. L'un de mes regrets, c'est d'ailleurs de n'avoir pu participer à  l'excursion vers ce sommet qui renvoie sur la ville l'écho assourdissant des fréquents orages d'été.

À midi et demi, ce dimanche 7, au Théâtre Associatif, se tint la cérémonie d'ouverture de la session en présence de toutes les autorités civiles, militaires, religieuses et diplomatiques de la contrée. Titres ronflants à  la pelle ! Après les discours de Monsieur le Maire et du Doyen de la Faculté des Lettres de Saragosse, commença la conférence inaugurale : le Directeur Général des Beaux Arts disserta sur l'universalité de l'art roman. Avec beaucoup d'érudition et une langue d'un classicisme vieillot qui rapidement m'ennuya.

Enfin, une heure et demie plus tard, ce trente-troisième cours d'été fut déclaré ouvert. Il était temps, car j'avais l'estomac dans les talons depuis belle lurette !

Mes parents m'avaient arraché la promesse d'une lettre hebdomadaire. Après le décès de ma mère, j'ai eu la surprise de constater qu'elle avait gardé les cinq que j'envoyai et je les ai récupérées.

Écrite sans un un seul alinéa, la première disait ceci :

Jaca, dimanche 7 juillet.

Mes chers parents,

Vous aurez certainement reçu ma carte de Pau lorsque cette lettre partira pour la France. Cela ne fait que 36 heures que nous sommes ici et j'ai déjà  tant à  vous raconter. Il est vrai que je vais vous parler aussi de notre voyage d'arrivée de Pau à  Canfranc, à  la frontière. Cette centaine de kilomètres, nous avons mis deux heures et demi pour la parcourir. Nous avions des places assises et une vieille dame très sympathique a engagé la conversation, mais il faisait terriblement chaud. L'on nous a demandé nos passeports pour nous les rendre à  la douane où nous sommes passés sans difficulté. A Canfranc, Antonio nous attendait. Nous avons ensuite pris le TAF  (Train Automoteur Fiat, ce que nous appelons "micheline") qui nous a descendus à  Jaca Gare. C'est très impressionnant de circuler à  travers la montagne ; tantôt l'on suit un précipice abrupt, tantôt des murailles énormes de rocher surplombent la voie. Cependant, la dernière étape de notre voyage est de très loin la plus pittoresque : de la gare de Jaca à  la ville (de 10 000 habitants) un service de cars transporte les voyageurs. Mais, ces cars, il faut les voir : ce sont des camions d'avant-guerre, bringuebalants de toutes parts avec à  l'intérieur deux banquettes longitudinales. Et, ma foi, tout le monde se case gaiement là -dedans. Nous sommes arrivés à  trois, car nous avions rencontré une française qui allait à la même pension que nous. Quant à  la pension, la patronne semble très sympathique, la nourriture est excellente et notre chambre donne sur la rue. Mis à  part quelques inconvénients matériels comme une table bancale, c'est très acceptable. Hier, après déjeuner, c'est-à -dire vers trois heures, nous sommes allés visiter la ville, puis nous asseoir sur un banc. Vers sept heures, nous avons pris un verre, puis nous sommes allés faire un tour aux autos tamponneuses (ici aussi il y en a) et voir les parents d'Antonio. Il pleuvait. Nous avons dîné vers dix heures et demie. Vous dire si j'ai bien dormi est inutile. Nous nous sommes levés vers neuf heures et demie. Nous avons déjeuné, rempli les fiches d'admission, été à  la messe (Jaca est un évêché). À midi et demi a eu lieu au théâtre l'ouverture solennelle des cours avec une conférence. Puis, avant le repas , nous sommes allés voir la famille où était Jean-Claude l'année dernière. Ils ont cinq garçons, habitent une HLM et sont très sympathiques. Il paraît que pour un premier séjour, je parle très bien espagnol ! Nous venons de déjeuner. Il est maintenant quatre heures moins dix. Jean-Claude a déjà  fini d'écrire. Nous allons sortir faire un tour. Ce soir, je crois qu'Antonio va nous emmener au cinéma. Demain, j'irai à  la banque. Tout va bien. Il fait beau. Je termine en vous embrassant tous bien fort.

Votre fils

Pierre

 Le contenu des cours était, sous bien des aspects, de niveau universitaire ; avec des adaptations à  l'enseignement pour étrangers, sous quelques autres. Ainsi étions-nous répartis en deux niveaux, débutants et confirmés, à  leur tour divisés entre locuteurs de langues romanes et locuteurs de langues anglo-saxonnes.

Nous avions trois heures de cours chaque matin et, par malheur, une de quatre heures et demie à  cinq heures et demie, qui te fichait l'après-midi en l'air. La première heure de la matinée était consacrée à  des travaux pratiques de lecture et conversation. Après dix minutes de pause, suivait un cours de grammaire durant lequel le professeur Monge passait en revue toutes les catégories grammaticales, de l'article à  l'onomatopée.

La troisième heure de la première semaine fut consacrée aux grands poètes espagnols. C'était le professeur Blecua qui en avait la charge et il brossa un vaste panorama depuis les "jarchas" hispanoarabes jusqu'à  Federico García Lorca. Chaque matin, il étonnait l'assistance, féminine comme masculine, avec un complet de soie moirée différent !

La deuxième semaine, c'est le thème "l'Espagne, un pays en voie de développement économique" qui fut traité ; la troisième, le Directeur du Centre donna des leçons sur l'histoire du pays, et durant la dernière, le professeur Torralba Soriano m'enchanta en parlant "des grands maîtres de la peinture espagnole", illustrant son propos de diapositives des tableaux les plus célèbres. J'en connaissais déjà  une bonne partie parce que depuis trois ans, notre professeur nous enseignait à  l'aide de projections. J'eus donc l'occasion de me mettre un peu en valeur.

Les cours avaient lieu dans des salles hautes et sonores où nous étions assis sur des chaises pourvues d'une tablette mobile pour prendre des notes, ce qui était une grande nouveauté pour moi. Noter ainsi à  la volée en espagnol durant une bonne partie de ces trois heures vous laissait tout flapi et une bonne sieste  s'imposait pour s'en remettre.

Le cours de l'après-midi était consacré à  des travaux pratiques : exercices grammaticaux, travaux de rédaction en espagnol, version et thème. Bien entendu, comme il demandait davantage d'efforts, c'était celui qui nous pesait le plus. En outre, la salle avait accumulé la chaleur toute la matinée et, avec la digestion,  une torpeur parfois difficile à  vaincre nous envahissait. Finalement, cette heure était peu efficace et son public toujours plus clairsemé.

À la pension, les menus étaient répétitifs et assez peu consistants pour de jeunes estomacs : pour le déjeuner, une salade composée (tomate, oignon, laitue, olives), une escalope avec des pommes de terre ou du poisson frit avec du riz et, en dessert, une crème renversée maison, ma préférée, ou un fruit dur comme du bois et, de temps à  autre, une tranche de glace napolitaine. Pour le dîner, un consommé de poulet ou une soupe de pâtes alphabet, ensuite le plat principal que nous n'avions pas eu le midi, ou une assiettée de légumes ou des macaronis à  la sauce tomate et en général un fruit de saison, pêche, poire ou pomme.

Cette découverte de la cuisine espagnole comportait de nombreuses surprises : ici on méconnaissait la viande rouge, les biftecks étaient des escalopes de génisse ou du filet de porc ; quand on parlait de frites, vous en aviez tout juste une poignée avec un petit bout de poivron rouge pour le décor, les légumes se servaient à  part, le pain était archi-blanc, compact et sa croûte friable. Nous avions du vin, rouge, rosé ou clairet ; à  l'époque c'était encore considéré comme une boisson hygiénique. Le café était passé à  la chaussette. Mais de toute cette nourriture, ce que je préférai, vous allez le découvrir dans la seconde lettre que j'envoyai à  ma famille, six jours après mon arrivée en terre de Jaca :

Jaca, le 12 juillet,

Chers parents,

Il y aura déjà  une semaine demain que nous sommes ici. À l"heure où je commence cette lettre, nous venons de rentrer sous la pluie d'une excursion à  San Juan de la Peña, un monastère situé à  27 km de Jaca. Mais là -bas, nous avons eu beau temps. Quant aux cours, rien à  dire sinon que nous avons quelque mal à  nous lever le matin pour neuf heures vu que nous ne nous couchons jamais avant onze heures-minuit (c'est que le souper est à  dix heures un quart).

Hier, j'ai lavé mes deux premières paires de chaussettes. Chaque jour à  midi, après les cours, nous allons à  la piscine de l'université jusqu'à  deux heures, heure du déjeuner. Après le repas, nous faisons la sieste jusqu'à  quatre heures. À cinq heures et demie, après le cours, nous allons nous asseoir sur un banc au jardin public pour lire ou bavarder, puis boire un verre au Somport, le café où se retrouvent les étudiants.

Quant aux repas, je dois dire que si la cuisine est bonne, le menu est peu varié et ne pèche pas par abondance. Il y a cependant une chose qui me plaît beaucoup : le poisson. Chaque jour, nous en mangeons et je ne sais pas comment ils le préparent, mais je le trouve excellent.

Hier soir, nous sommes allés faire quelques photos en ville.

En ce qui concerne ma situation financière, j'ai dépensé jusqu'à  ce jour, la somme de 253,5 ptas. Lorsque je suis allé à  la banque, le change était à  12,09. En plus des dépenses mentionnées ci-dessus, il faut évidemment compter les 1000 ptas des cours. Il me reste à  ce jour 4567 ptas et environ 2000 fr.

Nous ne voyons Antonio que le dimanche, car il travaille à  Canfranc et ne rentre que le soir vers dix heures.  Pour te donner une idée du prix des cigarettes, papa, un paquet de qualité égale aux Gauloises vaut quelque soixante centimes;

Je ne sais pas ce que je pourrais rapporter à  Gérard.

Je ne vois rien d'autre à  dire pour l'instant ; je termine donc en vous embrassant tous bien fort. À bientôt.

Votre fils

Pierre

Lorsque je relis cette lettre, comme la première, me saute aux yeux leur caractère à  la fois informatif et insignifiant, perdu dans les détails et sans analyse réelle de la situation, Le franquisme vivait encore de beaux jours, la censure était toujours en vigueur et moi je n'étais pas d'un tempérament à  exprimer mes sentiments. Je me demande quelle idée pouvaient bien se former mes parents de ce premier séjour espagnol. Du contenu des cours, pas un mot ; de mon approche des premières filles de ma vie, pas question, bien entendu ; de mon entente avec Jean-Claude, pas davantage. Avec cinquante ans de recul, tout ceci me laisse une impression de langage stéréotypé et de langue de bois.

Le problème, c'est que la plupart des souvenirs de cet été ont déserté ma mémoire et que sans le fascicule commémoratif que j'ai conservé et quelques photos en noir et blanc prises avec mon Brownie Flash Kodak, j'aurais eu beaucoup de difficulté à  reconstituer tout ceci.

À part la fameuse promenade apéritive, à  l'heure où le soleil commençait à  décliner, quand une foule pacifique envahissait Grand Rue et Boulevard de la Constitution, les divertissements étaient rares pour les gens timides comme moi. Je n'osais pas aller aux bals en salle que l'on donnait au Casino, pas plus qu'à  ceux en plein air qui avaient lieu à la piscine municipale. Ne sachant ni danser ni nager, il m'était difficile de sortir de l'anonymat. Au cinéma, en raison de la censure rigoriste en vigueur, tous les films étaient coupés aux meilleurs moments, ce qui parfois donnait des résultats risibles et d'autres fois rendait l'intrigue incompréhensible.

Par chance, nous avions un programme assez fourni pour éviter que ne s'installe l'ennui. Entre les cours, les conférences, les lectures, les offices, les promenades, les cafés, la piscine, les repas, les jours filaient et déjà  pointait le milieu de notre séjour.

Jaca, le 17 juillet.

Chers parents,

J'ai reçu votre lettre hier et je pense qu'à  présent vous avez ma seconde écrite vendredi dernier. Ici, le facteur passe tard (entre 13 et 14 h) et il utilise un sifflet pour avertir les gens qui sortent sur le seuil des portes afin de recevoir leur courrier. Une coutume curieuse aussi, c'est celle du gardien de nuit, qui tous les soirs vers minuit, passe dans les rues avec les clés de tous les immeubles et ferme les portes.

Les cours continuent de se passer au mieux. Vendredi dernier, en rentrant de l'excursion, nous avons eu une violente tempête qui a duré toute la nuit et, au matin, il n'y avait pas d'eau pour se laver : elle était toute noire. Quant au prix de la pension, j'ai questionné la dame, je crois que je paierai dans les 3750 ptas, ce qui fait 30 000 fr. Tous comptes faits, la pension ici revient un peu plus cher qu'à l'Université, mais enfin, ce qui est fait est fait et la différence est minime, il faut bien le dire.

Normalement, il fait beau, quoique le temps soit assez orageux. J'ai écrit à  presque toute la famille, il ne me reste plus qu'à  envoyer une carte à  la tante Blanche.

Dimanche soir, nous sommes allés avec Antonio à  "Casa Paco", le café typique où se retrouvent tous les étudiants d'ici. Hier, nous avons vu passer deux voitures de la Manche. J'ai aussi pris connaissance des résultats des examens, les parents de Jean-Claude lui ayant envoyé les coupures des journaux.

Autre chose, je crois que vos lettres arriveraient plus vite si, en dessous de "Jaca" vous écriviez "Huesca" qui est le nom de la province où se situe la ville.

Ne vous tracassez pas, je me débrouille très bien avec mon linge et mes chaussettes n'ont pas encore de trous.

Que vous dire de plus ?  Rien, sinon que dans 19 jours, je serai de retour à  Avranches, car nous ne partirons, je pense, que le 5 au matin. étant donné que cette année, c'est le centenaire de la cathédrale de Jaca et qu'à  cette occasion, il y a une grande fête ici le dimanche 4.

Ah, je voulais aussi vous dire que nous avons avec nous à table un couple d'espagnols de Saragosse qui sont très gentils et très amusants.

Je termine en vous embrassant bien fort.

Pierre.

Un mois, c'est long, malgré tout. À la pension, jour après jour, repas après repas, nous avions fini par lier connaissance avec nos voisins de table. Parmi eux, se trouvaient deux familles de Saragosse. La première, sans enfants, était venue d'un quartier populaire de celle-ci pour quelques jours de vacances. La seconde avait un fils élancé et chétif, de deux ans mon cadet, et une fillette de quatre ou cinq ans. La mère était très communicative. Le père avait un œil malade. Lui était garçon de café, elle femme au foyer.

Le jour où la patronne me donna la première lettre de mes parents, je vis que le garçon, à  la table voisine, louchait sur les timbres qu'il y avait dessus. Et, peu après, j'eus la surprise de voir devant moi cette quadragénaire, me disant avec son accent aragonais typique :

— Pardonnez-moi de vous importuner ainsi, jeune homme, mais mon fils Antoine collectionne les timbres. Est-ce que cela vous ennuierait de lui donner ceux que vous recevez, le temps de notre séjour ?

Moi, qui n'avais pas de correspondant espagnol, je saisis la balle au bond :

— Pas du tout, Madame, Moi aussi, je collectionne les timbres, mais ceux-ci je les ai déjà . Si votre fils veut bien, nous pourrions faire des échanges.

C'est ainsi que cela a commencé. Nous avons échangé nos adresses. Et nous avons correspondu, troquant des timbres. L'année suivante, ma vraie découverte de la vie espagnole, c'est dans cette famille que je l'ai faite, lorsque ces braves gens m'ont accueilli dans leur appartement de la rue d'Avila. Sans chauffage central, ils avaient la télévision et le téléphone, encore inconnus chez moi. Je découvrais un autre monde.

Jaca, 26 juillet

Chers parents,

Je viens de recevoir votre lettre en même temps qu'une autre de mes frères. Que s'est-il passé ici depuis mon précédent message ? Des tas de choses, quoique la fin de semaine ait été calme. Il fait une chaleur torride, surtout le soir et, la nuit, avec la fenêtre ouverte, jusqu'à  trois heures du matin,  nous entendons rentrer en chantant les fêtards de la ville. Samedi dernier, il y avait foule pour accueillir l'archevêque de Séville, ancien évêque de Jaca : musique, défilé militaire, rien ne manquait ; et le dimanche, grand-messe solennelle avec la participation d'une demi-douzaine d'évêques français.

Ah, j'oubliais une chose : jeudi dernier, c'était la fête nationale espagnole. Nous aurions dû aller en excursion à  la station thermale de Panticosa, mais comme nous sommes externes, l'Université ne consent à  nous inscrire que s'il reste des places et il n'en restait pas. Je crains que ce ne soit la même chose cette semaine pour le Parc d'Ordesa. Bah, c'est autant d'économisé.

En parlant d'argent, j'ai dépensé à  ce jour 513 ptas, soit 4 104 fr. Oui, je mentionnais le total des cours en écrivant 1 000 ptas, soit 8 000 fr. Quant à  la pension, la dame ne veut pas que je la paye tout de suite. De toute façon, j'ai mis 4 000 ptas soit 32 000 fr de côté, ce qui fait que j'ai encore 350 ptas, soit 2 800 fr d'argent de poche.

Rien de nouveau en ce qui concerne les cours. J'ai aussi trouvé un correspondant, de Saragosse, qui veut échanger des timbres.

Quoi d'autre ? Le soir, après les cours, nous explorons les alentours de Jaca.

Je termine en vous embrassant tous bien fort.

Pierre

Le dimanche avaient lieu des excursions en autocar vers différents lieux d'intérêt géographique, ethnologique, historique ou artistique de la contrée. Je me souviens de deux d'entre elles, celle déjà  citée à  San Juan de la Peña et une autre aux villages pyrénéens de Hecho et Ansà³ qui m'avaient  alors paru très arriérés, bien loin de ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Mais, songez que je vous parle de cinquante ans en arrière !

La piscine de l'Université comme celle de la ville étaient les endroits les plus intéressants pour des jeunes gens de notre âge ; disons que c'était le terrain de chasse naturel des deux sexes : là , nous pouvions admirer les filles en maillot de bain et faire apprécier notre musculature. L'air était presque aussi chargé en testotérone qu'en oxygène, mais soyons francs ; les temps étaient encore très prudes - en Espagne plus qu'en France - et aller au delà  de baisers furtifs ou de caresses discrètes en public était encore difficile.

Je ne me souviens d'être parvenu ni à  l'un ni à  l'autre. J'étais amoureux avant de passer la frontière et bien qu'une jeune bordelaise ait retenu mon attention, je n'ai pas réussi à  intégrer le cercle de connaissances dont elle faisait partie. Je suis donc resté fidèle, non pas par décision personnelle, mais bien par obligation. Mais cette frustration allait avoir deux conséquences : tout d'abord, peu avant la fin des cours, j'envoyai une déclaration enflammée en bonne et due forme à  la jeune fille de mes pensées, lui donnant rendez-vous aux premiers jours de septembre dans le jardin public tout proche de chez elle ; ensuite, j'achetai un lourd bracelet damasquiné que je comptais lui offrir.

Ceux qui ont lu la nouvelle du même nom, savent qu'elle n'est pas venue à  ce rendez-vous et que je n'ai jamais osé lui offrir le bracelet.

Bien entendu, rien de tout cela ne transparaissait dans la dernière lettre que j'écrivis à  mes parents le 29 juillet, une petite semaine avant mon retour en France.

"Chers parents,

J'ai reçu votre troisième et dernière lettre vendredi après-midi. Je peux à  présent vous dire que j'arriverai le dimanche 4 août, sans doute vers 14 heures, mais ne descendez pas chercher mes valises à  la gare, je prendrai le car. Nous partirons d'ici samedi à  midi, parce que Jean-Claude a été invité à  un baptême chez ses cousins de Paris le dimanche.

L'ennui, c'est que cela va nous empêcher de passer les examens de fin de session qui auront lieu ce jour-là , à  moins que nous puissions le faire la veille.

Si j'ai bonne mémoire, j'arriverai donc à  la maison en temps et en heure pour la réunion d'athlétisme.

Les cours continuent de se dérouler sans problème et je vais avoir tout à  fait assez d'argent.

Voilà  trois jours est arrivé chez Antonio, Jean-Pierre, le fils du percepteur qui va rester jusqu'en septembre.

De la fin de semaine dernière, je n'ai rien de particulier à  signaler sinon que le temps reste orageux et qu'hier soir il a encore plu des cordes.

Jeudi dernier, c'était la Saint-Jacques, jour férié ici , et nous sommes allés à  la messe. Hier, Jean-Claude est allé déjeuner dans sa famille de l'an dernier. Demain, nous allons en excursion à  la montagne. Je crois que samedi va arriver très vite.

Pour ma lessive aussi, je me suis bien débrouillé tout seul, mais je vous raconterai tout cela à  la maison.

D'ici là , je vous embrasse bien fort et vous dis : "À bientôt !".

Pierre

P.S. : Surtout, si je n'étais pas là  à  l'heure indiquée, ne vous tracassez pas. Comme ce sera dimanche, il est possible qu'il y ait quelque changement dans les horaires.

De ce voyage de retour, je n'ai pas le moindre souvenir .

De Jean-Claude, aucune nouvelle depuis notre baccalauréat.

De ce premier séjour en Espagne ne me restent qu'un ami, une poignée de photos en noir et blanc, le souvenir de chaleurs insupportables et des notes de cours dans des chemises poussiéreuses.

C'est fou le tri sélectif réalisé par la vie et la mémoire !

*Chiquito signifie à  peu près "petiot".

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2013.

Vous êtes le ième lecteur de cette nouvelle depuis le 01/11/2013. Merci.

Retour au sommaire
 
Jaca - La Citadelle Jaca - Mont Oroel Jaca - Cathédrale
Laisser un commentaire à l'auteur Télécharger en PDF IDDN