Dans les bras de Morphée

La Morphine

Santiago Rusiñol - La morfina (1894)

Lorsque les deux hommes pénétrèrent dans la pièce, le temps que leurs yeux s'accoutument à la pénombre, ils ne virent qu'un rai de lumière qui filtrait des rideaux. Puis, ils distinguèrent une forme humaine entre les draps d'un lit.

— Manuel, ne restez pas planté là, allez ouvrir les rideaux.

— Oui, Commissaire, tout de suite, Commissaire.

— Et arrêtez de me donner du "Commissaire" à tour de bras. Un par phrase suffira.

— Bien, Commissaire.

La maison possédait l'électricité, mais le commissaire qui, chez lui, s'éclairait toujours au pétrole lampant et craignait les étincelles électriques comme la foudre, préférait la lumière du jour à celle des lampes à incandescence.

Une fois tirés les doubles rideaux, ils découvrirent un corps de femme étendu entre des draps blancs sous une courtepointe jaune d'or. La tête relevée par un grand oreiller, les bras posés sur le drap du dessus, elle était vêtue d'une chemise de nuit blanche, toute simple, à encolure ovale. La bretelle droite avait glissé de l'épaule et révélait la naissance de la poitrine.

Le commissaire s'approcha et tâta un instant la carotide offerte. Les deux hommes échangèrent un regard entendu. Il s'agissait bien d'un décès.

— Que voyez-vous là, Manuel ?

— La même chose que vous, commissaire.

— Ne soyez pas impertinent et obtempérez.

— Je vois... une femme, la trentaine, je dirais, brune aux cheveux longs, visage fin, lèvres minces, nez grec et yeux clos, assez bien faite de sa personne, ma foi.

— Manuel, ce n'est pas un portrait de peintre que je vous demande et encore moins votre avis de coureur de jupons impénitent, mais des observations de policier. Que pouvez-vous dire de plus ?

— Eh bien... je vois sur le visage comme une expression de volupté, d'apaisement, de béatitude, alors que les doigts de la main droite sont encore crispés sur le drap.

— C'est déjà mieux. Et vous en concluez...

— J'en conclus... j'en conclus qu'elle prenait peut-être son pied, mais alors toute seule, parce que je ne vois dans le lit aucun désordre amoureux et dans la chambre pas la moindre trace de présence masculine.

— D'une part, je n'aime pas votre langage, Manuel, et d'autre part, bien qu'il qu'il soit souvent qualifié de petite mort, il est rare que l'orgasme entraîne le décès.

— Heureusement, Commissaire, heureusement.

— Trêve de persiflage, Manuel, regardez mieux, votre hypothèse ne tient pas, pourquoi ?

Manuel promena quelques instants son regard sur le corps étendu sur le lit et convint :

— Oui, c'est vrai, les deux bras sont étendus le long du corps. C'est assez peu logique dans cette hypothèse.

— Bien, Manuel. Pouvez-vous en formuler une autre ?

— Euh... c'est-à-dire que.... pas vraiment, Commissaire.

— Vous ne tenez pas assez compte du contexte, Manuel, le contexte, je vous le répète, resituez les choses dans leur contexte avant toute hypothèse.

— Oui, Commissaire, mais je ne vois pas...

— Je vais donc devoir, une fois de plus, éclairer votre lanterne. Chez qui sommes-nous ?

— D'après la concierge que nous avons interrogée, chez une dénommée Clemencia Puig i Serrat, modèle de son état.

— Bien. Et que nous apprend cette visite à son domicile ?

— Que la susnommée ne semblait pas vivre dans l'opulence, au vu du mobilier et de la décoration : il n'y a pas de bois de lit, mais un simple sommier, pas de table de nuit non plus, mais un seul fauteuil recouvert de toile blanche. Du linge de lit et de nuit des plus communs. Aucun tableau sur les murs. Une ampoule nue au plafond. Cependant, la courtepointe de satin semble de qualité comme le peignoir posé sur le fauteuil.

— Jusque là, vos observations sont justes. Et quoi d'autre ?

— Euh... je ne sais pas, Commissaire.

— Vous ne savez pas... Vous ne savez pas parce que vous ne réfléchissez pas assez, mon pauvre ami.

— Vraiment, Commissaire ? dit Manuel Campoamor, un ton de reproche dans la voix.

— Assurément, Manuel, et en voici la preuve. Cette demoiselle Puig i Serrat gagnait sa vie comme modèle de peintre. Effectivement, les ateliers d'artiste sont assez nombreux dans le quartier. Elle porte un nom de famille bien connu à Barcelone. Je pencherais donc pour une fille en rupture de bans avec sa famille, ce qui expliquerait la présence de quelques articles de qualité dans un contexte plutôt misérable par ailleurs. Mais il y a autre chose encore : depuis quelques années, un mal insidieux s'est répandu dans la communauté artistique ainsi que dans la bourgeoisie et particulièrement chez les femmes, et cela vous devriez le savoir, c'est l'usage de produits opiacés, d'abord pour soulager les douleurs menstruelles, puis par effet d'accoutumance, comme addiction. Ces doigts crispés sur le drap et cette expression extatique sur le visage me semblent caractéristiques. C'est l'hypothèse que nous allons vérifier par un examen clinique et des analyses toxicologiques. La "rigor mortis" n'ayant point encore opéré, voulez-vous, je vous prie, soulever les paupières et examiner les pupilles. Sont-elles dilatées ?

— Vous croyez que je peux, Commissaire ?

— Non seulement vous pouvez, mais vous devez, Manuel, c'est votre devoir d'enquêteur et de plus, c'est un ordre !

— Bien, Commissaire.

Manuel Campoamor s'exécuta avec circonspection et dit :

— Dilatées, elles le sont, Commissaire, de vraies billes d'émeraude.

— Vous voyez, Manuel. Allez faire un tour dans la salle de bains et vérifiez la poubelle et l'armoire de toilette. Mais auparavant, refermez ces paupières, bougre d'âne, tant qu'il en est temps !

— Pardonnez-moi, Commissaire, mais c'est la première fois que des yeux verts de femme me regardent et...

— Ils ne vous regardent pas, Manuel, je suis désolé de vous le rappeler, ils se sont éteints à jamais, c'est vous qui les regardez !

L'inspecteur stagiaire abaissa les paupières de la jolie défunte, détourna le regard et s'éloigna sans mot dire en direction du cabinet de toilette attenant à la chambre.

Bientôt, il revint, un flacon à la main.

— Que dit l'étiquette, s'enquit le Commissaire ?

— Je l'ignore, on dirait du latin.

— Évidemment, c'est la langue utilisée par les pharmaciens pour étiqueter les flacons de leurs préparations. Alors, que lisez-vous ?

Manuel Campoamor ânonna :

— Lau...da...num offi....ci...nalis, 2 scrupula, tinct. 40 per c.

— Que vous disais-je, Manuel, encore une descendue aux enfers dans les bras de Morphée !

Manuel Campoamor béa d'étonnement et d'incompréhension mêlées et, voyant son désarroi, le Commissaire, précisa :

— Le laudanum est la forme commerciale la plus courante de l'opium et la morphine, autre alcaloïde qu'on en extrait, tire son nom d'un génie grec, fils du Sommeil et la Nuit.

Manuel Campoamor haussa les sourcils. Le fameux commissaire Carvalho* ne confondait-il pas Orphée, descendu aux enfers pour l'amour d'Eurydice avec ce... Morphée ? Mais, fidèle à son personnage et de crainte de se voir rabrouer une fois de plus, il se contenta de remarquer :

— En tous cas, il avait très bon goût, ce gars-là !

— Manuel, ne changerez-vous jamais ?!

* clin d'œil au héros homonyme de l'écrivain espagnol Manuel Vázquez Montalbán (1939-2003).

©Pierre-Alain GASSE, mai 2011.

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