Coucher de soleil sur Roscoff ©B.Vauléon 2008.
Une (més)aventure de Bénédicte Plassard, O. P. J.
I
À la suite de ses errements dans l’arrestation du trafiquant de drogue Stavros Mikoulidès1, Bénédicte Plassard, capitaine et Officier de Police Judiciaire avait été mutée au Commissariat de L. à soixante-dix kilomètres de sa ville natale.
Le Commissaire Principal Le Puil avait cru ou voulu croire que cette mesure d’éloignement était la juste sanction de manquements avérés au règlement alors que c’était plutôt une sorte de purgatoire doré, car la proximité de la Côte de Granit Rose n’était pas pour déplaire à cette sportive chevronnée, grande adepte des sports de glisse, depuis son adolescence.
En réalité, c’était la perte de son équipier, Simon Le Lagadec, dit Sim, un policier de terrain, débonnaire mais toujours efficace au moment opportun, qui l’avait le plus affectée. Sim et son infâme costume de velours côtelé, aux poches chargées comme des cabas, son carnet à élastique d’une autre époque et son éternel bout de bois de réglisse à la bouche.
Pourtant, au plan de l’apparence, elle n’avait pas perdu au change, puisqu’elle était à présent en doublette avec un fringant inspecteur, tout frais émoulu de l’École de Police, qui répondait au nom de Justin Paolozzi. Corse, hâbleur, macho et pressé d’arriver. Tout ce que Bénédicte détestait, croyait-elle.
Il avait commencé par essayer de lui mettre effrontément la main au panier, à la première occasion, et elle dut le remettre à sa place d’un coup de genou bien appliqué dans les joyeuses, ce qui lui rappela ses démêlés avec un certain Vincent Marceau au temps de ses débuts au Commissariat de S., cela faisait bientôt dix ans2. Depuis cet incident, Justin et elle jouaient à je t’aime, moi non plus.
La vie du Commissariat de L. était comme celle de tous les commissariats de province, plus routinière que passionnante. Violences aux personnes, vols divers, trafics de drogue. Terrorisme et grand banditisme étaient heureusement rares. Filatures, prise de plaintes, arrestations, gardes à vue et interrogatoires se succédaient. Toute une humanité de petits délinquants, de plus en plus jeunes et de plus en plus violents. Des prisons bondées, des juges débordés, des policiers appelés à faire du chiffre. Le moral n’était pas au plus haut. Celui de Bénédicte Plassard n’échappait pas à la règle.
En ce début février, la rue était agitée par des manifestations estudiantines et lycéennes contre la dernière trouvaille du gouvernement destinée aux jeunes en mal d’emploi : le Contrat Première Embauche.
Première embauche, mon cul. CPE : Comment Perdre son Emploi, CPE : Contrat Pour Entuber, CPE : Cocktail Pour Émeutes. Les foules estudiantines n’étaient pas en mal de déclinaisons ironiques, sarcastiques ou vengeresses du sigle gouvernemental.
L’IUT s’était barricadé, comme au plus fort de Mai 68. Les lycéens arpentaient le pavé en dépit de la froidure. La moindre manifestation d’envergure dégénérait sous l’emprise de petites bandes de casseurs alcoolisés, qui cherchaient soit à harceler la police pour passer le temps, soit, le plus souvent, à mettre à profit les désordres pour faire main basse sur tout ce qui pouvait avoir une valeur marchande.
L’avant-veille, entre trois et quatre cents étudiants et lycéens avaient bloqué les entrées de la sous-préfecture. Les manifestants avaient empilé des parpaings pour former un mur d’environ quatre mètres de largeur et deux mètres de hauteur devant l’entrée principale du bâtiment. Ils avaient également mis le feu à des palettes et lancé des œufs sur la façade. Du papier toilette et des banderoles anti-CPE avaient été accrochés aux grilles. Un TGV avait été retardé et le décollage de l’avion vers Paris empêché. Cela faisait déjà beaucoup de troubles à l’ordre public et un nouveau rassemblement était prévu le soir même dans le centre-ville pour « faire du bruit ».
Aussi le Sous-Préfet, rappelé à ses obligations par le Cabinet du Ministre, était-il sur des charbons ardents et avait-il donné des instructions strictes pour le déroulement de cette dernière manifestation. Tout le commissariat de la ville était sur le pied de guerre, depuis les agents de la circulation jusqu’aux inspecteurs des brigades spécialisées, en passant par les Renseignements Généraux. Sans compter le renfort de deux pelotons de gendarmes mobiles, placés aux endroits stratégiques. Tolérance zéro.
Mam Goz n’avait jamais voulu se séparer de sa 2CV Citroën de 1964. Veuve d’un marin de Commerce, c’était la voiture qu’elle avait acquise avec la petite assurance-vie qu’il avait souscrite à son nom. À quatre-vingts ans passés, elle conduisait encore le véhicule avec aisance et même une certaine témérité, aux dires des uns.
214 MG 22. Tout le monde connaissait cette plaque d’immatriculation dans le canton. De Ploulec'h à Caouënnec-Lanvézéac, pas un citoyen digne de ce nom n’ignorait l’identité du propriétaire de cette automobile. C’est qu’elle ne passait pas inaperçue, Mam Goz. Tout conducteur autotochne savait qu’elle conduisait comme si la route lui appartenait et avait tendance à considérer la ligne blanche comme un rail de guidage. Les gendarmes du canton avaient déjà fermé les yeux sur plusieurs infractions caractérisées, parce c’était elle qui leur avait appris à lire et écrire et qu’ils redevenaient des enfants lorsqu’elle les tutoyait et les appelait par leur prénom. Mais, ils l’avaient bien prévenue, à la prochaine incartade…
Colombe Le Guen avait été une jeune fille d’une grande beauté, après laquelle bien des gars avaient couru, mais c’était Yves-Marie Le Mener, marin et fils de marin, qui avait eu l’honneur de lui passer la bague au doigt. Quelques vieux d’ici racontent encore qu’elle en avait connu bien d’autres avant lui et que c’était une sacrée luronne. Les langues les plus acérées ajoutent même que si elle avait épousé un marin, c’était pour continuer à jouir des libertés qu’elle s’était données avant d’aller à l’autel.
Bref, l’affriolante institutrice de Ploulec'h ne commença à mener une vie rangée qu’après son veuvage, à quarante-cinq ans à peine, lorsqu’elle s’acheta enfin un brin de conduite pour se consacrer à l’éducation de ses trois enfants : trois filles, aussi libres que leur mère, qui, elles aussi, défrayèrent la chronique au temps de leur adolescence, (les chiens ne font pas des chats) avant d’aller s’établir à la capitale, loin de cette province étriquée. C’est son premier petit-fils, Ludovic, qui l’avait appelée Mam Goz, suivant la tradition du pays bretonnant et la suggestion ironique du voisinage, pas fâché de faire avancer en âge cette grand-mère encore trop fringante à son goût. Et bientôt, de Colombe Le Mener, née Le Guen, il ne fut plus question que sous le sobriquet de Mam Goz.
Une fois placées toutes les épingles d’un chignon qu’elle aurait pu réaliser les yeux fermés, depuis le temps, elle jeta un regard furtif au miroir de la salle de bains. Allons, il ne fallait pas se plaindre ! Elle levait encore les bras sans effort, entendait clair et lisait son journal sans lunettes. Certes, sa peau avait tout l’air d’une vieille pomme ridée, tannée par le vent et les embruns, mais jamais, au grand jamais, elle n’avait consenti à se mettre sur le visage autre chose que de l’eau de pluie. Alors, ce n’était pas maintenant qu’elle allait commencer !
Elle prit son panier à provisions, un grand beau panier, de ceux que fabriquaient encore, avec des éclisses d’osier, quelques pêcheurs qui n’avaient pas succombé à l’usage des casiers en plastique. Puis, se remémorant les dictons d’avril, elle attrapa son parapluie, ferma sa maison et plaça la clé sous le premier pot de fleurs, à gauche de la porte, selon une habitude que son assureur n’avait pas réussi à lui faire abandonner.
Dehors, garée devant la porte, l’attendait sa 2CV grise, briquée comme un sou neuf. On aurait dit un véhicule de collection. D’ailleurs, il ne se passait pas de semaine qu’on ne voulût la lui acheter à des prix qui lui semblaient aussi invraisemblables en francs anciens qu’en francs nouveaux ou même en euros.
Après avoir déposé sur le siège arrière son panier et son parapluie, elle ouvrit la portière avant et s’introduisit à la place du conducteur, en ramenant d’un geste vif le pan de sa jupe sous elle. La clé tourna dans le démarreur, le moteur toussa poussivement deux ou trois fois, puis un tremblement de tous ses organes s’empara du véhicule qui s’ébroua comme cheval au réveil. Mam Goz saisit la boule de bakélite du levier de vitesse à portée de sa main droite, engagea la première et leva brusquement son pied gauche de l’embrayage, tandis qu’elle appuyait du droit sur la pédale d’accélérateur. Le véhicule fit un bond formidable en avant et Mam Goz dut le calmer de la voix et du geste pour qu’il ne cale pas, comme cela lui arrivait trop souvet « Douzic, ma bihan ». Enfin, son pied se régla à la bonne profondeur, elle passa la seconde et regagna la partie droite de la chaussée dont elle s’était quelque peu écartée dans l’impétuosité du départ.
Après un hiver long et rigoureux, comme on n’en avait pas connu depuis des années, le printemps pointait enfin le bout de son nez en cette deuxième semaine d’avril. Et, ce jeudi matin, Mam Goz avait décidé de se rendre au marché de Lannion, pour acheter graines et plants en vue des premiers travaux de saison au potager attenant à son pen-ti3.
Elle était d’humeur badine et occupait allègrement l’essentiel de la chaussée, à son habitude. Lorsqu’un véhicule s’annonçait en face en lui clignant des phares ou en la klaxonnant avec autorité, elle donnait un coup de volant à droite, non sans maugréer :
— Non mais, qu’est-ce qu’il croit celui-là, la route est à tout le monde, non ? ce qui, dans sa bouche voulait plutôt dire : « range-toi de là, que je m’y mette »
Cela faisait une dizaine d’années de cela, pour égayer ses déplacements, Mam Goz avait fait ajouter un autoradio dans son véhicule. Et depuis, elle adorait conduire en musique ! Et si, parfois, on la voyait louvoyer de droite à gauche, au mépris du danger et du Code de la Route réunis, c’était qu’une valse, un pasodoble ou un fox-trot, diffusés par Radio Bonheur, sa station favorite, l’avait prise dans son rythme entraînant.
Tout cela pour vous dire que croiser Mam Goz sur sa route n’était pas sans risques ! Aussi, la conduite la plus sage voulait-elle que l’on prît la berme sans plus attendre dès que l’on repérait son véhicule à l’horizon. Hélas, les routes du canton n’étaient pas fréquentées que par les gens du cru. Et donc, il arrivait qu’il y ait de la tôle froissée. Des conducteurs distraits, aux réflexes amoindris qui en étaient réduits à ployer sous un torrent d’avanies comme jamais ils n’en avaient connu.
Car froisser la tôle de sa 2CV était le pire crime que l’on pût commettre à l’égard de Mam Goz. Bien pire que de lui manquer de respect ou même de lui couper la priorité ! Pensez donc ! Cette voiture, c’était la plus chère à son cœur des reliques de son défunt mari. Elle l’astiquait, la briquait, la polishait bien mieux que le granite lisse d’une tombe qu’elle ne visitait guère qu’à la Toussaint.
Bref, ce jeudi matin d’avril, disais-je, Colombe Le Mener, alias Mam Goz, allait entrer dans Lannion quand l’accès d’un rond-point lui fut interdit par un cortège d’étudiants en grève, assis là en signe de protestation.
Elle commença par klaxonner avec vigueur, mais les porte-voix revendicatifs couvraient largement le bruit de son avertisseur.
Elle sentit aussitôt la moutarde lui monter au nez. Le marché n’allait pas l’attendre et les plus beaux plants seraient déjà vendus lorsqu’elle arriverait, si la situation durait. Il n’en était pas question !
Elle klaxonna à nouveau de plus belle, se retenant de bloquer l’avertisseur pour ne pas décharger sa batterie. Son vacarme attira bientôt l’attention, non pas des étudiants goguenards, mais des policiers en civil chargés de parlementer avec les grévistes pour libérer le rond-point en douceur.
Un couple – homme et femme – s’avançait vers elle.
C’est l’homme qui ouvrit la bouche le premier avec un accent corse à couper au couteau :
— Bon-jour, Ma-da-me, Po-li-ce Na-tio-na-le, dit-il en montrant sa carte, i-gno-rez-vous que l’u-sa-ge des a-ver-tis-seurs so-no-res est in-ter-dit en vil-le, sauf en cas de né-ces-si-té ?
— Parce que c’en est pas un, cas de nécessité, ce b… ordel étudiant qui m’empêche d’aller au marché, peut-être?
— Nous ve-nons de dis-cu-ter a-vec-que les res-pon-sa-bles. Ce sit-in est pré-vu pour du-rer un-e de-mi-heu-re…
— Une demi-heure ! Et vous croyez que je vais faire le poireau ici pendant tout ce temps-là. Vous rêvez, jeune homme !
— Ne sont autorisés à franchir le barrage que les véhicules prioritaires : ambulance, police, gendarmerie, médecins, infirmiers… Vous ne pouvez pas passer pour l’instant. Ou vous faites demi-tour ou vous attendez, comme tout le monde, précisa la femme.
Mam Goz se retourna. Effectivement, derrière elle, une litanie de véhicules s’étirait de plus en plus. Non sans force coups de klaxon impatients.
— Il n’en est pas question. On va voir ce qu’on va voir. Écartez-vous.
Et joignant le geste à la parole, elle embraya sèchement, ce qui projeta en avant son véhicule dont le nez se retrouva sous les fesses de l’agent de police qui réglait la circulation à une dizaine de mètres devant elle.
Et là, Mam Goz revécut des instants qu’elle avait connus soixante ans plus tôt, du côté de Plouha, quand, agent de liaison du réseau Shelburn, elle avait été arrêtée sur une route de campagne par un barrage allemand. Par chance, ce jour-là, son message était oral et son ausweiss en règle. Après une fouille déshonorante par une auxiliaire féminine de la Gestapo, elle avait été relâchée.
Le fonctionnaire se relevait sans trop de mal du bitume où il avait été projeté ; devant elle, elle vit un véhicule de service se mettre en travers de sa route, dans un crissement de pneus, un homme en descendre précipitamment et pointer son arme sur sa roue avant droite. « Il va me tirer dessus, ce con » pensa-t-elle, tandis qu’elle freinait enfin de toutes ses forces. La 2 CV se cabra bruyamment avant de s’immobiliser. Elle entendit un porte-voix crachoter :
— Sortez du véhicule, les mains en l’air. Je répète : sortez du véhicule les mains en l’air !
Impossible. La frayeur et la contrariété avaient tétanisé Mam Goz, accrochée à son volant comme la moule à son rocher. Il fallut que deux hommes l’en extraient manu militari, sous les quolibets des étudiants qui s’apprêtaient à prendre fait et cause pour elle, en dépit du risque qu’elle leur avait fait courir.
Mais les deux policiers en civil avaient eu le temps de prévenir par radio de l’incident et le bruit des sirènes qui approchaient firent se tenir coite la foule, qui se contenta de huer copieusement les fonctionnaires de police qui l’emmenaient jusqu’au commissariat.
Durant le trajet, dans la Mégane blanche siglée POLICE de Justin et Bénédicte, Mam Goz ne desserra pas les dents. Son sac à main noir sur les genoux, les mains croisées sur le fermoir, elle se tenait raide comme la justice, en, dépit de la ceinture de sécurité qu’on l’avait contrainte à boucler.
Par égard pour son âge, Bénédicte avait signifié à Justin, d’un index significatif sur sa tempe, qu’il n’était peut-être pas indispensable de passer les bracelets à cette octogénaire. En s’installant au volant, elle s’était contentée de verrouiller les portes arrière : un réflexe qu’elle avait acquis depuis une mésaventure récente ! L’observation du règlement n’interdisait pas un peu d’humanité, tout de même !
Au commissariat, où l’on avait pourtant l’habitude d’en voir de toutes les couleurs, l’entrée de cette digne octogénaire fit sensation. En effet, si durant le trajet, Mam Goz était restée stoïque, à peine eut-elle franchi la porte de l’hôtel de police qu’elle explosa, d’une voix haut perchée, jetant à la cantonade :
— Je veux voir le commissaire immédiatement !
Et de commencer à lancer des moulinets de son sac à main, à droite et à gauche, pour avancer vers la porte où se lisait en lettres dorées : “Commissaire”.
Justin, tout en s’interposant entre Mam Goz et la porte du bureau de son patron, tenta d’abord l’ironie pour amadouer la furie :
— On se calme, mamie, vous allez être interrogée dans quelques instants par un inspecteur.
Que n’avait-il pas dit là !
— Un inspecteur ! Je voudrais bien voir ça !
Et Justin essuya un revers de sac à main, assené de pleine volée, qui le déséquilibra. Des sourires furtifs apparurent sur les visages environnants. Bénédicte pensa qu’il était temps qu’elle intervienne. Au moment où Mam Goz reprenait sa progression vers le bureau du chef, tandis que Justin retrouvait ses esprits, elle allongea le pied en travers de son chemin.
Mam Goz trébucha, en lâcha son sac pour amortir sa chute de ses mains, mais celle, secourable, de Bénédicte l’empêcha de choir, au moment même où le Commissaire Dumortier sortait en trombe de son bureau, attiré par l’algarade :
— C’est quoi, ce bordel ? Oh, pardon, Madame ! C’est vous qui faites tout ce bruit ?
— Commissaire, Madame Le Mener a tenté de forcer avec sa 2 CV un barrage d’étudiants et a renversé un de nos hommes… heureusement sans gravité, et à présent, tentait de pénétrer de force dans votre bureau.
— Enfin, Madame, à votre âge, ce n’est pas sérieux ! Allez, entrez, vous allez m’expliquer tout ça.
La taille imposante du Commissaire et sa voix de stentor firent leur effet. Mam Goz tira sur sa jupe, vérifia son chignon et entra sans un mot dans le bureau de Dumortier, non sans jeter un œil noir au petit personnel du commissariat. La porte capitonnée se referma sans bruit.
— Asseyez-vous.
Ordre ou invitation ? Mam Goz ne sut pas très bien démêler la chose, mais s’exécuta, sans mot dire. Sa colère était tombée d’un coup.
Le Commissaire sortit un long moment pendant lequel Mam Goz détailla le mobilier du bureau, remarquant la poussière accumulée, les plantes vertes desséchées par le chauffage, la poubelle pleine de gobelets vides.
Finalement, il revint, une fiche manuscrite à la main. Il la posa devant lui, sur le bureau, la lut silencieusement. Puis, les mains croisées sous le menton, le Commissaire fixa Mam Goz d’un regard inquisiteur :
— Rébellion, entrave à l’action de la force publique, mise en danger de la vie d’autrui, peut-être même coups et blessures ayant occasionné une incapacité de travail si l’agent que vous avez renversé porte plainte et doit être mis en arrêt maladie, cela fait beaucoup de chefs d’inculpation, pour une dame de votre âge. Je ne peux pas vous laisser repartir comme cela, désolé. Vous allez être placée en garde à vue, pour 24 heures. Nous allons prendre votre déposition. Puis, nous transmettrons au Procureur qui décidera de la suite à apporter à cette affaire. Vous avez le droit de prévenir votre famille, de demander la visite d’un médecin, de consulter un avocat. Votre véhicule va être placé en fourrière.
Mam Goz se voûta un peu sous l’avalanche, mais sa résolution était déjà prise : puisque c’était ainsi, elle n’ouvrirait pas la bouche devant cet ostrogoth !
— Madame Le Mener, ce n’est pas la première fois, loin de là, que vous vous faites remarquer. À la gendarmerie, vous êtes connue comme le loup blanc pour votre conduite automobile, disons… particulière. Et aujourd’hui, vous aggravez sérieusement votre cas. Un peu de réflexion ne vous fera pas de mal. Vous ne dites rien. Comme vous voudrez. Un inspecteur va rédiger votre déposition.
Le Commissaire enclencha l’interphone et appela un dénommé Plassard. Mam Goz se souvint aussitôt d’un élève de ce nom et une ombre passa sur son visage : malgré tous ses efforts, c’était resté un cancre invétéré. Mais c’est la jeune femme qui lui avait évité les menottes qu’elle vit entrer. Avec quelque soulagement.
― Suivez-moi, Madame Le Mener, nous serons mieux dans mon bureau, dit Bénédicte, sur un ton urbain.
― Vous pouvez m’appeler Mam Goz, ma petite, dans tout le canton, c’est comme ça qu’on m’appelle depuis longtemps.
— Je n’en ai pas le droit, Madame Le Mener, fit Bénédicte.
― Alors, on la remplit, cette déposition ? enchaîna Mam Goz, qui avait horreur de perdre son temps.
Bénédicte songea que, décidément, cette « cliente » était pleine d’imprévu, et comme il lui importait de ne pas trop bousculer une grand-mère qui lui rappelait furieusement la sienne, elle ne releva pas l’insolence du propos.
Nos deux héroïnes étaient encore en pleine rédaction du procès-verbal, lorsque la porte du bureau s’ouvrit pour laisser passage à Justin Paolozzi, poussant devant lui une espèce d’adolescent attardé, en treillis, rangers et crête orangée, menottes aux poignets :
— Commissaire, ce garçon, contrôlé en marge de la manif, a des papiers trafiqués.
Il tendit au commissaire une carte d’identité ancien modèle, et l’œil exercé de celui-ci constata que la photo relativement récente qui y figurait n’était pas celle d’origine.
Mam Goz, intriguée, tourna la tête vers l’arrivant. Ses yeux vifs se concentrèrent sur le visage pâle, émacié, à demi-couvert d’une barbe naissante tirant sur le roux. Une lueur s’alluma dans son regard. Puis s’éteignit.
Le Commissaire Dumortier, soulevant un des stores de son bureau vitré, jeta un œil vers les cages de garde à vue, puis se retournant vers Bénédicte Plassard et Justin Paolozzi, qu’il venait de convoquer, leur fit signe de parler. Bénédicte obtempéra :
— Aucun doute. Tout est faux. La carte d’identité, la carte d’étudiant, celle de la CMU… Tout. Et c’est pas d’hier. Mais il y a plus grave. Dans le contenu de ses poches, figurait une clé de consigne. Et devinez ce qu’on a trouvé dans le casier correspondant ?
— De la dope, à coup sûr.
— Eh bien, non, justement, Commissaire, reprit Bénédicte. Les analyses effectuées montrent que le gaillard picole un peu, mais ne se drogue pas ou plus. Et nous saurons bientôt s’il en vend. J’ai demandé un chien spécialisé qui nous révèlera s’il a été récemment en contact avec de la marchandise. Mais je n’y crois pas trop.
— C’était quoi, alors ? reprit le Commissaire, rendu prudent.
— De la fausse monnaie, figurez-vous, et pas qu’un peu : 25 liasses de billets de 50 euros.
— Mazette, fit le Commissaire avec un sifflement admiratif. À 20 billets par liasse, ça fait… 25 000 €. Faites voir.
Bénédicte sortit d’une chemise une coupure orange évoquant l’architecture renaissance. Le Commissaire l’examina en transparence, cherchant à lire l’image du filigrane, le macaron métallisé holographique et à s’assurer de la présence du fil métallique de sécurité.
— Ouais. Classique. Aucun détecteur ne les laisserait passer. Mais, comment il a pu avoir tout ça ? Et, il les dépense ou il les revend ?
Justin Paolozzi fit entendre sa voix grave et chantante :
— Dépenser de faux billets de 50 € est trop risqué pour un marginal ; nous pensons qu’il les revend, au détail, pour assurer sa subsistance. Actuellement, un faux billet de 50 € peut se monnayer à moitié prix, mais nous ignorons toujours qui il est réellement et pas moyen de savoir d’où vient ce pactole : le gars est muet comme une carpe.
— Vous lui avez fait savoir ce que coûte une inculpation pour recel et mise en circulation de fausse monnaie ? Sans compter les faux papiers.
— Oui, évidemment, mais botus et mouche cousue.
Bénédicte sourit à la contrepèterie involontaire, de son coéquipier. C’est à peine si le Commissaire fronça le sourcil. Il enchaîna :
— Bon, laissez-le mariner un peu. Ce bleu-bite finira bien par se mettre à table.
Il était rare que le Commissaire Dumortier se laissât aller aux facilités de l’argot militaire. Et la courte expérience de Bénédicte lui avait appris que c’était en général signe d’énervement et d’impatience. Il les congédia de trois phrases sèches :
— Vous avez quarante-huit heures pour élucider cette affaire. À la fin de la garde à vue, je devrai en référer à l’OCRFM4. D’ici là, interrogez RAPACE5 et le Fichier National.
— OK, patron.
Revenue à son bureau, Bénédicte trouva Mam Goz, un crayon rouge à la main, en train de corriger sa déposition que Bénédicte lui avait demandé de relire et signer avant de sortir.
— Vous feriez bien de reprendre votre Bled6, ma petite, l’accord des participes passés est loin d’être au point : « le fonctionnaire qu’elle a renversé, É, pas ÉE : dans ce cas, l’accord se fait avec le COD, c’est-à-dire le pronom relatif QUE, placé AVANT le verbe et ayant pour antécédent « fonctionnaire » qui est ici du genre masculin, c’est pourtant simple, non ? »
Bénédicte resta bouche bée un instant, hésitant sur la conduite à suivre, puis décida que la coupe était pleine et qu’il lui fallait reprendre la main d’urgence, si elle ne voulait pas se trouver débordée par cette forte tête :
— Écoutez, Madame Le Mener, vous n’êtes plus en classe et ici, c’est moi qui pose les questions, avec ou sans fautes d’orthographe, compris ?
Mam Goz toisa un instant cette insolente, ouvrit la bouche, puis la referma.
— Bon. Revenons à nos moutons. Vous avez signé votre déposition ?
— Non, mais maintenant que j’ai corrigé les fautes, je peux, se hasarda à dire Mam Goz.
C’était la goutte d’eau de trop. La voix de Bénédicte monta de deux tons :
— Vous commencez sérieusement à me taper sur le système.
Elle désigna d’un index furieux le bas du feuillet :
— Signez ici tout de suite ou ça va mal faire.
Mam Goz, sans un mot, prit le stylo bille posé sur la table et traça une croix d’analphabète, comme ultime signe de résistance.
Bénédicte, avec un regard noir, lui arracha la feuille des mains, essayant de maîtriser ses gestes et ses paroles. Elle appela un agent :
— Passez les menottes à cette personne et mettez-là à l’isolement.
Renvoyée dans sa cellule de garde à vue, Mam Goz réfléchissait. Elle n’allait quand même pas se laisser intimider par un commissaire, fût-il principal ou divisionnaire, ni par une inspectrice, nulle en orthographe, de surcroît ! Bon, il est vrai qu’elle s’était quelque peu emportée en poussant cet agent avec son capot pour le faire se ranger de sa route, mais de là à la mettre en cabane, c’était trop !
Comme on lui avait inexplicablement laissé son sac à main, Colombe Le Mener passa le reste de son premier jour de garde à vue à poursuivre un ouvrage de tricot qu’elle emportait toujours avec elle, car elle ne craignait rien tant que le désœuvrement. En l’occurrence, il s’agissait d’un magnifique pull angora blanc dont elle commençait à monter les manches. Au bout de quelques heures, on la vit même en train d’expliquer les mystères des diminutions et augmentations à un public féminin attentif. Chassez le naturel…
À midi, la République lui fit l’aumône d’un sandwich jambon beurre et d’un verre d’eau. Au soir, d’une soupe, d’un morceau de pain et de fromage et d’un autre verre d’eau. Elle n’était pas habituée à beaucoup plus. Cela ne lui fit ni chaud ni froid. Son frugal repas achevé, elle s’allongea sur le bat-flanc inconfortable, ramenant les pans de sa jupe sous elle, posa sa tête sur son sac à main, rembourré du tricot en cours et… s’endormit !
Au petit matin, une odeur de café vint lui chatouiller les narines et elle se redressa, endolorie. C’est qu’elle n’avait pas dormi sur une planche depuis… 1942, à une époque où se réveiller les côtes en long ne lui faisait pas peur. Elle s’étira consciencieusement et bientôt une jeune gardienne de la paix vint lui apporter un gobelet en plastique fumant. Elle fit la grimace :
— Vous n’avez donc pas de tasses, ici ? Le plastique donne mauvais goût.
— Eh, non, mamie. Et ne vous plaignez pas, c’est du vrai café de notre cafetière perso, pas celui du distributeur, qui est clair comme de l’eau de vaisselle.
Mam Goz huma le breuvage :
— C’est vrai qu’il sent bon. Merci, mademoiselle.
— Du sucre ?
— Non, merci, à mon âge, ce n’est pas conseillé.
Au soir, Mam Goz était libérée avec une convocation au tribunal pour le mois suivant sous le chef de « rébellion et entrave à l’action des forces de l’ordre ». Le juge d’instruction n’avait pas retenu l’inculpation de coups et blessures. Ouf ! Mais il était trop tard pour qu’elle pût récupérer son véhicule à la fourrière. Elle prit donc le dernier car pour rentrer chez elle.
Ulcérée par le traitement qu’on lui avait fait subir, sa rancœur s’adressait principalement à Bénédicte qu’elle accusait de lui avoir manqué de respect. Pour un peu, elle aurait porté plainte ! Mais ses trente-six heures à l’ombre lui avaient donné le temps de songer à une autre forme de revanche : démêler avant Bénédicte et son acolyte l’affaire du punk aux faux papiers, dans une lettre adressée directement au Procureur de la République !
Ça leur ferait les pieds !
Elle avait sur eux une longueur d’avance : elle était pratiquement sûre de l’identité véritable de la personne qui avait été arrêtée.
Au premier regard, elle avait reconnu dans les traits du jeune homme, malgré sa coupe de cheveux, ceux d’un ancien élève, du temps qu’elle était en poste à Roscoff.
La ressemblance était frappante.
C’était une graine de chenapan, qui avait fait les quatre cents coups, après son certificat, avant de prendre un engagement dans la Marine. Martial Le Guilloux ! Le nom venait de lui revenir, sorti des arcanes bien rangées de sa mémoire d’institutrice.
Un élève intelligent, mais rebelle.
Apparemment, le fils, car, pour elle, il ne pouvait s’agir que du fils, était de la même eau que le père.
Mais comment prouver cette filiation ? Les registres d’état civil n’étaient pas consultables avant cinquante ans. Il faudrait donc ruser. Par chance, elle connaissait du monde à la Mairie de Roscoff. Et à la Maternité aussi. Mais peut-être le gaillard était-il né à la maison ? Cela se faisait encore alors. Dans ce cas, il faudrait retrouver la sage-femme ou le médecin accoucheur. Compliqué.
II
Le lendemain, contre un chèque de cent seize euros, Mam Goz put retirer sa 2CV de la fourrière municipale, non sans avoir minutieusement inspecté son extérieur. Il n’aurait plus manqué qu’on la lui eût rayée ou cabossée ! Heureusement, il n’en était rien.
C’est toute guillerette devant l’énigme à résoudre qu’elle prit dans l’après-midi la route de Roscoff et alla loger Chez Soizic, un café du Port qui louait des chambres, au mois, à la semaine, à la journée (certains disaient même à l’heure !) à des dockers, des marins, des étudiants et tout un tas de nécessiteux que les infortunes de la vie avaient privés de toit. Les prix étaient modiques, le confort désuet, la propreté impeccable et le règlement inflexible : paiement d’avance et pas de visites après vingt-trois heures.
Au sortir d’une nuit troublée par quelques ébats voisins auxquels elle n’était plus habituée, Mam Goz gagna l’Hôtel de ville. Au service de l’état civil, elle demanda à voir une de ses anciennes adjointes, à présent au seuil de la retraite.
Parfois dépassée par des garnements aussi inventifs qu’indisciplinés, Sylvie Le Couster, avait bifurqué et embrassé la Fonction Publique Territoriale en passant le concours d’Attaché, dont le salaire était supérieur à celui d’institutrice.
Leurs retrouvailles se firent dans l’allégresse :
— Madame Le Mener ! Si je m’attendais… Depuis tout ce temps… Vous avez l’air en pleine forme, dites-moi ?
— Bonjour, Sylvie, oui, je vais bien, merci, et vous, vous vous plaisez toujours ici ? Ce n’est pas trop monotone ?
— Non, pensez-vous, le travail est très varié, vous savez, et puis, nous recevons le public, alors on voit passer des tas de gens très différents…
— Plus faciles à servir que vos anciens élèves ?
— Ah, ça, pas toujours, c’est vrai, mais dans l’ensemble, si, quand même. Mais que puis-je pour vous Madame Le Mener ?
— Eh bien, voilà…
Nous ne saurons pas quelle fable Colombe Le Mener inventa pour se faire confirmer par son ex-collègue que Martial Le Guilloux avait bien déclaré, le 1er avril 1989, la naissance d’un fils prénommé Sébastien, dont la maman s’appelait Mélanie Suchet.
Toujours est-il que ces informations comblèrent d’aise Mam Goz et qu’elle en remercia chaleureusement l’employée de mairie.
Elle aurait pu se contenter de prendre alors sa plus belle plume pour communiquer à Monsieur le Procureur de la République, que dans une affaire en cours, elle était en mesure d’apporter des éléments de preuve de l’identité d’un suspect, pour se considérer vengée et retourner ensuite à ses occupations de retraitée.
C’était mal la connaître.
Bien au contraire, elle se mit en tête d’élucider complètement ce trafic de fausse monnaie, dont elle avait réussi à soutirer des bribes à ses gardiennes, entre deux conseils de tricot, durant sa garde à vue.
Instinct, flair, peu importe le nom, bref, elle avait comme le pressentiment que le fils de Martial Le Guilloux ne pouvait être étranger au milieu de la mer et que, si d’aventure il se trouvait impliqué dans un trafic quelconque, c’était par là qu’il fallait chercher.
Veuve d’un marin de commerce, son appartenance à l’ACOMM7 ainsi qu’à une ou deux autres associations corporatives locales lui donnait diverses entrées dans le milieu. Par ailleurs, de notoriété publique, la contrebande par voie maritime avait connu ces derniers temps une envolée sans précédent depuis la fin de la guerre : drogue, cigarettes, contrefaçons, les saisies se multipliaient et les hangars des Douanes s’avéraient trop petits. Pourquoi pas de la fausse monnaie ? La Grande-Bretagne n’entrait pas dans la zone euro, mais l’Irlande, si et c’était une route maritime familière aux bretons.
Elle téléphona donc au Commandant Dufour, un jeune collègue de son mari, pour lequel elle avait eu quelques faiblesses autrefois et qui en gardait un souvenir ému. Aujourd’hui âgé de soixante-quatre ans, mais portant toujours beau, il conduisait ses dernières campagnes avant de poser définitivement sac à terre.
Par lui, elle put apprendre des services des Douanes quels navires marchands, ces derniers temps, avaient été convaincus de contrebande et lesquels étaient actuellement sous surveillance.
Dans cette dernière liste d’une cinquantaine de noms, le Santa Claus retint son attention. Ce porte-conteneurs de taille moyenne s’adonnait à un commerce triangulaire entre Amsterdam, Dublin et les côtes françaises. Pavillon des Iles Kiribati. Équipage sri-lankais. Capitaine hollandais. On le soupçonnait d’avoir éperonné un chalutier en Manche et de ne pas lui avoir porté secours. Incurie, délit de fuite ou volonté d’éviter toute visite imprévue des autorités à bord ? Après analyse des traces de peinture sur sa coque, il avait été autorisé à reprendre la mer. Mais restait plus que jamais sous surveillance.
Les ordres du Commissaire étaient clairs : il fallait s’occuper de cette affaire séance tenante. Bénédicte Plassard et Justin Paolozzi abandonnèrent donc le suivi de la manifestation estudiantine, n’en déplaise à Monsieur le Préfet, pour s’en aller à la pêche aux informations sur leur nouveau client.
Menotté à un radiateur, Florian Le Maréchal, attendait, tête basse. Quand Justin et Bénédicte rentrèrent dans le bureau, il confessa bientôt :
— Bon, d’accord, j’ai changé ma photo sur ma carte d’identité. Sur l’ancienne, j’avais douze ans et une tronche de cake. Et c’était trop compliqué d’en refaire une neuve. Mais c’est pas un crime ! Pour le reste, j’y suis pour rien : la clé de consigne, c’est celle d’un copain qu’est en voyage. Il m’a demandé de la garder pendant son absence : je pouvais pas refuser. Moi, je suis clean, je touche pas à la dope.
Cette déclaration quasi spontanée parut plus que suspecte à nos deux enquêteurs. Avouer une faute mineure pour en dissimuler de bien plus importantes était une stratégie de défense assez élémentaire.
Photo et empreintes ne révélèrent rien. Ce gaillard-là devait être nouveau dans le secteur : la police n’avait rien sur lui. Et Bénédicte découvrit bientôt pourquoi : ses papiers n’étaient pas faux, seulement ceux d’un autre qu’elle localisa à Brest où il menait une vie on ne peut plus régulière, avec femme et enfants, s’il vous plaît. Nom, prénoms, date et lieu de naissance, tout concordait. Sauf la photographie.
Le patronyme Le Maréchal n’était pas assez fréquent pour qu’une homonymie aussi parfaite fût vraisemblable.
Le vrai Florian Le Maréchal se souvint, au bout d’un interrogatoire minutieux, mené par visioconférence, qu’on lui avait, cinq ans auparavant volé ses papiers, alors qu’il était encore interne à la Ferté-sous-Jouarre, dans un pensionnat pour cas difficiles. Ses parents lui en avaient alors obtenu de nouveaux et l’affaire était sortie de sa mémoire. Il n’y avait rien à redire à ça. La gendarmerie du lieu confirma.
Seulement, sa mémoire était plus défaillante, en ce qui concernait ses coreligionnaires d’alors. Il fallut contacter l’établissement pour retrouver la liste des pensionnaires de cette année-là. Par bonheur, le conseiller principal d’éducation lorsqu’on lui montra la photo et ce malgré le changement total de look du personnage, se révéla bon physionomiste, comme on l’est souvent dans cette profession, et un nom lui vint aux lèvres : Sébastien Le Guilloux ! Un fugueur !
Les tentatives étaient fréquentes et la gendarmerie accoutumée à ramener au bout de deux ou trois jours des adolescents pas toujours mécontents de retrouver gîte et couvert, après leurs errances. Sébastien Le Guilloux avait marqué son esprit parce que, à la différence des autres, il n’avait jamais réintégré l’établissement : on ne l’avait pas retrouvé et près d’un an plus tard, les recherches avaient été abandonnées, pour cause de majorité.
Sa fiche mentionnait une adresse familiale à la Ferté-sous-Jouarre ; hélas, Justin apprit rapidement que le père avait été enterré l’année précédente et que la mère avait disparu avant l’entrée du gosse dans l’établissement. Ne restaient que les grands-parents.
Interrogés, ils révélèrent que Sébastien avait été aperçu aux obsèques de son père8, mais qu’il ne leur avait pas parlé et qu’ils étaient sans nouvelles de lui depuis cinq ans. On les crut.
— Bon, on sait qui il est, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Justin à sa coéquipière.
— Il ne doit pas être dans notre secteur depuis longtemps, sinon on aurait au moins une main-courante ou deux ; dans le département, les PCC3 sont contrôlés régulièrement depuis l’affaire du wagon de S. Je serais d’avis de le relâcher, en lui faisant croire que le procureur accepte l’idée qu’il ne soit qu’un complice mineur, pour voir où il nous mène.
— OK. Je mets ça en route.
Après son coup de téléphone au Commandant Dufour, Mam Goz s’en alla feuilleter Le Marin chez le premier marchand de journaux trouvé, chercha la rubrique des mouvements de navires et découvrit que le Santa Claus ferait escale deux jours plus tard en provenance de Dublin et en route vers Amsterdam, où il devait décharger des ordinateurs et des machines à laver.
Elle décida alors de retourner chez Soizic, le bistrot hôtel du Port, et loua une chambre proprette, d’où elle pouvait voir les navires qui entraient et sortaient de la darse.
Mais la patience n’était pas son fort et deux jours, c’est long, même en meublant l’attente de travaux d’aiguille ! Aussi, pour mettre toutes les chances de son côté, et par un reste de superstition qu’elle ne savait expliquer, alla-t-elle déposer un cierge à Notre Dame de Kroaz-Baz. Le lendemain, le temps clément l’incita à entreprendre d’aller jusqu’à la Pointe de Perahidy, où elle déjeuna, face à l’île de Batz, avant de rebrousser chemin.
Malgré l’aide d’un automobiliste compatissant sur la fin du trajet, les huit kilomètres de l’aller-retour l’avaient quand même fatiguée et elle s’était assoupie devant la fenêtre, dans le fauteuil de sa chambre d’hôtel lorsque la sirène grave d’un navire entrant au port la fit émerger d’un rêve chaotique peuplé de manifestants en bataille rangée contre des marins.
Un sourire se dessina bientôt sur son visage. Armée des jumelles de son défunt mari, elle venait de lire un nom sur l’étrave du bâtiment qui s’avançait dans la rade : Santa Claus !
À vrai dire, sa joie fut de courte durée, car en l’absence de Sébastien, retenu par les policiers, elle ne savait pas trop par quel bout prendre son affaire. Dufour lui avait bien donné le nom des quelques officiers français du navire, mais lequel choisir pour entrer en contact et sous quel prétexte ? Quant aux marins sri-lankais, plus sûrement à l’origine du trafic, son anglais était vraiment trop élémentaire pour songer à converser avec eux.
Elle décida d’aller flâner sur les quais et de guetter la descente de l’équipage du bateau. Peut-être une idée lui viendrait-elle d’ici là.
Comme il fallait s’y attendre pour un navire sous surveillance, trois véhicules des Douanes stationnaient sur le quai face à la passerelle de débarquement. Douze hommes accompagnés de trois chiens montèrent à bord avant que quiconque ait pu en descendre.
Assise sur un banc, Mam Goz songea que l’inspection pouvait être longue et sortit son tricot. Une maille à l’envers, un coup d’œil à la passerelle, une maille à l’endroit. Deux bonnes heures s’écoulèrent ainsi. Elle commençait à perdre patience lorsqu’une silhouette connue passa presque devant elle, en traînant la semelle : une crête orange d’iroquois, un visage mince, un T-shirt de Mass Murderers, un treillis de camouflage et une paire de rangers. Si ce n’était Sébastien, il lui ressemblait comme un frère !
Dans un trafic de fausse monnaie, il était impossible qu’on ait libéré un suspect sans le faire suivre. Surtout ne pas se retourner. Sébastien avait-il semé les flics ou bien étaient-ils en train de les observer, elle et lui, depuis un quelconque « sous-marin » ?
S’ils étaient là, ils devaient être concentrés sur leur oiseau plutôt que sur une vieille assise sur un banc au bout du quai comme elle. Elle remballa néanmoins son tricot en quatrième vitesse, noua un fichu sous son menton et s’éloigna pliée en deux sur son parapluie en guise de canne. Heureusement qu’elle connaissait les lieux comme sa poche. Elle avait encore une chance de ne pas se faire repérer.
Mais l’affaire se corsait. Mam Goz commença à penser qu’elle allait perdre son pari de la résoudre avant la police. Si seulement, elle avait informé le Procureur de ce qu’elle savait plus tôt ! Le mieux est souvent l’ennemi du bien, lui répétait sa mère. « Gast9 ! », pesta-t-elle.
Bénédicte et Justin avaient réussi à faire libérer leur suspect, à la condition expresse de ne pas le perdre d’une semelle. Mais comme ils étaient « grillés », deux autres inspecteurs furent chargés de la filature au plus près, eux deux restant en liaison radio dans un second véhicule banalisé.
Le premier jour, Sébastien erra en ville, reçu en héros dans les quelques groupes de marginaux qu’il passa en revue, en quête du gars de la consigne. Au soir, il en était à sa quinzième ou seizième canette et s’effondra en galante compagnie sur un banc de square.
L’inspecteur qui s’était approché pour lui faire les poches et vérifier qu’il n’avait rien récupéré en rapport avec leur affaire, se vit menacer d’un cran d’arrêt par la punkette à cheveux roses qu’il avait crue aussi défoncée que Sébastien et préféra battre en retraite.
Bilan de la journée : peau de balle et ballet de crin !
Le lendemain, seul cette fois, le pouce levé au bord de la RD 786, Florian Le Maréchal alias Sébastien Le Guilloux entreprit de faire de l’auto-stop en direction de Roscoff. Par chance, la camionnette d’un maraîcher bio s’arrêta bientôt et le fit monter. Bénédicte, qui avait pris le volant de la Clio banalisée du Commissariat et s’était garée tout près sur une voie perpendiculaire, leur laissa deux cents mètres d’avance et démarra.
C’était jour de marché à Roscoff. Sans doute les y emmenait-il.
Hélas, le maraîcher avait des livraisons à faire et Sébastien n’était pas pressé, apparemment, puisqu’il vint en aide à l’agriculteur pour décharger sacs et cageots dans les diverses épiceries de sa clientèle. Contre un sandwich et une bière. Ce n’est qu’au bout de deux heures et demie qu’ils arrivèrent aux halles de Roscoff, où l’agriculteur venait retrouver son épouse, présente derrière son étal depuis six heures du matin. Sébastien s’éclipsa alors en direction du port de commerce.
Bénédicte et Justin, sans équipe de soutien cette fois pour cause de crevaison, garèrent leur véhicule pour lui emboîter le train à pied. Pour donner le change, Bénédicte passa son bras autour de la taille de Justin, qui l’enlaça aussitôt avec un regard éloquent.
— Strictement professionnel, mon vieux, et n’essaie pas d’en profiter, hein ?
Ils n’eurent pas le temps de s’étendre sur le sujet. Devant eux, Sébastien tournait juste au coin de la rue et disparut un instant de leur champ de vision. Ils s’élancèrent d’une même foulée.
Quand ils débouchèrent à leur tour sur le quai du port de commerce, la première chose qui leur sauta aux yeux, ce furent trois véhicules des Douanes, au pied de la passerelle du navire. Et plus de Sébastien. Merde ! Les gabelous l’avaient fait fuir. Où était-il passé ?
— Prends à gauche, moi, je vais à droite, dit Bénédicte en tournant le dos à Justin.
C’est en vain qu’ils parcoururent le quai et ses alentours. Ils échangèrent des regards dépités.
Sébastien s’était comme évaporé. Sans doute était-il entré dans un des bistrots du port, qui avaient presque tous une sortie arrière. Ils commencèrent leur interrogatoire des barmen, serveuses et tenanciers. Plus pour nourrir leur rapport que pour l’efficacité du geste, car ils se doutaient bien que, pour ce soir, la cause était entendue. Le Commissaire allait les agonir et le Procureur aussi.
Lorsque, débouchant sur le quai, Sébastien vit les voitures bleues des douaniers, il eut un moment de panique, se retourna, scrutant tous les visages à portée de vue. Mais, non, apparemment il n’était pas suivi. Néanmoins, avec son look quepon, il ne passait pas inaperçu. Et si la police découvrait qu’il avait essayé de prévenir son copain, il ne donnait pas cher de sa liberté retrouvée !
Quel con aussi de s’être laissé embarquer dans ce trafic pour que dalle ! Avoir accepté de garder cette foutue clé, pendant le voyage de l’autre en Irlande sur ce cargo, cela le transformait en receleur de fait et l’avocat commis d’office qui l’avait assisté, lui avait bien expliqué que cela pouvait lui coûter très cher, article 442-2 du Code Pénal :,« Le transport, la mise en circulation ou la détention en vue de la mise en circulation des signes monétaires contrefaits ou falsifiés visés à l’article 442-1 est puni de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende. » Avec aggravation en cas de bande organisée. Il faudrait prouver sa bonne foi et ce ne serait pas facile !
Dans son ignorance de la chose policière, Sébastien ne songea pas un instant que Douanes et Police sont des institutions souvent cloisonnées, pour ne pas dire plus, et que leur présence sur le quai n’avait rien à voir avec son affaire. La présence des trois chiens aurait dû l’alerter, mais son esprit déjà surchauffé n’avait pas la clarté nécessaire à cette analyse. Baissant la tête et remontant le col de son blouson clouté, il s’éloigna à grandes enjambées vers le premier café venu : Chez Soizic.
À l’entrée de l’hôtel, dans le couloir attenant à la salle de café, une main ferme l’attira à l’intérieur :
— Par ici, vite !
Une vieille dame menue lui tenait fermement le bras et l’invitait à monter l’escalier.
— Ça va pas, non, la vioque ! De quoi j’me mêle ?
— Sébastien Le Guilloux, tu vas pas être aussi têtu que ton père, quand même ! Allez, grouille-toi, les flics d’hier sont après toi, je viens de les voir.
Qui diable lui parlait de son père ? Ah oui, il la reconnaissait, la vieille du commissariat ! Mais comment connaissait-elle ses vrais nom et prénom ? Quel était ce mystère ? Pas le temps d’éclaircir ça. Il fallait pas rester là.
Il suivit Mam Goz dans l’escalier. Elle courut ouvrir sa chambre, ils entrèrent, puis elle referma à double tour, s’adossant derrière la porte pour reprendre son souffle.
— Je ne crois pas qu’ils fouillent toutes les chambres de la rue, mais cache-toi quand même derrière l’armoire. On ne sait jamais.
Le ton était ferme et sans réplique. Sébastien obtempéra, malgré lui.
Mais aucun pas ne vint troubler le silence angoissant qu’ils gardèrent quelques minutes.
— Bon. Tu peux sortir de là. Ils ne viendront plus, finit par dire Mam Goz, à voix basse.
Assise au bas du lit, elle raconta alors à Sébastien, mal à l’aise sur la seule chaise de la pièce, comment elle avait été l’institutrice de son père, quarante ans auparavant, et combien il lui ressemblait, look mis à part, d’où la longueur d’avance qu’elle avait prise sur la police.
— Dis-moi, c’est quoi cette embrouille de fausse monnaie ?
— C’est que dalle, j’vous dis. Un pote qui m’a refilé une clé à garder le temps d’un p'tit voyage et basta. J’en savais rien, moi, de c’qui y'avait dans cette putain de consigne. Y m’a foutu dans la merde, ce con, voilà !
— Jamais tu ne feras avaler ça aux flics.
— Ouais, je sais, mais c’est la vérité, sur la tête de mon père, je vous jure !
— Je te crois et je veux bien essayer de t’aider, mais à une condition… : tu arrêtes de zoner.
— Eh, mais je demande que ça, moi, mais je trouve pas de boulot. Personne y veut de moi.
— La mer, ça te plaît, la mer ?
— Ouais, j’aime bien, les bateaux, voyager, voir du pays, foutre le camp ; ici, c’est trop pourri, quoi !
— Alors, je peux peut-être te trouver quelque chose. J’ai un ami commandant sur un cargo ; je pense qu’il accepterait de te prendre comme mousse si je te recommandais à lui. Mais il me faut un nom en échange : celui de ton copain.
— Putain, c’est pas cool ! J’suis pas une balance, merde !
— Réfléchis, Sébastien : tu as toutes les chances d’aller en prison pour plusieurs années à la place de quelqu’un qui t’a « foutu dans la merde » comme tu dis et qui est mêlé à un trafic grave. Ou tu changes de cap ou tu plonges.
La tête en train les mains, Sébastien Le Guilloux, se balançait de droite à gauche, grimaçant, en proie à un profond débat intérieur. Mam Goz l’observa un moment, puis lui prit la main :
— Ça va aller, Sébastien, tu fais le bon choix, j’en suis sûre.
— OK… Manu. Emmanuel Sanquer dit Manu. J’en sais pas plus.
— Ça suffira. Maintenant, on va changer ton look. Attends-moi ici, je vais faire quelques courses. Tu t’enfermes à double tour et tu n’ouvres à personne, d’accord ? J’en ai pour une demi-heure, trois quarts heure au plus. C’est quoi ta taille de pantalon, 38 ? Et de T-shirt ? S, sûrement, non ?
D’un pas accéléré, comme si elle venait de retrouver une nouvelle jeunesse, Mam Goz alla acheter à Monoprix un jean taille basse, un T-shirt noir au slogan modérément rebelle, un rasoir et une bombe de mousse à raser, un bloc de papier à lettres, des enveloppes et un bic. Sur le coin de table d’un café voisin, elle rédigea sa lettre au Procureur, révélant le nom du trafiquant de fausse monnaie. Elle la posta et rentra à l’hôtel. Là, Sébastien endossa sa nouvelle tenue, Mam Goz lui mit la boule à zéro et lui fit enlever ses piercings.
— Bon, remets ton blouson, qu’on voie l’ensemble. Mets la tige de tes rangers sous le jean, oui, comme ça.
Elle recula de deux ou trois pas pour juger du nouveau look de son protégé.
— Je crois que ça peut aller. Je vais pouvoir te présenter au Commandant Dufour. Le problème, c’est tes papiers. C’est les flics qui les ont.
— Les faux, oui, mais j’ai toujours ma carte d’identité de quand j’étais en pension, sauf que j’ai plus tout à fait le look.
— Elle est où ?
— Planquée avec d’autres trucs, en ville, dans un squatt.
— Elle a moins de dix ans ?
— Euh… oui, neuf, je crois.
— Impeccable. Avec ça, tu devrais pouvoir embarquer. Tu vas aller la récupérer dès qu’on sera rentrés. Bon, je vais régler la chambre et on s’en va. À partir de maintenant, tu es mon petit-fils. d’accord ?
— OK, mamie.
Ils échangèrent un sourire complice.
Les rayons d’un soleil pâle traversaient les vitres du bureau feutré du Juge d’Instruction, dessinant des ombres sur le plancher ciré.
Toutes les chaises étaient occupées. Dans un coin, derrière son ordinateur, le greffier s’apprêtait à consigner les différentes déclarations. Devant lui, le Juge Pottier avait de gauche à droite, Emmanuel Sanquer, menotté, et son avocate, les enquêteurs Bénédicte Plassard et Justin Paolozzi de la Police Judiciaire, Colombe Le Mener, citée comme témoin, et enfin Sébastien Le Guilloux et son avocat. Il parcourut les différents visages, s’éclaircit la voix et dit, en croisant les mains sur son maroquin :
— Bien. Nous sommes ici pour mettre un point final à l’instruction de cette affaire. Emmanuel Sanquer, je vous inculpe de transport, détention et mise en circulation de fausse monnaie. Vos complices irlandais ont été arrêtés et seront jugés dans leur pays. Vous risquez pour ce délit trente ans d’emprisonnement et un million d’euros d’amende. En raison de l’absence d’antécédents, je pense que vous obtiendrez une peine notablement inférieure. Maître ?
L’avocate de Sanquer, une débutante à talons hauts et rouge à lèvres écarlate, avala sa salive et dit :
— Monsieur le Juge, mon client reconnaît les faits qui lui sont reprochés et demande qu’on tienne compte de sa collaboration à l’enquête.
— Maître, vous n’ignorez pas que le faux monnayage est exclu du champ d’application du plaider coupable. C’est pourquoi Monsieur le Procureur n’a pu proposer cette procédure. Mais le Tribunal appréciera.
Sanquer, hagard, tenta de dominer le tremblement de sa lèvre inférieure. Le Juge Pottier poursuivit :
— Madame Le Mener, Monsieur le Procureur m’a transmis votre lettre. Votre information était exacte. Nous avons retrouvé chez l’inculpé divers éléments à charge. En votre qualité de témoin de certains faits ou déclarations, vous nous avez aidés à résoudre cette affaire dans les meilleurs délais et la justice vous en remercie. Elle saura, je pense, en tenir compte lors de l’examen d’une affaire de moindre gravité vous concernant, à la fin de ce mois. Néanmoins, je vous conseille fortement d’éviter à l’avenir de vous en prendre aux forces de l’ordre et de vous plier, comme tout bon citoyen doit le faire, à leurs injonctions.
Mam Goz, toute endimanchée, droite comme un I sur sa chaise, baissa modestement les yeux, buvant les premières phrases comme du petit lait et laissant la dernière ressortir de ses oreilles aussi vite qu’elle était entrée. Le Juge porta alors son regard sur les deux policiers qui lui faisaient face.
— Capitaine Plassard, Lieutenant Paolozzi, malgré la discrétion de vos supérieurs, qui ont couvert votre maladresse, je déplore que dans cette affaire, vous ayez laissé échapper le suspect qu’on vous avait chargé de surveiller de près, nous privant ainsi d’une issue plus rapide. Sans l’aide providentielle de Madame Le Mener, Dieu sait où nous en serions aujourd’hui.
Bénédicte eut un sourire forcé en direction de Mam Goz, qui tourna vers elle un visage épanoui pour dire :
— Oh, vous savez, Monsieur le Juge, mon mérite n’est pas bien grand, car dans l’enseignement, on est amené à être physionomiste : j’ai identifié Sébastien Le Guilloux à sa ressemblance frappante avec son père que j’avais eu comme élève, mais j’ignorais ce dont il était accusé. Puis, le hasard l’a remis sur ma route, nous avons parlé, il s’est confié à moi et je l’ai persuadé de rentrer dans le droit chemin, c’est tout.
— C’est tout, c’est tout, comme vous y allez, Madame Le Mener, non, ce n’est pas tout. J’ai appris, que c’était vous qui l’aviez fait engager comme mousse sur un cargo, le soustrayant ainsi aux recherches dont il était l’objet.
— Mais, Monsieur le Juge, vous ayant par mon intermédiaire livré le nom du coupable, Sébastien n’avait plus à…
— Vous en prenez bien à votre aise avec la Justice, il me semble, Madame Le Mener, tout comme avec la Police, d’ailleurs. L’institution judiciaire aime à se hâter lentement et il restait inculpé au minimum de recel de fausse monnaie. Son inculpation n’est levée qu’aujourd’hui, à cet instant même, par la grâce du marché que nous avons conclu, lui et moi : abandon des poursuites contre un engagement de 3 ans dans la Marine Marchande et une mise à l’épreuve d’autant !
Le Juge Pottier se tourna alors vers l’avant-dernière personne de la rangée de chaises alignée devant lui.
— Sébastien Le Guilloux, vos éducateurs passés ont dressé un portrait plutôt positif de vous ; vos grands-parents aussi. Je veux espérer que cet épisode malheureux marquera la fin de l’enfance et de l’adolescence chaotiques que vous avez connues. Je compte sur vous pour respecter les engagements que vous avez pris.
Sébastien assentit sans mot dire.
Puis, Le Juge, s’adressant enfin à l’avocat de Sébastien, qui cessa de chuchoter à l’oreille de son client, dit d’une voix un peu lasse :
— Maître, je vais signer dans un moment l’arrêt des poursuites contre votre client. Il ressortira libre de ce bureau.
— Merci, Monsieur le Juge.
…
Tandis qu’il descendait le grand escalier à la sortie du Cabinet du Juge d’Instruction, Justin Paolozzi en voyant la robe légère de Bénédicte flotter devant lui dans la brise et découvrir les jambes d’une gazelle, se surprit à chantonner :
Aux marches du
palais
Aux marches du palais
Y a une tant belle fille lonla,
Y a une tant belle fille.
Elle a tant d’amoureux
Qu’elle ne sait lequel prendre.
C’est un p'tit policier…
Il n’osa pas poursuivre, car c’était loin d’être dans la poche, mais il ne fallait pas désespérer, peut-être qu’un jour il pourrait mélanger un peu travail et loisir…
Et tant pis pour la déontologie !
©Pierre-Alain GASSE, juin 2008.
* Grand-mère , en breton.
1 Cf. Comme du sable entre les doigts, 2005.
2 Cf. Le Monte-en-l'air d'Hypokhâgne, 2001.
3 Littéralement, en breton, "bout de maison", habitation basse de pêcheur.
4 Office Central de Répression du faux-monnayage, créé en 1929, en application de la Convention de Genève.
5 Répertoire Automatisé Pour l’Analyse des Contrefaçons de l’Euro, destiné à permettre à tous les enquêteurs d’identifier les contrefaçons des billets en euro.
6 Nom propre, devenu presque commun, pour désigner un célèbre ouvrage scolaire de grammaire et orthographe, d'un couple d'instituteurs parisiens, Édouard et Odette Bled, dont la première édition vit le jour en 1947, aux Éditions Hachette Classique, suivi de quelques autres, toujours réédités depuis.
7 L’Association des Capitaines et Officiers de la Marine Marchande est composée d’officiers diplômés et brevetés de toutes catégories, qu’ils soient hommes ou femmes, navigants ou sédentaires. L’ACOMM est issue de l’Association Amicale des Capitaines Marine Marchande crée en Avril 1956 à Rouen.
8 Cf. In Memoriam, 2006.
9 Putain ! Juron breton assez répandu.
Vous êtes le ième lecteur de cette nouvelle depuis le 01/09/2008. Merci.
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