LE MILLIONNAIRE

bocal de billes
©B. Vauléon, 2004

Conte humoristique

Charles-Baptiste Grollot n'était pas joueur. Pas joueur du tout. Pas plus de pétanque que de belote, encore moins du Loto ou du Millionnaire. Il n'était jamais entré dans un casino, n'avait jamais mis les pieds sur un champ de courses. Quand il achetait des billets de tombola aux enfants des écoles, c'était tout bénéfice pour les organisateurs, car il ne vérifiait jamais le tirage. Tous ces jeux l'ennuyaient au plus haut point.

Charles-Baptiste Grollot n'était pas joueur, mais il avait de la chance. Beaucoup de chance. C'était un fait : Charles-Baptiste gagnait. Pas souvent. Mais gros. Et sans avoir joué. C'était là le plus fort de l'affaire. Au village, on en parlait, de temps à autre.

La première fois, c'était à l'école primaire. Le maître avait promis l'énorme bocal de billes confisquées depuis la rentrée à celui qui ferait zéro faute dans la dernière dictée de l'année. Et Charles-Baptiste qui, d'ordinaire, en commettait toujours entre quinze et vingt, rendit son cahier sans même se relire, certain qu'il était de perdre.

Il gagna.

Non seulement il ne fit aucune de ses bourdes habituelles, mais il se joua aussi du piège ultime tendu par l'instituteur.

Tous chutèrent pour avoir trop hésité sur l'horrible participe passé d'un verbe intransitif employé pronominalement, sauf lui... qui ignorait la règle et sans se poser la moindre question écrivit correctement : "Les fêtes se sont succédé jusqu'au lendemain".

Dès lors, sa réputation fut établie. Son aura grandissante. Sa compagnie recherchée.

On conjectura que son nom y était pour quelque chose. On y vit une forme de prédestination. On chercha à s'attirer ses bonnes grâces, à lui soutirer de précieuses informations.

Mais sa chance n'était pas transmissible. Jamais, aucune des combinaisons qu'il donna bien volontiers et gracieusement à qui l'en priait, ne gagna plus du modeste remboursement de la mise.

On voulut l'inciter à jouer, puisqu'il allait gagner, du moins le croyait-on. Mais, rien à faire, Charles-Baptiste était vacciné contre le jeu !

L'argument imparable qu'il finissait par opposer à ceux qui cherchaient à l'entraîner sur la pente du vice, c'était : "À quoi bon jouer, si je peux gagner en faisant l'économie de toute mise de fonds initiale ?"

La seconde fois que Charles-Baptiste gagna malgré lui, ce fut lors de l'écroulement de la tour nord du château.

Cette tour était branlante. Tant et si bien qu'à la fin elle chut. En plein jour, sous une pluie d'orage. Un tas de pierres s'en alla rouler jusque dans la cour de Charles-Baptiste. Un gros bloc s'en vint même cogner à son huis.

Notre homme, qui croyait le vacarme dû à la colère céleste, ouvrit sa porte et découvrit plusieurs mètres cubes de pierres et de terre répandus dans son jardin. Mais un éclat brillant attira soudain son regard. Il s'approcha, constata, chercha et trouva : un louis d'or s'était échappé d'une boîte à gâteaux, cachée depuis on ne sait quand, derrière une pierre escamotable dans un mur de la tour. La boîte  contenait deux cents louis, pas un de plus, pas un de moins, qu'il retrouva éparpillés parmi les éboulis.

Après moult palabres et force consultations, il fallut bien se rendre à la loi : l'inventeur du trésor avait droit à cinquante pour cent de la découverte ! Mazette ! Cet orage-là valait sans conteste celui de Brassens !

Où s'arrêterait donc cette veine insolente ?

La superstition se nourrit de l'expérience et de la tradition par ici. Et, nul n'en doutait, en vertu de l'adage "jamais deux sans trois", un nouveau coup de chance devait advenir à Charles-Baptiste. Il gagnerait encore, c'était acquis. Le seul problème était de savoir quand et comment.

On attendit longtemps. Presque aussi longtemps qu'entre la survenue des deux premiers événements. Mais, on n'est pas pressés, par chez nous. Le pays est à l'écart de tout, même de la précipitation.

Charles-Baptiste Grollot avait fait sa vie. Enfin, si l'on peut dire, puisqu'il était resté garçon. Il avait repris le commerce d'horlogerie-bijouterie de ses parents et regardait passer le temps, au rythme conjugué des montres, horloges, pendules et carillons, des baptêmes, communions, fiançailles et mariages de tout le canton.

Mais, pour tout dire, on commençait à trouver le temps long. La prédiction ne se réaliserait-elle donc pas ? Ce serait bien la première fois.

Charles-Baptiste venait d'entrer dans sa quarantième année lorsque mourut son parrain, notaire à V. Veuf de bonne heure, pendant dix bons lustres, il avait fait sa pelote, au profit d'un fils unique et de quelques bâtards, disséminés dans les bourgs environnants et tous couchés sur son testament.

Le fils légitime hérita de l'étude et de toutes les valeurs mobilières. Chacun des bâtards d'un immeuble jadis hypothéqué chez le tabellion par des propriétaires impécunieux. Et, vous l'avez deviné, Charles-Baptiste était du lot des héritiers. Sa mère était bien sa mère, mais son père un peu moins. Voilà comment il est devenu propriétaire de l'Hôtel de la Poste, le seul que nous ayons au village.

La rumeur constata rapidement que chacun des gains inespérés de Charles-Baptiste était de valeur croissante, selon une échelle qui commença à donner le vertige.

À ce compte-là, qu'allait-il gagner la prochaine fois ? Car l'affaire était entendue, il ne pouvait pas ne pas y avoir de prochaine fois. Cette série se poursuivrait, c'était écrit. On en aurait mis sa main à couper.

Commères et anciens conférèrent. On chuchota à la veillée ou à la fraîche (nous préférons encore nos conversations au babil de la télévision).

Pourtant, c'est de là que vint le miracle espéré.

L'Europe s'agrandissait. Nous n'y étions plus qu'un confetti. Et le premier gagnant d'EuroMillions, le dernier avatar du Loto, tardait à se faire connaître. Un pactole de quinze millions d'euros l'attendait à Paris. En nos esprits fertiles germa bientôt l'idée que son heureux propriétaire était parmi nous.

Charles-Baptiste, c'était certain, avait succombé à la tentation de forcer sa chance. On épia ses déplacements, pour le cas où il aurait décidé d'aller recueillir son prix en catimini. En vain.

Une délégation du Conseil Municipal finit même par l'interroger, car s'il était le gagnant, il convenait que le village pût organiser des festivités à la mesure de l'événement et cela ne pouvait s'improviser.

Hélas, il démentit.

Et il fallut bien le croire, puisque le vrai gagnant se dévoila et fut photographié en compagnie d'un chèque géant. Et de déclarer aux foules ébahies qu'il allait voyager, acheter un château à restaurer et partager son gain avec ses frères et sœurs.

Malgré notre déception, tout cela nous parut bel et bon et quelqu'un proposa même de lui suggérer l'achat de notre château, dont la tour attendait toujours d'être relevée, depuis plus de vingt ans.

Ce fut inutile.

Un mois plus tard en effet, Charles-Baptiste Grollot faisait, à son tour, la une des journaux locaux, car il venait de recevoir en partage la somme de 500 000 euros. Et la presse de titrer avec ironie : "Loto : cinq cent mille euros à... M. Grollot !" ; "Comment gagner au Loto sans jouer ? " ; etc.

Le gagnant d'EuroMillions avait tenu sa promesse. C'était un des demi-frères de Charles-Baptiste Grollot !

Une chance pareille, ça ne s'invente pas !

Notre village est devenu touristique. Son grand homme a relevé la tour du château. L'hôtel de la Poste ne désemplit pas de l'année. On vient de la France entière et même de beaucoup plus loin voir, toucher celui qui gagne sans jouer, respirer l'air qu'il respire. Et surtout se loger, se restaurer et acheter chez nous.

Le commerce n'a jamais été aussi florissant.

On dit même qu'il y a maintenant plus d'un millionnaire au village.

Au Syndicat d'Initiative trône un bocal de billes.

©Pierre-Alain GASSE, juin 2004.

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