L'Homme debout de Domme

cabinet

Cette histoire brode sur une légende, c'est dire son degré de véracité !

I

Appelé homme debout ou cabinet selon les régions, ce meuble est en noyer, il ouvre en façade par deux portes et un tiroir. Les portes sont à pointes de diamant et le tiroir est encadré d'une grosse moulure ; bien que moins grasses, des pointes de diamant ornent aussi les panneaux de côté. Il repose sur des pieds tournés en façade et le bas est agrémenté d'une importante corniche. Au-dessus et au-dessous du tiroir, le corps est ceinturé de petites moulures en corniche également et le tout est coiffé d'une autre plus imposante, caractéristique des meubles du Sud-Ouest. Il a conservé ses serrures et ses clefs d'origine.
Époque fin du XVIIe siècle. Origine Sud-Ouest. Restaurations d'usage. Dimensions : largeur au niveau de la corniche supérieure 115 cm, largeur : 87 cm, hauteur : 219 cm, profondeur :60 cm, prix : 2050 € ou offre directe.

Ce soir-là, lorsque Constantin Lartigue découvrit cette annonce sur un site d'enchères, il cliqua immédiatement sur le nom du vendeur - un professionnel de Toulouse - et appela sans plus attendre. Depuis le temps qu'il cherchait une pièce de ce type pour finaliser l'ameublement de sa demeure dans la bastide, il ne fallait pas laisser filer l'occasion ! Sa bourse allait en souffrir, mais il n'avait rien trouvé de comparable à meilleur marché. Ces meubles d'époque Louis XIII étaient devenus rares et parmi les plus onéreux dans leur catégorie. Et il avait sous les yeux un très beau spécimen ! Il mit une option sur l'objet, prit rendez-vous pour une visite et monta se coucher. Cette journée finissait mieux qu'elle n'avait commencé. La pluie persistante avait révélé une infiltration, sans doute due à quelque tuile cassée qu'il lui faudrait remplacer. Dans l'attente, il avait mis un seau sous le goutte-à-goutte incriminé, avec au fond une serpillière pliée pour limiter le bruit.

Au matin, une brume légère enveloppait la petite cité périgourdine encore endormie de Domme. Protégée sur trois côtés par ses murailles et, pour le dernier, par sa falaise de plus de deux cents mètres. au-dessus de la Dordogne, le soleil naissant la dégageait peu à peu. L'atmosphère, lavée des miasmes de la pollution, était fraîche et pure. En ouvrant ses volets sur le paysage incomparable à ses yeux de la vallée de la Dordogne, avec au nord-est la falaise du "cingle" de Montfort, Constantin y puisa une énergie nouvelle et entreprit aussitôt une gymnastique matinale, qu'il avait interrompue quelques mois plus tôt, au décès de son épouse. Il se trouvait en pleine série de "pompes" lorsqu'il se souvint du rendez-vous pris la veille au soir et un sourire vint remplacer la grimace qui barrait déjà son visage. Allons, les mauvais jours semblaient s'éloigner !

II

Constantin Lartigue, 43 ans, veuf sans enfant de Sophie Duplessis, emportée par un cancer du pancréas en quelques semaines, avait failli sombrer dans un dépérissement programmé après ce coup de sort. Sophie et Constantin formaient un couple fusionnel que tous enviaient dans le village de Domme. Libraires, ils travaillaient ensemble et ne s'étaient pas quittés un seul jour depuis leur rencontre dans la boutique que Constantin avait héritée de son père.

Leur première séparation avait eu lieu le jour de l'hospitalisation en urgence de Sophie à l'hôpital Jean Leclaire de Sarlat. Cette nuit-là, Constantin n'avait cessé de se tourner et retourner dans son grand lit froid, pour ne trouver le repos que deux ou trois heures avant l'aube. Hélas, trois semaines plus tard, la séparation devenait définitive.

Passée l'épreuve des obsèques, la tension nerveuse qui l'avait tenu debout tous ces premiers jours de deuil, brutalement abandonna Constantin. Il cessa d'ouvrir la boutique, de se raser et de s'alimenter. Il errait entre l'appartement et la boutique, vidait une à une toutes les bouteilles d'alcool de la demeure, avant de sombrer n'importe où dans un sommeil éthylique.

Ses amis durent finalement se faire ouvrir la maison, pour lui éviter un naufrage annoncé. Ils l'obligèrent à signer son entrée dans une clinique spécialisée, à deux cents kilomètres de là. Il devait y rester trois mois.

À sa sortie, ce n'était plus le même homme. Amaigri de dix kilos, il avait perdu la plupart de ses cheveux dont le reste avait blanchi et parlait d'une voix empâtée au débit ralenti.

Il fallut du temps encore pour que l'effet des neuroleptiques s'atténue puis disparaisse et que Constantin retrouve une mobilité et une élocution normales. Il rouvrit sa boutique. Les clients fidèles revinrent. La vie reprit son cours, sauf que, pour ne pas prendre ses repas seul face au mur ou l'écran du téléviseur, Constantin déjeunait et dînait désormais à l'auberge voisine. À ce compte-là, il ne gagnait pas d'argent, mais l'assurance vie qu'il avait souscrite en faveur de Sophie quand elle avait hérité de sa mère, lui permettait cette dépense.

Il avait déjà, du vivant de Sophie, du goût pour les meubles anciens. Ils s'étaient meublés chez le brocanteur du coin. Et la librairie avait conservé ses rayonnages d'antan, son échelle coulissante, ses comptoirs de bois ciré, comme du temps de son père. Ses amis ne furent donc pas surpris de le voir bientôt courir ventes aux enchères, brocantes et vide-greniers de tout le département. Mais à force d'acheter, vendre aussi devint nécessaire, car l'appartement et ses annexes, même sans Sophie, n'étaient pas extensibles.

Voilà comment Constantin Lartigue devint brocanteur amateur d'abord, puis professionnel bientôt, ce type de commerce s'avérant plus rémunérateur dans un village touristique comme Domme qu'une simple librairie. Les parutions nouvelles, sitôt publiées, sitôt oubliées pour la plupart, disparurent des étagères et présentoirs. Il se cantonna aux livres anciens et éditions rares pour collectionneurs et spécialistes et libéra de l'espace pour des meubles et bibelots en tous genres. Ce voisinage composait une boutique étonnante, chaleureuse, à son image, où l'on respirait l'encaustique et le vieux papier.

Située place de la Rode, un des deux foirails de la ville, la boutique n'occupait pas un emplacement de premier choix sur la place fleurie de la Halle, mais la bastide, fondée en 1239 par Philippe le Hardi, n'était pas si grande, avec moins de mille habitants, qu'on n'achevât, en moins d'une demi-heure, le tour de son trapèze en passant devant chez Constantin, qui, en fin de compte, trouvait cet emplacement tout à fait à son goût.

III

En matière de commerce, quel qu'il soit, il ne convient pas de garder les deux pieds dans le même sabot ! Tant que l'on ne possède pas chez soi l'objet de son achat, on demeure à la merci d'un surenchérisseur, d'un vendeur dénué de parole, voire d'un escroc. Constantin avait donc pris rendez-vous au plus vite pour le lendemain, onze heures. Pas loin de deux cents kilomètres à parcourir l'attendaient. "Dépêche-toi, si tu veux être à l'heure", s'entendit-il marmonner.

Sa séance de gymnastique matinale s'en trouva abrégée et le petit déjeuner avalé debout dans la cuisine, en écoutant les informations régionales. Une brève retint l'attention de Constantin : on venait de découvrir lors de travaux dans une possession de la Commanderie des Andrivaux, près de Périgueux, un coffret emmuré. Les spécialistes l'avaient daté du XIVe siècle et lorsqu'on força le fermoir rouillé, à l'intérieur reposait, soigneusement enroulée, une moitié de parchemin. Celui-ci représentait une sorte de carte ou plan, accompagné d'un texte dont la majeure partie avait été soustraite. N'en subsistait que la première ligne qui disait en latin : "vae cui sine fide vera hoc legerit!" - malheur à qui aura lu ceci sans foi véritable ! - et une série tronquée de "dessins" ressemblant fort à un langage codé.

Aussitôt ressurgirent les spéculations sur le mythique trésor des Templiers, supposément caché en divers endroits, avant la dissolution de l'ordre par le pape Clément V, le 22 mars 1312. Mais sans la seconde partie du document, autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Que dis-je ? Une botte de foin. Un grenier entier ! Rien qu'en France, on dénombrait plusieurs centaines de grandes "commanderies" ! Il n'empêche qu'une recrudescence de visiteurs de tous acabits fut notée dans les sites templiers des alentours dès le lendemain de la publication de la nouvelle ! Les trésors, réels ou mythiques, étaient toujours source de fantasmes !

Constantin pensa que le mécréant qu'il était n'aurait pas été le bienvenu dans une telle affaire et, consultant sa montre, finit d'avaler précipitamment son café. Puis, ayant fermé à clef la librairie-brocante, il monta dans son fourgon, vérifia le stock de couvertures et sangles nécessaires au bon transport de son acquisition, et prit la direction de Toulouse.

Deux heures et demie plus tard, il se garait devant la façade d'un marchand de meubles anciens, proche du cimetière de Rapas, au sud-ouest de la ville. Le propriétaire était un curieux homme, à la voix de fausset, au profil d'aigle, au crane déplumé, d'âge indéfinissable et manières efféminées.

— Bonjour, cher monsieur, je vous attendais, vous voilà donc l'heureux acquéreur de cette merveille ?

Il désignait un cabinet en noyer, à pointes de diamant, moulures et corniche, de plus de deux mètres de haut, d'un équilibre parfait, qui trônait dans la boutique.

Constantin jaugea le meuble d'un regard averti, émettant un petit sifflement admiratif, puis il entreprit une revue de détail méthodique : d'abord, il fit le tour du meuble, en apprécia les assemblages à tenon et mortaise, à queue d'aronde, les embrèvements, l'état des moulures et de la corniche. Puis, il l'ouvrit, examina l'intérieur, tira le tiroir qui coulissait parfaitement, manœuvra les clefs des portes. Le meuble avait été restauré très soigneusement, sans doute au siècle dernier, par un précédent propriétaire. Sa patine était très belle et seuls le fond, qui avait dû souffrir de l'humidité, ainsi que les pieds tournés, avaient été remplacés. Pas de doute, cette pièce valait son prix ! Il sortit son carnet de chèques et son stylo...

— Cela doit être un crève-cœur de se défaire d'une si belle pièce, dit-il bientôt en tendant le formulaire rempli, daté et signé à son interlocuteur, qui se frottait déjà les mains...

— En effet, mais, vous savez, dans ce métier, si les sentiments prennent le dessus sur la raison, c'est le début des soucis...

— Vous n'avez pas tort. Mais, pour ma part, je compte bien garder ce meuble tant que je vivrai. Bon, je vais chercher mon diable, des couvertures et des sangles.

— Je vais vous aider...

IV

Constantin tressautait presque d'impatience sur le siège de son véhicule à l'idée d'installer son acquisition au cœur de sa demeure. Pas question de le mettre en bas, dans la boutique : il ne voulait pas être obligé de répondre à tout bout de champ que ce meuble n'était pas à vendre ; or, il était persuadé qu'il attirerait les regards de tous, comme il avait captivé le sien. Non, il l'installerait dans son appartement, s'il consentait à passer par l'escalier ancien un peu étroit de son logis.

Cette entreprise eut lieu dès le lendemain, avec le renfort d'un ami de longue date, taillé en athlète et toujours prêt à rendre service. Délesté de ses portes, de sa corniche et de son tiroir pour alléger son poids, le noble objet - Constantin tirant, son ami poussant et portant - gravit donc un étage, sans autre dégât qu'une petite rayure sur la peinture du mur, causée par un angle découvert. Ouf !

Ayant équipé le meuble de patins, son nouveau propriétaire put à loisir le glisser sur le parquet ciré de l'appartement. Mais où l'installer ? Entre les deux fenêtres de la salle ? Il suffirait de retirer le tableau qui s'y trouvait. De biais, dans un angle du salon et l'utiliser comme bar ? Ou bien au fond du couloir de l'entrée, à la place du miroir qui agrandissait l'espace ? Aucune de ces solutions n'agréa Constantin.

En fin de compte, le "cher" meuble trouva place dans la seule pièce de l'appartement qui affichait un manque évident, la chambre à coucher de Constantin, orpheline de Sophie, son désordre permanent, ses robes, ses chapeaux, ses chaussures, portés un beau matin chez le fripier, quelques semaines auparavant.

Ayant sorti le tiroir de son logement, ce fut au moment d'entreprendre d'en revêtir le fond d'un papier protecteur avant d'y ranger ses chaussettes, que Constantin remarqua quelque chose d'insolite. Le fil du bois de la planchette de fond différait, dessus et dessous ! Quel était ce mystère ? Réflexion faite, une seule explication logique à cela : deux épaisseurs de bois, autrement dit, un double-fond ! Cette découverte estomaqua Constantin. Oui, mais comment l'ouvrir ?

Il posa avec fièvre l'objet sur son bureau. À première vue, l'embrèvement semblait tout ce qu'il y avait de plus normal. Il examina la face supérieure du fond. Elle était ajustée, mais sur trois côtés, ne semblait pas insérée dans une rainure. Fixant dessus une ventouse, Constantin essaya de la tirer vers lui. En vain. Il retourna le tiroir et remarqua alors que le montant arrière était dédoublé dans son épaisseur et assemblé avec rainure et languette, alors que la face avant était montée à queue d'aronde. Une partie serait-elle amovible ? Il remit le tiroir à l'endroit et, après l'avoir ventousée, tira la face interne du montant arrière vers le haut. Miracle ! La pièce de bois sortit sans trop d'effort de ses rainures, libérant le panneau de fond, contre lequel elle reposait, dans une feuillure. Il ne restait plus à Constantin qu'à sortir celui-ci de la rainure avant pour découvrir, bien à plat, ce qu'il identifia presque aussitôt comme... un parchemin ! Ou plutôt un bout de parchemin. Le bord gauche, en effet, était déchiré. Il était couvert d'une série de 36 lignes de deux, trois ou quatre mots écrits à l'aide de signes à mi-chemin entre des hiéroglyphes et un alphabet. D'alphabet, Constantin n'en connaissait que trois, latin, grec et cyrillique. Et celui-là ne ressemblait à aucun de ceux-là. Mais il y en avait tant d'autres !

Parchemin. Il consulta ses livres. On en avait utilisé jusqu'au XVe. C'est alors qu'il établit le rapprochement avec la brève entendue la veille à la radio : ce rouleau découvert dans un coffret emmuré, près de Périgueux. La description collait. Il aurait donc, sans le vouloir, mis la main sur le morceau manquant ? D'une possible carte du supposé Trésor des Templiers ? Ce fragment pouvait remonter à la dissolution de l'Ordre, en effet. C'était proprement incroyable !

Il se reprit. "Ne t'emballe pas ! Il te faudrait encore réunir les deux parties du parchemin et parvenir à déchiffrer ces lignes. Tes huit années de latin sont un peu loin... et cet alphabet paraît bien mystérieux !".

V

Les commanderies et fermes templières étaient nombreuses dans la région. Tout le monde ou presque avait entendu parler du mythique trésor de l'Ordre des Chevaliers du Temple. Les chasseurs de trésors, périodiquement, annonçaient des trouvailles qui jusqu'ici, avaient toutes fini en eau de boudin. Constantin décida de se replonger dans les livres, pour rafraîchir ses connaissances.

La plupart des avis autorisés concordaient : le trésor aurait été réparti en au moins trois convois, sans compter les leurres destinés à tromper les sbires du Roi, de chariots qui, après diverses étapes dans des établissements templiers, chartreux ou des chevaliers teutoniques, auraient fini dans différents pays limitrophes.

Une première partie du trésor aurait atteint, dit-on, le Portugal, par le Sud-ouest de la France, puis la plage de Saint Jean de Luz où elle fut rejointe ensuite par une flotte de dix-huit galères parties de Boulogne. Elle prit alors le large en direction du Portugal où le roi se déclara protecteur de l’Ordre et devint du coup ennemi de la France et du pape.

Une seconde partie du trésor partit vers le Nord et l’Est de la France et s’évanouit quelque part autour de Liège et de Strasbourg.

Une troisième partie du trésor (selon la très sainte règle de la Trinité) aurait parcouru la France vers le Sud-Est, via les différentes abbayes des Chartreux et cela jusqu’en Italie, par le port de Gênes, où le trésor fut dispersé entre l’ordre de Malte et celui de Jésus-Christ, au Portugal."(1)

Combien d'étapes avaient dû respecter ces convois nocturnes, protégés par des hommes déguisés en marchands ? Celui du Sud-Ouest serait-il passé par la commanderie des Andrivaux ? C'était ce qu'il convenait d'établir en premier.

Constantin, fin connaisseur de la nature humaine, aurait parié qu'à chacune des étapes, ceux qui avaient permis cette fuite de capitaux vers l'étranger, n'avaient pas manqué de prélever au passage leur dîme, voire davantage. D'où la possible existence de plusieurs "petits" trésors. C'était son hypothèse.

Il commença par établir une carte aussi précise que possible des principales commanderies des Templiers entre Paris et Saint-Jean-de-Luz. Vaste entreprise. Cette fois, il dut renoncer aux livres pour recourir à l'Internet. Le principal site dédié à l'Ordre en recensait des centaines ! Classées par département et par ordre alphabétique, ce qui ne faisait pas du tout son affaire. Il dut donc opérer des allers-retours entre sa vieille carte de France Michelin et la liste proposée. Au bout de quelques heures de ce va-et-vient, il disposait d'une sélection arbitraire, mais cohérente. Il s'interrogea ensuite sur la distance que pouvait parcourir nuitamment un convoi de chariots plus ou moins lourdement chargés. Pas bien grande, pour sûr. Pas plus de 6 à 8 lieues parisiennes selon le terrain, autrement dit, entre 20 et 25 kilomètres, au mieux. Cela signifiait un nombre important d'étapes (entre 30 et 40) et des risques multipliés. Pas étonnant que ce trésor se soit évanoui dans la nature ! C'est qu'il y avait 230 lieues à parcourir entre la capitale et la côte basque ! Bref, entre quatre et cinq semaines de voyage ! Une éternité par les temps incertains d'alors.

Constatation encourageante : à l'époque, l'itinéraire le plus direct entre Paris et Saint-Jean-de-Luz passait bien par Périgueux ! Après Étampes, Orléans, Vierzon, Châteauroux, Limoges, et avant Bergerac, Marmande, Mont-de-Marsan et Dax. Le passage d'un convoi par la Commanderie des Andrivaux s'avérait donc plausible. Celle-ci avait été fondée en 1139. Et de 1297 à 1306, le précepteur en avait été Géraud de Lavernhe, maître de l'Ordre en Périgord, qui fit partie l'année suivante des soixante-dix Templiers emprisonnés à... Domme ! Curieuse coïncidence ! Mais difficile d'aller plus loin, sans autres éléments. Il décida alors de s'intéresser de plus près au texte du parchemin.

VI

En fouinant dans le dédale des sites consacrés aux Templiers, il découvrit des allusions à un "chiffre des Templiers", puis à un alphabet du même nom, dérivé de la Croix des Béatitudes. En fouillant encore, il finit par en trouver une représentation graphique.

C'était une série de six croix pattées différentes dont chaque branche correspondait à une lettre. La première, faites de flèches aux pointes tournées vers l'intérieur, correspondait, en tournant dans le sens des aiguilles d'une montre, aux lettres A, B, C, D. La seconde, formée de triangles isocèles, à H, F, G, E. La troisième, composée de cerf-volants convexes aux pointes toujours vers l'intérieur, à I, L, K, M. Le N, à part, était représenté par un X. Les trois dernières croix reprenaient le tracé des trois premières, mais avec un point à l'intérieur de chacune des figures et correspondaient respectivement aux lettres O, P, Q, R, puis S, T, U, V et enfin X, Y W, Z.

alphabet codé

Le J manquait. Rien d'étonnant à cela. Il ne s'était différencié du I qu'au XVe siècle. Le U avait pris son indépendance du V au Moyen Âge, leur présence à tous deux était logique, mais celle du W l'étonna davantage, car il lui semblait que cette lettre avait été la dernière à intégrer notre alphabet. Cependant, en cherchant son origine, il découvrit qu'elle remontait à Chilpéric 1er, autrement dit, bien avant la création de l'Ordre des Templiers en 1129 ! Muni de cette table de correspondance, il entreprit alors de déchiffrer son bout de parchemin.

Ce qui se révéla être de la poésie rythmique en latin moyenâgeux disait, en trois strophes de douze vers :

O Fortuna,
velut luna
statu variabilis,
semper crescis
aut descrescis;
vita detestabilis
nunc obdurat
et tunc curat
ludo mentis aciem,
egestatem,
potestatem
dissolvit ut glaciem.
Sors inmanis
et inanis,
rota tu volubilis,
status malus,
vana salus
semper dissolubilis,
obrumbratam
et velatam
mihi quoque niteris,
nunc per ludum
dorsum nudum
fero tui sceleris.
Sors salutis
et virtutis
mihi nunc contraria,
est affectus
et defectus
semper in angaria;
hac in hora
sine mora
cordis pulsum tangite,
quod per sortem
sternit fortem
mecum omnes plangite.

Une complainte à la chance et à la déesse Fortune, apparemment ! C'était une combinaison de tétrasyllabes et d'hexasyllabes avec une structure de rimes plates et embrassées assez complexe : aabccbddeffe, qui se répétait dans les trois strophes. Constantin pensa d'abord utiliser sa grammaire et son vieux Gaffiot (2) pour affiner le sens, mais avant il eut la bonne idée de taper le premier vers "O Fortuna" dans son navigateur. Qui le renvoya immédiatement vers un article de Wikipedia où figurait l'origine et, miracle, une traduction du poème : c'était un des plus connus des "Carmina Burana", ces chants laïcs du XIIIe siècle, trouvés dans l'abbaye de Benediktbeuern, en Bavière, en 1800 et des poussières.

Ô Fortune,
comme la Lune
de nature changeante,
toujours croissant
ou décroissant
Vie détestable
oppressante
puis aimable
par fantaisie;
Misère
et puissance
se mêlent comme la glace fondant.
Sort monstrueux
et insensé,
Roue qui tourne sans but,
distribuant le malheur,
et le bonheur en vain
insaisissable toujours ;
Ombrée
et voilée
pour moi sans but ;
Maintenant par jeu,
j'offre mon dos nu
à ta méchanceté.
Le cours de la santé
et du courage
me sont contraires,
affligé
et défait
toujours asservi.
À cette heure
sans plus tarder
ses cordes vibrantes m'affectent ;
Alors le destin
comme moi frappe le fort
et chacun se lamente !

La traduction aurait pu être plus proche du texte latin, pensa Constantin à la lecture, mais enfin, c'était acceptable. Par contre, qu'on ait pris le soin de coder ce texte n'avait aucun sens ! Et même en admettant qu'il y ait un jeu de mots sur "Fortune", cette nouvelle lecture du poème ne laissait aucun espoir aux chercheurs du Trésor ! Tout ceci ressemblait fort à un savant leurre. Une détestable impression d'avoir été mené en bateau s'empara de lui.

Cependant, quelque chose dans le for intérieur de Constantin lui soufflait de ne pas abandonner si vite, de chercher encore, de ne pas se laisser décourager pour si peu ! Il songea que la malédiction initiale devait bien servir à quelque chose, elle aussi, en sus de son admonestation. Il la rapprocha du texte, en compta les mots, le numéro d'ordre de leurs lettres dans l'alphabet, les additionna, les ventila de diverses manières. Rien. Il décida alors de laisser reposer. La nuit porte conseil, disaient les Anciens. Il alla donc se coucher et s'endormit bientôt d'un sommeil rempli de formules ésotériques, de codes secrets et de sens cachés.

Au matin, il eut l'idée d'établir une correspondance entre le nombre de lettres de chacun des mots de la "malédiction" : vae cui sine fide vera hoc legerit ! et le poème : 3-3-4-4-4-3-7. Il prit le 3e vers, puis le 6e, puis le 10e et ainsi de suite. Observant ensuite le premier mot de chacun de ces vers, "statu vita egestatem et semper mihi est", il eut alors un choc : cela avait du sens ! Mais pas celui qu'il espérait : cette phrase, en latin de cuisine certes, disait ce qui en français pourrait s'exprimer ainsi : "Et la pauvreté est toujours l'état de ma vie". Enfer et damnation ! On se fichait bien de lui ! Ce parchemin n'était donc qu'un jeu, une fausse piste, un trompe-couillon ! Et le couillon, dans l'affaire, c'était lui, qui avait passé presque quarante-huit heures pleines à courir après une chimère, il en était persuadé à présent !

Il hésita un moment sur la conduite à tenir, brûler ou pas ce maudit vélin, puis en fin de compte, après l'avoir photocopié, le replaça dans son logement, le double fond par dessus, et inséra à nouveau le montant arrière du tiroir dans ses rainures. Il retourna le tiroir, en couvrit le fond avec le papier qu'il avait préparé, puis rangea ses chaussettes, dont beaucoup étaient dépareillées depuis le décès de Sophie, sans qu'il en ait découvert la raison. Un mystère de plus ! Mais, il avait sa dose pour aujourd'hui.

De toute manière, cela ne lui déplaisait pas de porter des chaussettes de couleur différente.

S'étant autorisé un vieux whisky pour la première fois depuis bien longtemps, verre en main, assis dans un rocking-chair en rotin face à son homme debout, Constantin admirait le meuble et se demandait dans combien de temps, de jours, de mois, d'années, une autre personne que lui découvrirait à nouveau le parchemin et se lancerait à son tour dans une improbable quête ?

Il s'endormit bientôt, du sommeil du juste, en songeant que dans ces affaires, ce n'était pas tant le résultat qui importait que la recherche en elle-même.

VII

Ce furent les premiers rayons du soleil sur son visage qui le réveillèrent au petit matin, tout ankylosé dans son fauteuil. Il avait oublié de fermer les volets ! Mais cette nuit inconfortable avait été profitable : en effet, durant son sommeil, s'était insinuée en lui l'idée que le message codé qu'il avait découvert relevait d'une pure construction du hasard et qu'il convenait sans doute de ne pas en rester là.

C'est alors qu'il décida de pousser ses investigations jusqu'à Périgueux et la Commanderie des Andrivaux, non sans se documenter un peu plus auparavant.

C'est ainsi qu'il découvrit qu'à la suite d'un couvent de Bénédictines fondé en l'an mil et démantelé pour cause de mauvaises mœurs, les Templiers s'étaient installés aux Andrivaux en 1133, construisant l'église Saint-Maurice, un logis pour les frères, un cimetière, une lanterne des morts, un moulin et un pigeonnier. La commanderie avait petit à petit pris de l'importance puisque, lorsque les choses tournèrent mal pour eux, en 1309, pas moins de soixante-dix chevaliers y furent arrêtés.

Après la dissolution de l'Ordre par le Concile de Vienne en 1312, la Commanderie et ses biens passèrent à un ordre frère, celui des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. En 1372, après les destructions de la guerre contre l'Anglais, elle se trouve réduite à quatre frères ; en 1460, elle est rattachée à celle de Condat. En 1562, apparaît aux Andrivaux la famille De Chilhaud, qui peu à peu va exercer les pouvoirs autrefois dévolus aux Commandeurs.

En 1659, on comptait "50 feux et 140 communiants" aux Andrivaux. En novembre 1789, le décret créant les municipalités élues avait amené comme premier maire le prieur de l'abbaye voisine de Merlande. Le 18 juillet 1809, Napoléon signait le décret qui rattachait Les Andrivaux à la commune contiguë de Chancelade, dont le hameau fait toujours partie aujourd'hui.

En 1818, le conseil de fabrique (le conseil paroissial d'alors), en accord avec la mairie, vu l'état de l'église, décidait sa démolition, mais le Préfet Marcillac évitera la destruction de la crypte.

Constantin apprit encore que sous la maison De Chilhaud, on avait découvert un souterrain menant à une salle voûtée, avec deux issues dans la campagne. C'était dans cette salle, récemment déblayée de l'éboulement qui l'avait comblée qu'on avait découvert le coffret emmuré avec le fameux parchemin.

Bon. Il lui fallait à présent préparer son expédition. Sa destination se trouvait à une heure et demie de route, mais il n'avait pas envie d'effectuer l'aller-retour dans la journée. Au diable l'avarice ! Un peu de tourisme ne lui ferait pas de mal après tous ces mois de vie recluse. Depuis qu'il habitait l'un des plus beaux villages de France, c'est-à-dire depuis sa naissance, Constantin était habitué aux vieilles pierres, aux bâtiments de cachet. Il chercha donc un hébergement dans ce goût et tomba, à quatre kilomètres de son objectif sur un petit château du XIXe transformé en hôtellerie de standing. Les chambres dans la bâtisse auraient grevé son budget, mais une dans l'Orangerie ferait son affaire. Et si les prix du restaurant étoilé l'effrayèrent, ceux du Bistrot, installé dans une verrière, lui convinrent tout à fait. Un coup de téléphone plus tard, c'était réglé. Il y avait même une offre "soirée étape" à laquelle son statut de brocanteur lui donnait droit. Parfait !

Muni de ce viatique, d'un bagage léger et de l'original du parchemin récupéré par-dessous ses chaussettes, il prit la route, non pas dans son prolétaire fourgon, mais avec son vieux roadster Triumph Spitfire MK1, donné par son père pour ses vingt ans et qui n'était pas sorti du garage depuis la mort de Sophie. Celui-ci s'enorgueillissait de son acquisition en 1962 et lorsque Constantin adolescent moquait sa couleur vert bouteille, son père lui serinait qu'il était "conifer green" avec un fort accent anglais du sud-ouest. Ce souvenir amena un sourire sur ses lèvres. Il aimait son bruit particulier, les vitres latérales coulissantes de l'habitacle, la souplesse de son moteur et sa consommation modérée ; moins, outre sa couleur, la rudesse de sa suspension, sa capote démontable dont l'arceau se rangeait dans le coffre et son tableau de bord minimaliste, mais à cheval donné, on ne regarde pas les dents, n'est-ce pas ?

VIII

Le soleil rayonnait et c'est capote repliée qu'il avala les quatre-vingt-dix kilomètres de routes sinueuses, le coude à la portière et le nez au vent, en prenant tout son temps. La Triumph ne supportait aucune erreur de conduite. Le moindre coup de frein intempestif pouvait terminer en tête à queue ! Ce matin, il s'était levé d'humeur badine. Les contrariétés passées avaient été remisées au magasin des accessoires. Et c'est dans d'excellentes dispositions qu'il prit ses quartiers au Château des Reynats, avant de mettre le cap sur la commanderie voisine.

Une grille fermait la cour trapézoïdale délimitée par les deux corps de bâtiments principaux ; c'était aujourd'hui propriété privée. Plus loin, le pigeonnier, couronné de ronces et de lierre, attendait une remise en état. La lanterne des morts avait disparu. Quant à la maison De Chilhaud, elle avait connu des travaux conservatoires encore inachevés. De l'église Saint-Maurice, il ne restait qu'une carcasse à ciel ouvert et la crypte.

Après l'annonce diffusée à la radio, la presse locale s'était emparée de l'affaire, avec reportage photographique et interviews. Il ne fut pas trop difficile à Constantin de retrouver l'inventeur du parchemin. Un archéologue de la DRAC Nouvelle Aquitaine, qui travaillait sur le site de Limoges, mais natif de Chancelade où il avait conservé un pied-à-terre. Fort logiquement, c'était vers lui que le propriétaire du site s'était tourné pour une expertise des lieux, au moment des travaux de déblaiement et consolidation de la salle voûtée. En inspectant les parois de la salle, celui-ci avait remarqué une pierre de taille marquée d'une croix templière et scellée d'un mortier différent de celui du reste de la pièce. Il avait demandé son descellement et mis à jour dans la cavité découverte le coffret du parchemin.

Il y avait eu discussion sur le caractère de trésor de la découverte. Mais, au bout du compte la notion de hasard fut écartée et la qualité de trésor déniée. Le propriétaire, la commune de Chancelade, bien encombrée de ce parchemin, en avait alors fait don au Service Régional de l'Archéologie où il se trouvait toujours en dépôt et analyse.

Maxence de Montplaisir ne paraissait pas son âge. À l'aube de la quarantaine, on lui en aurait donné dix de moins ! C'était une brune aux yeux clairs, aux cheveux mi-longs, au front haut et petit nez retroussé. Des lèvres charnues et une dentition parfaite d'une blancheur éclatante lui donnaient un sourire ravageur. Élancée et sportive, bien des hommes lui tournaient autour, mais jusqu'ici elle ne s'était attachée à aucun, échaudée par un premier mariage raté, dont elle avait gardé une petite fille de six ans.

Constantin était persuadé d'avoir affaire avec un homme. Aussi ne put-il cacher son étonnement, lorsqu'il se trouva en face de la jeune femme, au bar de son hôtel :

— Vous êtes Maxence de Montplaisir ?

— Eh oui ! Et une habituée des quiproquos. La faute à mes parents vieille France. Mais mes amis m'appellent Maxou. Que puis-je pour vous ? Votre e-mail m'a intriguée.

— C'est une histoire incroyable. Voilà...

Et, devant un café, il exposa en détail à la jolie archéologue l'achat de son "homme debout", la découverte du tiroir à double-fond, du parchemin, le rapprochement qu'il avait opéré avec la trouvaille des Andrivaux, ses tentatives d'élucidation du message codé et l'interprétation à laquelle il était parvenu.

Maxence de Montplaisir l'avait d'abord écouté, bouche bée, avant de partir d'un grand éclat de rire lorsqu'il avait fait état de sa lecture finale.

— Vous n'allez quand même pas apporter foi à cette construction farfelue ?

— Vous savez ce que c'est, j'y ai cru, tout en ayant envie de ne pas y croire, c'est humain, non ?

— Humain, sans doute, en effet, mais pas du tout scientifique. Montrez-moi votre découverte, qu'on vérifie d'abord qu'il s'agit bien des deux morceaux d'un même écrit.

Maxence avait obtenu de la conservatrice adjointe, Hélène Mousset, l'autorisation de voyager avec la pièce "des Andrivaux" aux fins de confrontation avec celle dorénavant dite "de Domme". Nos deux protagonistes, avec ensemble, sortirent chacun d'un porte-documents une chemise contenant le précieux parchemin, qu'ils posèrent à plat sur la table basse devant laquelle ils étaient assis. Les fines dentelures de la déchirure correspondaient, à l'exception de quelques-unes qui avaient été endommagées au fil des ans.

— Vous y croyez, vous, au Trésor des Templiers, demanda Constantin à Maxence, alors que leurs têtes se touchaient presque au-dessus du précieux écrit ?

— Je ne crois pas, je cherche... répondit-elle dans un sourire. Tant que toutes les hypothèses n'ont pas été vérifiées et écartées, il reste de l'espoir, non ? Et il y en a tellement...

— Alors, vous pensez que...

— Pour l'instant, je ne pense rien. Authentifions d'abord ces deux morceaux de parchemin. Nous verrons ensuite. Chaque chose en son temps, si vous voulez bien.

Constantin, en face de Maxence, était disposé à vouloir quoi que ce soit, pourvu que ce fut avec elle. Celle-ci nota son trouble.

— Remettez-vous, il n'y a là rien d'extraordinaire.

— Pour vous, peut-être ; pour moi, il en est tout autrement, je vous assure.

IX

Le parchemin découvert par Maxence, représentait clairement un plan de la Commanderie des Andrivaux au XIVe siècle. Sur un fond cadastral, on y voyait l'église Saint-Maurice, la commanderie qui la jouxtait ; en face le bâtiment annexe ; plus loin, au fond de la cour ainsi délimitée, le pigeonnier. Y figuraient encore la source, le cimetière et sa lanterne des morts, et de l'autre côté de la route qui serpentait devant la commanderie, la maison De Chilhaud et quelques autres. Mais aucune indication littérale ou chiffrée n'y était inscrite.

En dessous, la "malédiction" latine en écriture gothique rotunda, et donc, au-dessous encore, le fameux chant codé des "Carmina Burana". Les trois dessinés et rédigés avec la même encre, semblait-il, légèrement brunâtre.

Tout le problème, confirma Maxence, était de savoir s'il fallait établir une correspondance ou pas entre ces trois éléments, et si oui, laquelle et comment ? La solution "hasardeuse" de Constantin ne tenait compte que des deux premiers, par force, puisqu'à l'heure de son élaboration, il n'avait pas connaissance du plan.

Ce soir-là, Maxence refusa l'invitation à dîner de Constantin. Elle devait rentrer à Limoges. Mais ils convinrent d'un autre rendez-vous, dans les locaux de la DRAC. Maxence voulait tenter de dissuader Constantin de remettre son parchemin à sa place originelle pour le confier, lui aussi, à l'institution qui pourrait ainsi poursuivre plus aisément les recherches sur le message codé. Elle ne lui cacha pas qu'en cas de succès, de découverte de quoi que ce soit, il ne serait au mieux que co-inventeur.

C'est alors que Constantin, appliquant la maxime de Danton devant l'Assemblée le 2 septembre 1792, "De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace !" proposa à Maxence un marché : il accèderait volontiers à sa demande si elle voulait bien l'associer à la suite des investigations. Ce n'était plus tant le trésor putatif des Templiers qui l'intéressait que la compagnie de l'archéologue !

Chacun y trouvant son intérêt, ils topèrent là.

Maxence n'était pas de ces filles qui laissent les hommes les choisir ; d'autant plus après son expérience passée, mais cette fois, tout en voyant clair dans le jeu de Constantin, elle se disait que, somme toute, ce libraire-brocanteur semblait plutôt drôle et attendrissant. Ses chaussettes dépareillées l'amusaient beaucoup. Aujourd'hui, celle du pied gauche arborait les couleurs du drapeau américain et l'autre flamboyait d'un rouge coquelicot. Rafraîchissant, non ?

Les analyses de laboratoire confirmèrent la contemporanéité des deux parties du parchemin, que l'encre datait du XIVe siècle, qu'il s'agissait d'un vélin de qualité supérieure, de dimensions 32 x 46 cm, assez courantes à l'époque. L'écriture utilisée, la gothique rotunda, encore appelée "lettre de somme", venait d'être inventée. Point final.

Maxence se persuadait peu à peu que ce document avait servi de pense-bête, de carnet de notes regroupant des informations disparates : une matrice cadastrale recyclée en plan sommaire de la commanderie, une complainte qu'on avait voulu garder par écrit... Mais pourquoi le codage ? La fausse piste était la réponse la plus sensée. Ce qui la surprenait le plus, c'était ce plan, sans aucune légende. C'était illogique.

Retirant le parchemin de la table lumineuse sur laquelle il était posé, elle farfouilla dans un tiroir jusqu'à trouver une bougie qu'elle alluma avant d'approcher avec précaution le vélin de la flamme.

Bientôt, à la chaleur de celle-ci, on vit apparaître au bas du plan une série de chiffres séparés par des points. Comme si la légende avait été rédigée à l'encre sympathique ! Maxence croyait que celle-ci avait été inventée vers 1700 par une alchimiste allemande, mais elle savait aussi que l'une des plus simples d'entre elles était le jus de citron, que les Croisés ne pouvaient manquer de connaître.

X

La bougie avait révélé la série de chiffres et nombres suivante : 6.9.10.5.23.2.4.21.17.1.8.7. Tout comme Constantin, Maxence pensait que la phrase latine avait de l'importance dans le déchiffrement du message éventuel. Et à présent, il devenait possible d'établir une correspondance entre les lettres des mots latins et les nombres inscrits sur le plan. Elle s'y attela, partant de l'hypothèse que chaque nombre désignait une lettre de la phrase d'exergue ; le problème consistait à savoir où couper les mots formés : les deux premières donnaient une préposition : "in" ; la 10e était le F de "fide" ; la 23e le G de "legerit". Avec la 5e et la 2e, cela formait le mot "fuga". La 4e était un C, la 21e le L de "legerit". Avec la 17e qui était un A, la 1e un V, la 8e un I et la 7e un S, cela donnait le mot "clavis". "in fuga clavis" : la clef [est] dans la fuite, traduisit d'abord imprudemment Maxence, avant que Constantin ne lui fasse remarquer que in + ablatif s'employait pour un complément sans mouvement, dans le cas contraire, c'était l'accusatif qu'il fallait utiliser. Mais dans ce cas "fuga" ne pouvait avoir son sens premier ! Ils appelèrent alors le Gaffiot à la rescousse : rien,  à part la fuite, au propre et au figuré ! L'internet, alors. Et là, surprise : le mot latin fuga avait aussi donné en français ancien le mot "fuie" : petit abri en forme de tour destiné à nourrir et loger les pigeons. "La clef se trouve dans le pigeonnier !" Cette fois, le message s'adaptait parfaitement au contexte. Mais quelle clef, celle d'un coffre, d'une salle, ou la clef de l'énigme ?

Munie de ces éléments, Maxence pouvait demander l'ouverture d'une campagne de fouilles dans le pigeonnier de la Commanderie, mais la paperasse prendrait du temps : vérification sur le cadastre du propriétaire actuel du sol et du bâtiment, notification de la demande de fouilles, établissement d'un calendrier, consultation d'entreprises spécialisées, devis, autorisation de crédits... ; bref, c'était l'affaire de plusieurs mois avant le début des travaux éventuels.

— Je ne peux pas attendre tout ce temps-là, décréta Constantin !

— Moi... non plus, confessa Maxence, encore à demi-retenue par son éthique de fonctionnaire.

En fin de compte, ils décidèrent d'aller "jeter un coup d'œil" sur place. Constantin lui fit les honneurs de son carrosse anglais. Durant le trajet, ils devisèrent de tout et de rien, de jazz, de cuisine, de vacances, par phrases courtes, coupées de silences éloquents, car le bruit de la Triumph ne facilitait pas les longues conversations. Mais un œil extérieur n'aurait pas manqué de remarquer que ces deux-là semblaient se plaire ensemble !

On accédait librement au colombier par l'arrière. Construit en 1133, c'était un bâtiment octogonal dont chaque face dépassait les deux mètres de large, en pierres d'appareil des carrières toutes proches de Chancelade, coiffé d'une coupole circulaire maçonnée également et fermé par une porte cloutée, avec un arc en plein cintre. La végétation empêchait de voir avec netteté les lauzes de la toiture en encorbellement. La porte avait été remplacée au XVIIIe siècle, estima Maxence, après les vicissitudes révolutionnaires sans doute. Elle résista à la poussée. Fermée par une serrure à garniture, mais crochetable avec n'importe quel passe-partout, estima Constantin. Dans le coffre de son véhicule, il disposait toujours d'une petite trousse à outils et, avec une tige métallique plate, il ne lui fallut pas cinq minutes pour confectionner l'outil nécessaire, sous les regards apeurés de Maxence qui lui répétait sans cesse : "On va pouvoir refermer au moins ? C'est de la violation de domicile, ça ! Vous allez nous mettre dans de beaux draps."

La porte tourna bientôt sur ses gonds en grinçant, découvrant trois étages de boulins, ménagés dans l'épaisseur du mur et séparés par une ligne de pierres en légère saillie. Une estimation rapide fit dire à Maxence qu'il devait y en avoir entre sept cents et mille ! À un mètre cinquante du sol environ, une autre ligne de pierres plates en saillie plus large, la "randière", courait tout autour de l'édifice, pour éviter que les nuisibles n'escaladent à la recherche des œufs ou des petits. Par contre les échelles tournantes avaient disparu et l'orifice d'envol au centre de la coupole était obstrué par la végétation. Au sol, des couches d'excréments solidifiés, sauf au milieu, où une sorte de petit bassin recueillait les eaux de pluie qui devaient abreuver les animaux.

Ils n'étaient pas beaucoup plus avancés. La clef qu'ils cherchaient - si clef il y avait - pouvait se trouver dans n'importe quel nid ! Impossible sans matériel de poursuivre l'exploration. Par acquit de conscience et pour n'être pas entrés pour rien, ils passèrent néanmoins la main dans toutes les niches de la première rangée de boulins, la seule à se trouver à leur portée. Mais ils ne rapportèrent que du guano séché, des restes de plume et des toiles d'araignées !

Maxence, avertie des subterfuges utilisés au Moyen Âge, n'était pas loin de penser que tout ceci avait été destiné à retarder des pillards éventuels. S'il y avait eu un trésor entreposé dans la salle voûtée, le coffret au plan, qui à l'origine devait se trouver dans le logement du Précepteur de la Commanderie, n'avait peut-être comme objectif que de distraire les assaillants, de les diriger vers le colombier et ses centaines de cachettes. Et pendant qu'ils s'escrimaient à déchiffrer le message à triple détente, les "richesses" pouvaient être évacuées discrètement par les souterrains et chargées sur des chariots en attente.

— Alors, vous croyez qu'il n'y a plus rien à trouver ici...

— Rien de plus que ce que nous avons déjà, j'en suis presque persuadée.

— Mais pourquoi a-t-on emmuré le coffret dans la salle voûtée à une date postérieure à sa construction ?

— Pour préserver un des mythes templiers, sans doute, à une époque de destructions, sans doute la Révolution. Et quand bien même nous trouverions une clef, à quoi nous servirait-elle ? Nous ne disposons ni de coffre à ouvrir, ni de cachette où pénétrer. Je crois qu'il est temps de partir d'ici.

Constantin, du regard embrassa les rangées de boulins, dans la pénombre du colombier. Maxence sentit qu'il restait en lui de la curiosité insatisfaite et lâcha sa dernière carte pour obtenir son départ.

— Si je réussis à obtenir un permis de fouilles, je vous promets de revenir, mais avec les éléments dont nous disposons, je n'y crois pas trop.

— OK, allons-nous-en !

Épilogue

À l'aide de son passe-partout d'occasion, Constantin réussit à tirer la porte du pigeonnier pour clencher avant de la refermer à clef, posant ainsi un voile sur son intrusion.

À peine assis dans la décapotable, Maxence à ses côtés, il se tourna vers elle :

— Maxence, j'aimerais beaucoup vous montrer "l'homme debout" dans lequel j'ai découvert le parchemin. Sans me vanter, c'est une très belle pièce, fin XVIIe. Accepteriez-vous une invitation de dernière minute ?

On était vendredi soir. Un week-end de trois jours s'annonçait, car le lundi suivant était férié et chômé.

Cette ficelle pas bien fine et ces gros sabots suffiraient-ils à retenir Maxence de formuler le « oui » qui lui brûlait les lèvres ? Elle ressentait plus qu'une envie, un besoin de rester encore en compagnie de Constantin. Tout cela était-il bien raisonnable ? Si vite, si fort ? D'un autre côté, cette semaine, Eulalie, sa fille, la passait chez son père...

Elle choisit de s'accorder encore un petit délai de réflexion :

— Allez, roulez, petit bolide ; de toute manière, il faut que je passe chez moi, je vous donnerai ma réponse en arrivant, d'accord ?

Constantin sourit à la formule, prit cette réponse dilatoire pour un oui à venir et embraya dans un crissement de pneus qui souleva une volée de graviers. Allons, décidément, cette semaine sa vie avait repris des couleurs. Au bout du bout, un trésor se cachait bien dans cet "homme debout" !

(1) Dominique Jongbloed in Chroniques des plus énigmatiques trésors :Chasses au trésor.com

(2) En 1923, l'éditeur Hachette confie au philologue et grammairien Félix Gaffiot la mission de créer un dictionnaire latin-français, rapidement surnommé Le Gaffiot. Après rédaction de milliers de fiches, l'ouvrage paraît enfin en 1934. Il se distingue par ses illustrations et par sa netteté typographique. Depuis, il est régulièrement réimprimé, en version complète ou abrégée, et une nouvelle édition complétée et modernisée est parue en 2001.

©Pierre-Alain GASSE, juin 2017.

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