K COMME KAKADU

 

Kakadu ! Ces trois syllabes à elles seules m'ouvraient tout un horizon de mondes inconnus, de contrées reculées, de voyages lointains. Mais où était-ce ? Où se cachait ce royaume ? Et quelle langue était-ce là ? Ce monde-là faisait-il partie du nôtre ou n'était-il pas plutôt d'une autre galaxie ? Les sonorités à la fois tranchantes et flamboyantes de son nom me le faisaient imaginer guerrier et violent, cruel et désespéré.

Kakadu ! Le peuple de Kakadu, je l'imaginais conquérant et vindicatif, ardent et magnifique, avec ce nom tel une enseigne. une oriflamme, un étendard. Je le voyais grand et fort et beau. D'outremer, d'au-delà des montagnes ou d'en deça des terres. Mais aventurier.

Kakadu ! Ce nom me faisait rêver depuis la première fois où je l'avais entendu prononcer, depuis l'instant où je l'avais vu écrit et où mon âme d'enfant avait intuitivement compris que son orthographe était étrangère, son origine mystérieuse et son destin plein de drames et de douleurs.

Kakadu ! Combien de fois y ai-je voyagé, endormi ou éveillé ? Laquelle de ses forteresses n'ai-je pas prise d'assaut à la tête de mes fidèles compagnons ? Lequel de ses chefs a pu me résister ? N'ai-je pas épousé la plus belle de ses princesses qu'une mort injuste m'a ravie ?

Kakadu ! Dépouillé de mes rêves, m'y voilà aujourd'hui. Dans la moiteur de Darwin, morne porte d'entrée du désert australien, j'ai loué un camping-car et pris la route vers l'est, vers le bassin de la South Alligator River et ses vingt mille kilomètres carrés de parc naturel.

Kakadu a bien ses frontières. Où l'on acquitte un octroi. Mais son peuple est invisible et ses cités n'existent pas. Ses tribus pacifiques se déplaçaient au rythme des saisons, vivaient et habitaient à l'air libre et pratiquaient une forme primitive de brûlis ; beaucoup sont aujourd'hui parquées dans des bungalows de tôle ondulée, boivent de la bière et roulent en Range Rover.

Kakadu a ses renégats qui exploitent le filon du tourisme et perçoivent les royalties de ceux d'uranium qui courent sous ses terres. Les ancêtres vivaient de chasse, de pêche et de cueillette, ignorants du concept de travail. Leurs descendants ne savent que faire de la manne financière qui leur échoit et pour l'utiliser se pervertissent dans la drogue ou l'alcool ou tentent de s'intégrer au monde des blancs, sans y parvenir vraiment, déchirés entre deux cultures à des années-lumière l'une de l'autre.

Kakadu est multiple et la nature y déploie un immense éventail de formes depuis la mangrove de ses berges, ses plaines inondables, ses marécages permanents, jusqu'aux forêts tropicales des entailles de ses plateaux en passant par son bush d'eucalyptus, de termitières et de fougères arborescentes, parsemé d'imposantes masses rocheuses, survivantes de millénaires d'érosion.

Kakadu est changeant et la palette de ses couleurs varie au rythme de six saisons aux sonorités étranges et gutturales : à partir d'octobre, Gunumeleng et sa pré-mousson annoncent les violentes pluies d'orage et les inondations de Gudjewg, en février. Quand arrive Banggereng en mars, les plantes viennent à fruit et les animaux élèvent leurs petits. Yegge et ses gelées matinales d'avril voient commencer les brûlis pour nettoyer le bush, favoriser la repousse et prévenir les incendies destructeurs des mois chauds. Wurrgeng en juin-juillet, c'est la "saison froide," et les eaux se retirent peu à peu des marigots où des myriades d'oiseaux vivent. Gurrung arrive enfin, en août et septembre, et Kakadu semble s'endormir dans une chaleur que n'atténue plus le moindre vent.

Kakadu, pour moi, aujourd'hui que je suis rentré, maintenant que la mémoire a fait son office, à présent que j'ai mis de l'ordre dans mes rêves d'autrefois, ce sont trois images, isolées parmi des dizaines :

- celle de ces fougères arborescentes dont les panaches vert tendre renaissent de la noirceur du brûlis en plein cœur du mois d'août et puis deux autres encore :

- la masse imposante de Nourlangie Rock, écrasée de soleil, émergeant du bush

- et, en contraste saisissant, le calme et la beauté originelle des eaux de Yellow Waters, au soir tombant, à l'heure où les crocodiles glissent à fleur d'eau, en quête d'une proie distraite, héron, aigrette, canard ou poule d'eau...

Kakaku ! Le rêve était beau. Mais il s'est envolé.

Mais Kakadu est beau. Puissions-nous le préserver !

©Pierre-Alain GASSE, mai 2002. Tous droits réservés.

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