Chronique parisienne de la vie ordinaire
Dix-huit heures cinq. C'est l'heure du TGV Atlantique qu'ils doivent emprunter.
Dix-sept heures et ils sont encore dans l'appartement de la rue Dautancourt, Paris 17e, devant le square Moncey, à deux cents mètres de la bouche de métro de la Fourche.
La gare Montparnasse n'est qu'à six stations de là, mais à cette heure, sur la ligne 13 du métropolitain, il faut se méfier, même si c'est plutôt dans l'autre direction, vers Levallois, que le trafic s'intensifie.
Le grand-père a le sac de son petit-fils sur le dos et traîne sa valise, sacoche-photo à l'épaule. Son épouse porte le reste de leurs bagages : un vanity et un sac en papier kraft avec de la lecture, de l'eau et un peu de nourriture.
L'ascenseur ne peut prendre tout le monde. Il y monte avec le petit et les bagages.
Bientôt, ils sont sur le trottoir. Le temps est lourd. L'averse menace. Leur caravane remonte à bonne allure l'avenue de Saint-Ouen. Mais, soudain, il entend des bruits de voix derrière lui. Son petit-fils, qui n'aime pas trop marcher et voit son frère dans le porte-bébé, veut monter sur les épaules de son père. Lui, évite de se retourner.
Le temps manque pour parlementer. Aussi le fils a-t-il rapidement gain de cause. Dix-huit kilos viennent s'ajouter sur les épaules du papa au poids du dernier-né, sanglé sur sa poitrine.
À la Fourche, avant même de descendre sur le quai de la station, deux mots à demi-entendus interpellent le grand-père : "trafic interrompu".
Son petit-fils, après avoir exigé que son père l'accompagne jusqu'au métro, refuse à présent de le quitter ici et celui-ci, bonne pâte, se résout à les accompagner jusqu'au train, le petit dernier de neuf mois toujours sur le ventre.
Le grand-père n'a plus qu'un ticket de métro pour deux ; un passage par le distributeur s'impose ; par chance, il fonctionne et il n'y a personne.
Ils passent le portillon et se précipitent dans la première voiture qui se présente à eux. Quelques secondes d'attente. Les portes restent ouvertes. Un sombre pressentiment les envahit.
Trois minutes encore, puis une voix se fait entendre : "Par suite d'un accident de personne, le trafic est interrompu en amont de la station Liège jusqu'à nouvel ordre. Reportez-vous sur des moyens de transports alternatifs".
Les voitures se vident et chacun de se précipiter vers un bus, un taxi, ou de se rabattre sur la marche à pied.
Après une brève concertation, ils décident de marcher jusqu'à la Place Clichy où se trouve la station de taxis la plus proche.
La foule est assez dense à cette heure ; il faut louvoyer au mieux sur des trottoirs encombrés de jeunes insouciants, d'adultes pressés, de vieux précautionneux, de mères chargées d'enfants et de paquets, sans compter les livreurs et les engins de travaux qui obstruent ça et là le passage. Un vrai parcours du combattant pour le petit groupe, déjà étiré en file indienne. La haute silhouette du père, coiffé de son aîné, ouvre la marche ; lui, ferme le convoi en espérant ne pas perdre ce repère de vue.
Place Clichy. Dix-sept heures trente ! Le trafic ici aussi est bloqué. Les taxis attendent que leur voie se libère et eux ne sont pas les premiers de la file d'attente. Difficile d'espérer en avoir un et qu'il arrive à temps.
On dirait que les chances d'attraper leur train s'éloignent déjà.
Ils renoncent au taxi pour tenter l'impossible : remonter par la ligne deux jusqu'à Barbès, soit quatre stations, puis redescendre par la quatre jusqu'à Montparnasse, soit... quinze stations. Dix-neuf stations en tente-cinq minutes, plus les couloirs et les quais, c'est quasiment perdu d'avance, non ?
De plus, une foule a eu la même idée qu'eux et jamais wagon de métro n'a été plus proche de la boîte de sardines que celui où ils sont, encombrés de leurs bagages, avec leur petit-fils. Seul, son frère, dans les bras du papa semble aux anges, comme si la chaleur ne l'incommodait pas. Les autres, suent déjà à grosses gouttes, serrés, pressés, écrasés de partout, cherchant une goulée d'air frais auprès d'une fenêtre ouverte. À chaque station, il monte plus de voyageurs qu'il n'en descend et la pression monte d'un cran.
Barbès enfin ! Les portes s'ouvrent et les voilà projetés sur le quai avec armes et bagages. C'est une station aérienne et il faut redescendre deux étages pour prendre la ligne 4.
Par bonheur, ici l'affluence est moindre. Et ils trouvent même deux sièges. Vingt-cinq minutes de répit avant le rush final. À peine le temps de reprendre souffle et perdre un degré ou deux. Son petit-fils entreprend de montrer ses petites voitures aux voyageurs proches, mais ne reçoit que des approbations tièdes et des regards vite détournés.
Il consulte sa montre avec inquiétude. Pense qu'ils arriveront à Montparnasse un peu avant l'heure de départ du train, mais que celui-ci risque bien de leur filer sous le nez.
À moins cinq, les portes s'ouvrent à Montparnasse-Bienvenüe et ils se ruent dehors pour une course effrénée contre la montre : fendant la foule de leur mieux, tendus vers le but à atteindre : les escalators de la gare. Pourvu qu'ils fonctionnent !
Mais auparavant, il faut remonter le tapis roulant : ils doublent tout le monde par la gauche, en enchaînant des "pardon" compulsifs, modulés sur tous les tons.
À dix-huit heures deux, ils débouchent dans le hall de départ : il lit : Brest - Quai 9. Pas le temps de valider les billets ni de chercher leur voiture.
Il presse le papa de faire monter son fils dans la première voiture atteinte. C'est la 9. Ils rejoindront leur wagon après. C'est en 19 qu'ils doivent aller.
Le signal du départ résonne. "Écartez-vous du quai".
Les adieux s'en trouvent réduits à leur plus simple expression. Un simple signe de la main. Il n'y a pas de place pour les pleurs. C'est toujours ça de gagné. Portes fermées, la silhouette paternelle s'éloigne sans que son fils puisse la voir.
Il envoie épouse et petit-fils rejoindre leur wagon, ignorant encore qu'il y a deux trains accolés l'un à l'autre, sans possibilité de passage entre les deux ; après Saint-Brieuc, l'un bifurquera vers Quimper tandis que l'autre filera vers Brest.
Les deux voyageurs se retrouvent bloqués en queue du premier train, mais la chance leur sourit : c'est le salon de première classe, et à part un jeune et son sac à dos, il est vide. Bientôt, les voilà dûment autorisés par le contrôleur à occuper jusqu'à destination ces confortables fauteuils club.
Il les rejoindra, dix minutes plus tard, le temps de traverser tout le train, sac sur le dos et poussant devant lui, dans l'étroite allée, sa valise à roulettes.
Il est littéralement en nage, écarlate et assoiffé. Inutile de prendre son pouls, il sait aux "boum, boum, boum" qui résonnent dans sa cage thoracique que la machine est proche de l'emballement. Ce genre de sport n'est plus de son âge. Et dire que les Parisiens sont confrontés à ça tous les jours ou presque ! Vive la province !
Mais ils ont gagné cette course contre la montre et reprennent souffle peu à peu.
Son petit-fils, quatre ans bientôt, fait rouler ses petites voitures sur l'appui des sièges du salon de première classe : pour lui, le moment présent a déjà englouti l'heure passée. La perspective d'une semaine de vacances au bord de la mer le fait à peine réagir. C'est quoi une semaine ? Six dodos. Il opine du chef, mais ne livre pas si pour lui c'est long ou court.
Le TGV 8064 les emmène vers la Bretagne, au son régulier des boggies, sans autre anicroche, ce qui n'est pas si fréquent sur cette ligne.
À leur arrivée, une voiture amie les attend.
©Pierre-Alain GASSE, mars 2010.
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