Peñón de Ifach (Alicante)©B.Vauléon. 2002.
Les 110 CV de la 307 HDI répondent à la moindre sollicitation de son pied droit, avalant les courbes inversées de l'autoroute qui l'emmènent loin vers le sud. De temps à autre, aux péages, il prend un ticket ou présente sa carte bancaire. Les facturettes s'accumulent à côté de lui. Où va-t-il ? Aucune idée préconçue. Son corps sera seul juge. Il guette un signal qui ne vient pas et l'automobile file vers le midi, et lui avec, sans savoir vraiment pourquoi.
Cet après-midi, à l'ouverture de la concession de Nantes, quand il a pris livraison de la voiture après avoir signé les papiers de l'achat en LOA, on lui a dit : "sur ce modèle l'entretien a lieu tous les vingt mille kilomètres, mais après cinq mille, vérifiez quand même les niveaux, et ne poussez pas le moteur avant 1500 km". Son regard oblique vers le compteur. Il n'y est pas encore. Un déclic se fait dans une zone de son cerveau. Il vient de découvrir le terme de ce voyage impromptu, inespéré, inattendu.
Nantes. Bordeaux. L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête. Toulouse. Le soir tombe. Perpignan. Le Perthus. A peine un képi endormi au pied d'une guérite abandonnée. Les temps ont bien changé. Deux pinceaux de lumière filent dans la nuit. Gérone. Barcelone. La France est loin déjà. Tarragone. Valence.
Une très légère odeur d'ammoniaque lui rappelle que la climatisation fonctionne. Il louche sur l'ordinateur de bord : température extérieure : 12°; kilométrage parcouru : 1352. Viennent aussi sur l'afficheur la fréquence de la radio qui déroule son fil musical et l'heure. Il lit : 4 h 23. Il appuie sur la commande, espérant que la machine lui dise depuis combien d'heures il est parti, mais cela n'a pas été prévu par le programme. Il doit faire un effort de calcul : à cent trente de moyenne ou pas loin, et compte tenu de quelques arrêts physiologiques, une bonne douzaine d'heures.
Ses paupières s'alourdissent malgré les cafés bus régulièrement toutes les trois heures. Cent quarante huit kilomètres encore. Son ordinateur de bord personnel vient de commencer un compte à rebours qu'il ne veut plus arrêter. Mais s'il atteignait les mille cinq cents kilomètres au plein milieu de nulle part, entre deux sorties ? Attention ! Ne pas se laisser piéger. Mais quand même faire confiance à l'instinct. Au destin. A la loi des nombres. Il sent comme une espèce de communion entre lui et la machine, sans trop savoir lequel commande l'autre.
1420. Alicante ne devrait pas être loin à présent. L'autoroute continue-t-elle au-delà, vers Almería et l'Andalousie ? Il essaie de rassembler ses souvenirs de géographie ibérique et des montagnes arides surgissent devant lui. Mais la dynamite et l'argent des hordes teutonnes et bataves viennent à bout de tout, lui souffle une petite voix malintentionnée. - Tu oublies toutes les voitures françaises que tu as doublées depuis la frontière ! Il est obligé de convenir en son for intérieur que cette Costa Blanca sur laquelle il est engagé est aussi la dernière banlieue de Paris : les immeubles d'appartements de vacances croissent au soleil depuis bientôt quarante ans, repoussant au delà de l'autoroute les agrumes et les légumes de jadis, et les smicards de Suresnes, Montreuil ou Aubervilliers viennent se donner l'illusion de l'aisance, sous un soleil de plomb, dans des cages à lapins qu'ils n'accepteraient pas d'habiter dans leur pays. Tous les mirages ne sont pas au désert !
1460. Dans les lueurs de l'aube, le Peñón de Ifach, planté sur le rivage, veille sur les villas cossues de Calpe étagées sur les contreforts de la sierra, tandis qu'à ses pieds des immeubles clonés à des dizaines d'exemplaires, tentent vainement de s'élever à sa hauteur.
1480. Le dernier café bu est loin et ses yeux clignent dangereusement. Il ralentit l'allure. Heureusement, ici les bandes blanches latérales sont rugueuses et le remettent dans le droit chemin quand il s'écarte de la trajectoire idéale. Il sait que seule une frayeur plus importante que les autres pourrait désormais libérer en lui l'adrénaline qui le réveillerait tout à fait et l'emmènerait sans heurt au terme de son voyage. De toute façon, il lui faut tenter sa chance. Il s'y abandonne.
1490. Encore dix kilomètres. Sortie Alicante 5000 m. Il veut voir la mer. Péage. El Campello. Platjas. C'est vrai qu'ici on parle valencien avant de parler espagnol. Rues parallèles d'immeubles de brique aux balcons alignés. Rond-points en construction. Boulevard de la mer.
1499. Ses yeux se ferment malgré lui. Au bout de l'avenue, un sens interdit et une route qui oblique vers l'intérieur, pour laisser place à un "paseo marítimo" dont les pavages dessinent des reliefs à la Vasarely. 1499,9. Il s'engage dans la première rue sur la gauche. Cent mètres encore.
1500. Bingo ! Pensión La Pepa. Il coupe le moteur. Et s'endort comme une masse sur son volant. Jusqu'à ce qu'une sonnerie stridente lui vrille les tympans. Il empêche sans doute quelqu'un de sortir ou de rentrer. Il ouvre un œil. Horreur ! Le fanal rouge du radio-réveil clignote sans merci. "Il est cinq heures et Paris s'éveille...". A côté de lui, le lit est vide et dans la main il tient la clé de sa toute nouvelle voiture...
©Pierre-Alain GASSE, avril 2002.Tous droits réservés.
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