Lorem Ipsum(1)

Katarina Wix

Photo originale : Luke Ford2006 - TextoPix B. Vauléon, 2013.

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(Il n'existe personne qui aime la souffrance pour elle-même, ni qui la recherche ni qui la veuille pour ce qu'elle est...).

Cicéron, De Finibus Bonorum et Malorum (Liber Primus, 32)

Avant-propos

Sur la route nationale 137 Nantes-Rennes, avant Nozay, une inscription à la peinture blanche sur le tablier d'un pont intrigue le voyageur. Cela pourrait être un graffiti revendicatif, mais ce semble être du latin. Il s'agit en fait d'un faux-texte (tous les graphistes savent de quoi il retourne, pour les autres, voir (1), œuvre illégale, pleine d'humour et non signée d'un artiste plasticien nantais, Blaise Parmentier(2). Voilà l'origine du titre de cette nouvelle.

I

Dolorès sortit de la chambre. Dans le lit défait, au milieu des draps froissés, un jeune homme couché sur le ventre, fesses à l'air, semblait reposer paisiblement. Elle y jeta un dernier coup d'œil, connaisseur et vaguement humide. Allons, l'heure n'était plus aux étreintes ni épanchements. Ils avaient eu tout leur temps pour cela.

Aujourd'hui était un autre jour. Et ce soir, ou demain ou plus tard, selon son bon vouloir, elle succomberait dans d'autres bras. Du moins, le croirait-on.

Dans l'entrée, elle resserra son imper autour de sa taille, en releva le col et ajusta son chapeau au jugé. Elle ne voulait pas que la lumière pût éveiller quiconque. Ses mains, en tâtonnant dans l'obscurité, trouvèrent ses escarpins Pigalle, abandonnés là hier au soir.

Tirant le pêne de la serrure, elle fit tourner à demi la lourde porte de chêne sur ses gonds ; ceux-ci gémirent légèrement et elle grimaça d'insatisfaction. Se glissant alors dans l'entrebâillement, elle referma aussi discrètement que possible.

Puis, chaussures à la main, dévala d'un pas léger le tapis rouge de l'escalier jusqu'à la grille du hall.

Même pas veuve, joyeuse et fière de l'être.

S'encanailler chez les bourgeois, un rêve !

II

"En lingerie fine sous mon seul imper, ça te dirait?" Aucun homme n'avait encore refusé cette proposition. Enfin, elle n'en était qu'à son deuxième. Mais l'envie de recommencer la titillait déjà.

Pour l'instant, il fallait qu'elle se dépêche. Pas question d'arriver à l'agence dans cette tenue. Le temps de repasser à son domicile, d'effacer les miasmes de la nuit et d'avaler quelque chose, elle risquait d'arriver en retard une fois de plus. Alors que Didier, son patron, envisageait de la prendre bientôt comme associée, ce n'était pas vraiment le moment ! De plus, elle avait aujourd'hui un gros budget à conquérir. Sa marque de chaussures préférée venait de se séparer d'un partenaire historique et leur avait confié sa nouvelle campagne web. S'ils remportaient l'affaire, c'était la consécration pour DB WebComAgency.

Elle héla un taxi. Remarqua que le chauffeur fixait avec intérêt ses jambes assez haut découvertes lors de sa montée et rabattit aussitôt les pans de son imper :

— Regardez plutôt la route, s'il vous plaît.

L'homme détourna le regard en silence.

Dolorès sortit son poudrier, l'ouvrit et jeta un regard appréciateur au miroir. Puis extirpa de son fourre-tout Muraille de Chine un flacon d'eau micellaire et des lingettes de démaquillage pour occuper au mieux le temps du trajet. Elle se sentait en pleine forme. La journée allait être bonne.

III

Elle le fut. Au terme de deux auditions entrecoupées de longues attentes pour entendre leurs concurrents dans les locaux parisiens de la célèbre marque de chaussures à semelle rouge, DB WebComAgency fut sélectionnée et son projet retenu. Dolorès avait passé la soirée à fêter au champagne l'événement avec son patron et quelques proches collaborateurs.

Ce matin, au saut du lit, la bouche légèrement pâteuse, elle passait en revue, à son habitude, les éditions du matin sur sa tablette numérique, quand dans "60 minutes" elle put lire ceci : "Un fils de bonne famille du 16e arrondissement retrouvé mort dans son lit. Le décès est inexpliqué et la famille a demandé une autopsie. Une enquête préliminaire a été ouverte". Elle sursauta.

Bien entendu, il n'y avait pas d'adresse, mais le reste concordait. Vu le contexte, on allait sans doute "chercher la femme", c'est-à-dire elle. Et de nos jours, un seul cheveu suffit à identifier un suspect. Autant dire qu'elle risquait de se retrouver dans la base des ADN des affaires non résolues si la cause de la mort n'était pas reconnue comme naturelle. Heureusement qu'elle avait pris ses précautions. De toute façon, elle avait rendez-vous chez son coiffeur à 10 heures, pour changer de tête. C'était prévu de longue date, mais ça tombait bien.

IV

Après une période de chômage assez longue et plutôt mal vécue, Dolorès Ibarzola, bi-nationale franco-espagnole, avait retrouvé du travail dans sa spécialité, la conception graphique, deux ans auparavant.

Dans l'intervalle, elle avait dû accepter toutes sortes de petits boulots, depuis secrétaire médicale, jusqu'à vendeuse en boulangerie, en passant par gardienne d'enfants et même promeneuse de chiens !

Curieusement, toutes ces expériences l'avaient désocialisée. Par honte ou excès d'orgueil, elle avait fui sa famille et ses anciens amis, ne s'en était pas fait de nouveaux, avait commencé à mener une vie marquée du double sceau du mensonge et du mystère. Pour ses proches, elle était toujours designer web chez ABC Concept. Pour les autres, elle inventait au gré des circonstances.

En délicatesse avec son mari depuis de longs mois déjà, elle avait demandé et obtenu le divorce à ses torts, car il avait eu l'inconscience de la tromper chez eux avec la femme de ménage, une philippine sans papiers. Depuis, elle naviguait à vue d'aventure en aventure, libre d'attaches, laissant exploser une sexualité jusque-là refoulée. Cette fausse blonde de trente-huit ans, sexy en diable, n'avait vu aucun problème et n'avait eu aucun mal à trouver des partenaires plus jeunes qu'elle, parfois beaucoup plus jeunes !

L'air du temps lui était venu en aide. Les "couguars" s'affichaient à la une de tous les magazines, on leur consacrait des études, des livres par dizaines. Les boîtes de courrier électronique débordaient de messages racoleurs à leur sujet. La société ne voyait plus que par ces femmes libérées de 35 ans et plus.

Elle s'était donc sentie socialement légitimée. Pourtant, un vieux fond d'éducation religieuse catholique avait fini par remonter. Elle avait alors commencé à culpabiliser, à craindre de rencontrer par hasard l'un ou l'autre de ses jeunes amants d'occasion, de croiser leur regard, d'affronter leur jugement.

V

Un jour, une évidence s'était imposée. Puisqu'elle ne voulait pas ou ne pouvait plus renoncer à ses galipettes avec ces éphèbes, il fallait que, leur office terminé, ses amants disparaissent ! Oui, mais comment ? Foulant aux pieds toute morale et déontologie, une idée machiavélique avait alors germé dans son cerveau enfiévré.

Elle avait effectué quelques mois plus tôt un remplacement dans un cabinet de cardiologie, en tant que secrétaire standardiste. Comme trop souvent, les codes d'accès au système informatique et aux bases de données des patients étaient simplistes, facilement mémorisables ou décodables et trop rarement renouvelés. Il lui fut donc aisé d'opérer une intrusion sur le serveur du cabinet, d'accéder aux fichiers qui l'intéressaient, d'effectuer un tri des malades les plus jeunes et même de trouver leurs adresses et numéros de téléphone.

Il ne lui restait plus qu'à les contacter d'un message aguicheur enregistré par voix de synthèse sur un téléphone portable qu'elle changeait après coup, pour qu'une fois sur trois ou quatre, la proie morde à l'hameçon et soit à sa merci.

La première fois, tout s'était déroulé à merveille. C'était un blondinet de vingt ans à peine, beau comme un dieu et armé comme Priape, mais atteint d'une valvulopathie cardiaque sérieuse. Les excitants lui étaient interdits et un exercice modéré recommandé.

Ils avaient fait l'amour à deux reprises, sans aucune trêve. Elle l'avait alors vu essoufflé, près de demander grâce, mais avait su faire ce qu'il fallait pour qu'il passe outre à la prudence et, lorsqu'il avait porté sa main à sa poitrine, elle l'avait chevauché de plus belle, comme une furie, avant que dans un dernier geste pour se libérer, il ne la renverse sur le côté. Trop tard, hélas !

Mais, quelle belle mort, non ?

VI

Le médecin de famille avait délivré le permis d'inhumer sans broncher : "infarctus du myocarde". Affaire classée. Qu'est-ce qui avait foiré, cette fois-ci ? La première partie s'était déroulée sans anicroche. Elle et son nouveau partenaire avaient fait l'amour à mort, et c'était tombé sur lui, comme prévu. Alors ? La famille, suspicieuse, comme le sont tous les riches ! Elle n'aurait pas dû s'aventurer dans les beaux quartiers ni se risquer à forniquer sous le toit familial. À présent, elle était dans de beaux draps !

Les flics allaient s'en mêler. Retrouver ce chauffeur de taxi qui l'avait reluquée. Tracer ses appels téléphoniques et ceux du défunt. Explorer sa vie diurne et nocturne. Ça sentait le roussi. L'heure était venue de changer d'air.

Dolorès prépara une gentille lettre de démission pour l'agence : "Didier, je suis désolée, mais j'ai rencontré il y a quelques mois l'homme de ma vie et il m'a mise au défi de tout quitter pour aller vivre avec lui au soleil. J'ai choisi. Mille excuses pour la campagne L. que je ne pourrai pas conduire, merci pour tout et bonne chance pour la suite. Je t'embrasse. Dolorès."

Elle ouvrit le premier tiroir de sa commode, en sortit son passeport espagnol, vérifia sa validité, compara son aspect actuel avec la photo, sourit de satisfaction, le joignit à son passeport français, entassa dans un sac différents vêtements, téléphona à plusieurs garde-meubles jusqu'à en trouver un qui accepte de débarrasser son appartement pour la fin du mois et remit sa clé dans la boîte à lettres du gardien avec les instructions nécessaires. Puis, elle prit le métro en direction de la porte de Bagnolet où se trouvait le terminus parisien d'Eurolignes pour Madrid.

Trois heures plus tard, pour moins d'une centaine d'euros en espèces, elle roulait en direction de la capitale espagnole, où elle débarqua au petit matin.

VII

L'analyse du téléphone portable du trépassé ne donna rien puisque Dolorès, après avoir écrasé la carte SIM à coups de pierre, avait jeté dans une benne celui avec lequel elle avait passé et reçu les appels concernés. La motorisation de la caméra de surveillance de ce secteur de l'Avenue de la Grande Armée était défaillante et l'appareil ne filmait plus qu'en plan fixe du mauvais côté. Pas de chance.

Mais la police, par routine devant un décès troublant, fit toutes les poubelles du quartier ce matin-là. Les gens jettent encore rarement leurs vieux mobiles ; celui qu'elle trouva fut donc passé au peigne fin. D'après le numéro IMEI, elle put remonter au lieu de fabrication, puis au grossiste et au revendeur et tracer l'achat que Dolorès avait réglé par... carte bancaire ! Fatale distraction. Son adresse fut bientôt trouvée et la coïncidence entre son appartement vidé du jour au lendemain, ce téléphone et le décès brutal du jeune homme ne tarda à sauter aux yeux des enquêteurs. On voulait l'entendre comme témoin assisté, dans un premier temps.

Didier montra la lettre qu'il avait reçue. Mais la police croit rarement aux coïncidences. Un fichier trouvé à l'agence sur son ordinateur, allait aider les enquêteurs lancés sur sa piste. Un jour, elle s'était amusée à l'aide d'un shareware et du lorem ipsum le plus courant à générer un faux-texte à partir de sa photo d'identité. Les policiers n'eurent qu'à opérer la manœuvre inverse pour obtenir un cliché assez fidèle qu'ils purent montrer à tous ceux qu'ils interrogèrent.

C'est ainsi qu'elle fut reconnue par le chauffeur de taxi qui révéla donc le lieu et l'heure à laquelle il avait chargé cette cliente en tenue intrigante : devant le domicile du décédé, vers quatre heures du matin. L'autopsie montra que la mort était survenue entre trois et quatre heures. Le rapport de cause à effet se confirmait.

Huit jours plus tard, une commission rogatoire internationale était établie au nom de Dolorès Ibarzola et transmise par Interpol à tous ses états membres.

Épilogue

L'autopsie du défunt du 16e mit en évidence une cardiopathie déjà sévère. Le légiste, comme l'expert requis, confirmèrent que dans ces circonstances, un usage immodéré du sexe allait provoquer la mort par infarctus.

Mais en l'absence de rapprochement avec le premier décès, ils ne purent établir qu'il s'était agi d'une arme létale, maniée par un Machiavel en jupons.

Et, finalement, le parquet décida de clore sans suite l'enquête préliminaire ouverte. La famille ne tenait pas plus que ça à ce qu'on révélât dans la presse que son jeune fils fréquentait des femmes qui avaient l'âge d'être sa mère, car en effet l'analyse des cheveux féminins retrouvés dans le lit avait montré qu'ils appartenaient à une personne de sexe féminin d'une quarantaine d'années.

Dolorès Ibarzola devrait donc pouvoir couler des jours paisibles, à défaut d'être heureux, quelque part en Espagne, si elle sait conjurer ses démons.

À moins que le remords ne fasse son office...

©Pierre-Alain GASSE, mars 2013.

(1)Texte sans valeur sémantique, permettant de remplir des pages lors d'une mise en forme afin d'en calibrer le contenu en l'absence du texte définitif. Généralement, on utilise un texte en faux latin (le texte ne veut rien dire, il a été modifié), le Lorem ipsum ou Lipsum, qui permet donc de faire office de texte d'attente. L'opérateur sait au premier coup d'œil que la page contenant ces lignes n'est pas valide, et surtout l'attention du client n'est pas dérangée par le contenu, il demeure concentré seulement sur l'aspect graphique. Ce texte aurait originellement été tiré de l'ouvrage de Cicéron, De Finibus Bonorum et Malorum (Liber Primus, 32) [d'après Wikipedia]. 

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