Le jour se lève, l’aube déchire son voile et du haut du siège de son tracteur poussif, Ibrahim aperçoit enfin au bout de la route le poste-frontière de Vronica. De l’autre côté, c’est l’Albanie, le pays-frère. Ses yeux s’embuent un peu plus. Il pleut sur le Kosovo, à gouttes serrées, depuis trois jours déjà qu’ils ont quitté Milosevo, leur village, là-bas, tout près de Pristina. Il relève le col de sa parka trouée et rajuste sa casquette à oreilles. Sous la bâche plastique, tendue tant bien que mal sur la remorque du tracteur, et qui ruisselle et dégouline à jet continu, six regards apeurés et anxieux scrutent les quatre coins de l’horizon. Six corps se pelotonnent en quête de chaleur et de sécurité. Le danger n’est-il pas partout ? : les militaires serbes, les milices d’Arkan et de Jejesl, les avions de l’OTAN, sans compter les balles perdues de l’UCK. Il fait froid, et les estomacs sont vides. Ce matin, vers quatre heures, quand il a repris la route, ils n’ont bu que de l’eau et mangé une pomme chacun : leurs dernières provisions. Mais Ibrahim remercie le ciel d’avoir pu amener sa famille jusqu’ici : entassés derrière lui, ses quatre enfants, sa femme et sa mère, une valise et un panier. C’est tout ce qui lui reste à présent !
Depuis quelques kilomètres, et le dernier village franchi, ils n’ont rencontré ni militaires, ni miliciens ni soldats de l’UCK. De toute manière, ses deux fils sont trop jeunes encore pour intéresser la guérilla : Vasili n’a que douze ans et Zef treize. Sa principale crainte, c’était de retomber à nouveau sur les tigres d’Arkan, auxquels ils avaient réussi à échapper par miracle, lors de l’arrivée d’un commando, il y a quatre jours, en pleine nuit, là-bas à Milosevo.
Renseignés par Slobo, un Serbe du village - qui sait si volontairement ou sous une menace quelconque - ces nationalistes sanguinaires avaient, au lance-flammes ou à la grenade explosive, mis le feu sans sommations à toutes les maisons qu’on leur avait désignées comme étant habitées par des kosovars : on lui avait dit ensuite, sur la route, que le brasier se voyait à quinze kilomètres. Les habitants, surpris dans leur sommeil, étaient sortis dans les rues, en chemise ou à demi-vêtus, pieds-nus, leurs enfants en bas âge dans les bras. Et là, dans le crépitement des flammes, et les hurlements de peur ou de douleur de ceux que l’incendie avait rattrapé, les attendaient les rafales de kalachnikov des “tigres” du commando. Par raffinement de cruauté, ils ne cherchèrent pas à abréger les souffrances de ceux et celles, petits ou grands, jeunes ou vieux, qui s’étaient transformés en torches vivantes et se roulaient dans la poussière comme des damnés pour tenter par un dernier instinct de survie d’éteindre le feu qui les embrasait. Non, ceux-là, on les laissa se débattre en vain et se calciner dans la puanteur de l’air alourdi. Quelques hommes équipés de lance-flammes se chargèrent même d’en finir avec ceux qui auraient pu survivre à leurs blessures. Mais, les fusils-mitrailleurs cueillirent d’abord, comme à la parade, tous ceux que le brasier initial avait épargnés, sans distinction de sexe ni d’âge. Ils tombaient, les yeux hagards et les bras ouverts, dans un dernier cri de douleur, d’horreur et d’impuissance mêlées. Et ils tombèrent presque tous, mais aux dix derniers, on réserva un sort pire encore que les flammes ou les balles : ceux-là durent charrier les cadavres, et ouvrir le charnier où ils furent jetés, avant d’être abattus à leur tour sur le bord de la fosse qu’une tractopelle referma sur eux.
Tout cela Ibrahim l’avait vu, de ses yeux vu, par l’étroit soupirail de la cave d’une maison serbe, où la nuit précédente, sachant les occupants partis chez leurs enfants à Belgrade, il s’était introduit avec les siens, pressentant le drame.
Comme il l’avait espéré, la maison, désignée comme serbe par Slobo, le mouchard de service, avait été épargnée par les lance-flammes. Terrés derrière le fragile rempart de la réserve de pommes de terre des propriétaires, femmes et enfants avaient prié tout le temps qu’avait duré le massacre, mais pas lui : cramponné aux barreaux du soupirail, comme hypnotisé, fasciné par l’insoutenable spectacle, il était resté là, incapable du moindre geste, laissant sa famille à la merci d’un regard, d’un hasard, d’un retard. Quand les clameurs et les fusils s’étaient tus, quand la colonie albanokosovare n’avait plus été qu’un tas de cendres et de ruines calcinées, quand les colonnes de fumée empuantie s’étaient dissipées, Màra, sa femme, avait dû déprendre l’un après l’autre les doigts de ses deux mains des barreaux qu’il avait serrés à les faire pénétrer dans sa chair.
Au petit matin, lorsque la dernière Jeep des commandos eut quitté Milosevo, dans les fumerolles des incendies qu’une pluie dense avait presque éteints, lui et les siens étaient sortis, mais Màra et Zize, sa mère, avaient bandé les yeux des enfants pour qu’ils ne voient pas le spectacle de désolation que les miliciens avaient laissé derrière eux : leur maison calcinée, leurs meubles en cendres, leurs voisins disparus, le minaret de la mosquée, décapité et noirci, dominant la place et les rues ensanglantées. Ils les avaient guidés ainsi, en les tenant par la main, jusqu’au tracteur qu’il avait caché quarante-huit heures plus tôt, chargé de quelques vivres et réservoir plein, à la sortie du village, dans une remise à l’abandon.
Et depuis trois jours qu’ils avaient pris le chemin de l’exil, dans les rares moments de calme et de repos qu’ils avaient eus, il ne parvenait pas à ôter de devant ses yeux le spectacle d’horreur de cette nuit-là ! Il avait même, à plusieurs reprises, stoppé brutalement le tracteur, croyant avoir vu se dresser devant lui des miliciens en tenue léopard dans un déluge de feu et de flammes. Mais ce n’était qu’une hallucination, Dieu merci !
Ibrahim interroge l’horizon : les Serbes vont-ils les laisser passer ou les refouler comme d’autres qu’ils ont vu rebrousser chemin, les jours précédents ? La frontière s’ouvre et se ferme, au gré des humeurs d’on ne sait qui, du despote de Belgrade, du général de la IIIe Armée, comme du dernier petit chef de poste. Mais personne n’attend, ce matin devant les barrières des douaniers, renforcés depuis plusieurs mois par des militaires : c’est plutôt bon signe, cela veut dire que tous ceux qui voulaient partir hier, ont pu le faire, mais qu’en sera-t-il ce matin ? Derrière lui, d’autres candidats à l’exil, forcé ou volontaire, venus des quatre coins de la Drenica, commencent à arriver et forment une file de tracteurs, de charrettes, de voitures particulières, de piétons, sac au dos, valise à la main, traits tirés et yeux hagards. On soutient les vieillards, on porte les enfants les plus jeunes. On parle peu. Les estomacs sont vides et les ventres, noués par les peurs accumulées depuis des jours et des nuits, auxquelles s’ajoute celle d’être refoulés au dernier moment, se lâchent de manière aussi soudaine que brutale et l’on voit des silhouettes courir pour s’accroupir dans les fossés...
Si on les laisse partir, une autre humiliation les attend, il le sait. On le lui a dit : nul ne sort du Kosovo avec ses papiers d’identité ni son argent, à moins de passer par la montagne à travers la frontière ou d’échapper à la fouille. Mais il n’a pu se résoudre à abandonner son seul bien matériel, son vieux tracteur. Au moins, le poste-frontière de Vronica est-il tenu par des militaires réguliers et sa proximité avec l’Albanie rend-elle les exactions majeures un peu plus improbables. Il peut éteindre ses phares à présent. Soudain, des fusils le mettent en joue et huit hommes, au pas de course, viennent encercler son véhicule.
Arrêtez le moteur et descendez de là-dedans - gueule une voix - et plus vite que ça.
Ils s’exécutent, la peur au ventre. Rina et Zana, ses deux petites filles, s’accrochent à la jupe de leur mère.
— Mettez-vous là que l’on vous fouille et présentez vos papiers, tous vos papiers, en vitesse !
Pendant ce temps, avec un marteau et un burin, deux hommes font sauter les plaques d’immatriculation du tracteur et de la remorque, pendant qu’un autre fouille en vain l’intérieur de celle-ci. Dans la valise, il n’y a que des vêtements usagés et le panier à provisions est vide à présent. Quant à l’argent, on leur a déjà tout pris aux différents postes de contrôle serbe qu’ils ont dû franchir. L’argent qu’il avait caché dans ses chaussures, comme celui que sa femme avait cousu dans la doublure des vêtements des enfants. Une seule de ses cachettes n’a pas encore été trouvée : le tube métallique qu’il a plongé au fond du réservoir de gazole de son tracteur !
On les fouille à corps, sans ménagement. Ibrahim présente ses papiers et ceux du véhicule au lieutenant qui commande le poste :
— Mes papiers sont en règle, lieutenant, laissez-les-moi, s’il vous plaît.
— Pas question ! Déjà beau qu’on te laisse partir, espèce de racaille albanaise. Allez donc vous entasser dans les camps ou chez vos parents albanais et qu’on ne vous revoie pas. Ici, désormais c’est la Serbie et vous n’avez plus rien à y faire !
— Allez ouste, remontez et foutez le camp avant qu’on vous tire dessus.
Une rafale tirée en l’air vient ponctuer ce discours sans ambiguïté. Sa famille s’entasse, en hâte et pêle-mêle, dans la remorque et Ibrahim tire sur le démarreur, avec le sombre pressentiment qu’il va refuser son office et que leur exode va s’achever là, aux portes de la liberté. Mais non, son bon vieux tracteur ne l’abandonne pas encore ; le tube d’échappement dressé en l’air crache une fumée noire, puis blanche et Ibrahim embraye brusquement, projetant tout le monde en arrière.
Dans quelques centaines de mètres, une fois traversé le no man’s land, ce sera le poste frontière de Morina et là on va les accueillir, différemment, il en est sûr.
Dès qu’ils entrent dans le no m’ans land, Ibrahim ordonne à tout le monde de se coucher au fond de la remorque métallique et se tasse sur son volant : il sait que les Serbes parfois se sont ravisés, soudain convaincus d’avoir été bernés, vidant un chargeur vengeur sur le véhicule qui s’éloignait déjà. Mais c’est sans encombre qu’ils atteignent la douane albanaise qui les accueille dans leur langue et sans injures. Là, les formalités sont réduites au minimum : on leur demande où ils souhaitent se rendre, s’ils ont de la famille en Albanie - ascendants ou descendants - qui puisse les accueillir et, dans ce cas, on délivre au chef de famille un sauf-conduit mentionnant les noms des membres de celle-ci et son lieu de destination. Mais Ibrahim n’a plus en Albanie de parents proches. Sa mère est avec lui et les frères et sœurs de celle-ci sont morts depuis longtemps. Quant à leurs enfants, ses cousins, ils se sont perdus de vue et il ne sait même pas s’ils habitent toujours leur village d’origine. Non, Ibrahim sait qu’il doit se résoudre à aller jusqu’aux camps de Kukès que l’UNHCR a mis en place dans l’urgence pour prendre le relais du premier village sauvage de bâches plastique qui s’est monté près de là, aux tout premiers jours de l’exode. Cela, ils l’ont entendu sur le transistor, quand les piles marchaient encore.
Dans la pauvre remorque cabossée qui prend la route de Kukès, sous la fragile tente plastique qui les protège d’une pluie qui les indiffère à présent, six corps serrés pleurent à chaudes larmes, dans les bras les uns des autres, se libérant de la tension qui les habitait depuis des jours et les a conduits jusqu’ici. Ils pleurent le Kosovo abandonné, ils pleurent les vies perdues, ils pleurent de joie et de chagrin mêlés. Ils pleurent et l’eau de leurs larmes, ruisselant le long de leurs joues creusées, rejoint la pluie insistante qui se joue de leur pauvre bâche déchirée.
Ibrahim aussi pleure, bien malgré lui, des larmes de rage et de désespoir ; ses yeux battus et mouillés, ont du mal à suivre le ruban d’asphalte de la route de Kukès. Il s’essuie d’un revers de manche, et, tout en appuyant sur l’accélérateur, laisse échapper dans un soupir amer : “Reverrons-nous jamais la Drenica ?”
©Pierre-Alain GASSE, mai 1999.Tous droits réservés.
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