Jeudi 11 septembre - 18 h
Mauvaise date.
Treize ans après, il se retrouve aux urgences. Mauvais chiffre.
Dans le box voisin, on secoue une TS :
— Réveillez-vous, Madame, vous avez pris quoi ? Une bouteille de whisky ? Et quoi d'autre ? Des médicaments ? Quoi, comme médicaments ?
Plus loin, une agitée n'arrête pas de réclamer qu'on lui enlève sa perfusion, réclame à boire, veut uriner. Du hall parviennent des bruits d'altercation.
Vingt et une heures.
L'interne de garde vient de l'examiner. Sympathique et professionnel. On va l'hospitaliser, mais on ne sait pas encore dans quel service ; il n'y a pas de lit de libre pour l'instant. Son mal étant identifié, il va, contrairement à la plupart, avoir droit à un plateau repas. Succinct. Une ration de hachis Parmentier et un yaourt. Mais rien à boire., Il réclame. On lui dit oui, mais pas quand.
Allongé sous un drap, sa chemise d'hôpital sur le dos, il revit des moments pénibles.
C'était le week-end du premier mai 2001. Une ambulance venait d'amener sa mère à l'hôpital pour une pyélonéphrite supposée et il l'accompagnait. Elle était à sa place d'aujourd'hui et lui assis sur un tabouret à ses côtés. Pourtant dure au mal, elle se plaignait beaucoup déjà et il ne pouvait rien faire pour la soulager. Week-end férié. Personnel réduit. Aux urgences comme ailleurs.
Trois semaines plus tard, elle était morte. Cancer généralisé. À soixante-dix neuf ans.
En dépit de tous les efforts de la raison, ce parallèle donne forcément à réfléchir. En long, en large et en travers, car ce n'est que deux heures plus tard qu'on lui annonce son transfert en néphrologie. Il vient d'avoir droit à un verre d'eau.
Entre-temps, une infirmière et un jeune homme barbu sont entrés. Un élève-infirmier d'il ne sait quelle année auquel incombe de poser la perfusion. Il tâte et retâte l'avant-bras gauche de son patient. Les gestes sont minutieux, un peu fébriles. Mais il s'acquitte fort correctement de sa tâche.
Cinq heures d'attente. Il paraît que c'est mieux que la moyenne. On le lui confirmera dans le service. Il faudrait peut-être qu'il reconnaisse avoir eu de la chance ? Et quoi encore ?
La nuit est tombée. Les infirmières l'accommodent rapidement.
Bonne nuit. Tu parles ! Il est si fatigué qu'il s'endort néanmoins assez vite malgré l'inconfort de la perfusion qui l'empêche de se tourner comme il le souhaiterait dans son lit.
Vendredi 12
A six heures, les infirmières de nuit se préparent à la relève. Bientôt, c'est le rituel, la trilogie température, tension artérielle, prise de sang. Les deux premières ne sont pas très bonnes, la dernière ne le sera sans doute pas non plus. Tiens, il entend le cliquetis fatigué d'un chariot : le petit déjeuner approche, semble-t-il. La chambre 174 est la quatrième du couloir, il sera servi assez rapidement.
C'est le premier jour, alors, on remplit sa fiche de desiderata :
— Que prendrez-vous pour le petit déjeuner ?
Il connaît la carte par cœur, son choix est vite opéré : jus d'orange, yaourt nature, thé avec un nuage de lait, pain, beurre. Le seul avantage ici, c'est que le pain est frais. C'est du "deux livres", comme on disait dans le temps. Deux morceaux, s'il vous plaît.
Il ne reconnaît aucun des médicaments de son traitement habituel. C'est quoi, ce bazar ? L'infirmier lui apprend que l'hôpital ne distribue pas les mêmes spécialités qu'en ville. Moins de génériques et davantage de princeps, apparemment. On lui explique les correspondances. Finalement, tout est là, mais il suppose que ça coûte un peu plus cher à la Sécurité Sociale. Le lobbying des laboratoires pharmaceutiques est très bien fait !
Service rapide.
Le jour s'est levé sur son nouveau domaine. Une chambre d'un rose délavé, écaillé par endroits. Les dalles de linoléum du sol sont crasseuses le long des plinthes et dans les coins. Seul le matériel médical est récent : lit électrique, matelas anti-escarres, fauteuil roulant, table repas inclinable. Ah si, ne pas oublier : télévision à écran plat fixée au mur. Il ne peut s'abonner pour l'instant ; pas très envie de prendre couloirs et ascenseurs avec la perche de perfusion. Ses proches le feront dans la journée, suppose-t-il.
Autre réforme, datant d'une dizaine d'années au moins : deux fenêtres à double vitrage avec store à lamelles incorporé. Tout ce que vous pouvez faire, c'est orienter les lamelles. Impossible de relever le store, impossible d'ouvrir la fenêtre non plus : elle est sécurisée par un entrebâilleur anti-suicide. Claustrophobes, s'abstenir.
Et pour couronner le tout, son horizon est bouché par une énorme passerelle vitrée qui relie en biais le bâtiment où il se trouve à celui d'en face, qu'il identifie comme devant être celui des urgences. Seule une bande de ciel bleu et des nuages blancs lui rappellent que dehors il fait beau. La vitre extérieure est couverte d'embruns crasseux. Depuis combien de semaines, mois, (années ?) n'a-t-elle pas vu passer une nacelle de nettoyage ? L'hôpital pare au plus pressé.
Onze heures. Il entend des voix nouvelles dans le couloir. Surprise : un médecin et une interne entrent, vêtus d'une sur-blouse jetable : serait-il donc contagieux et à l'isolement ? Eh oui, jusqu'à ce qu'on ait formellement identifié le germe responsable de son infection. Visites autorisées ? Oui, quand même.
Il expose à nouveau ce qu'il a dit à l'urgentiste hier soir, puis le médecin prend la parole. Sa CRP est élevée, révélant une inflammation aiguë, dit celui-ci en des termes moins techniques, pour qu'il comprenne. Un peu rogue, il lui explique le traitement d'attaque mis en place. Il n'a plus qu'à prendre son mal en patience. On en saura davantage demain quand les résultats des analyses de ce matin seront tombés.
Le week-end s'annonce. Autrement dit, il est là jusqu'à lundi minimum. Il transmet l'information à sa famille, qui s'y attendait plus ou moins. Maintenant, il faut meubler ce temps. Lecture, télé, repas. Le dernier opus de Camilla Lackberg, Le regard des anges, n'est pas vraiment fait pour remonter le moral. Il aurait dû choisir autre chose. Mais l'ouvrage était déjà entamé. Tant pis.
Innovation technologique : munie d'un terminal numérique, une personne dont il ignore le statut, passe enregistrer ses souhaits (limités) pour les repas des quarante-huit heures à venir. Il l'entend répéter les mêmes phrases dans chacune des chambres qui l'entourent.
— Vous avez la voix qui porte, dites-donc.
— C'est vrai, convient-elle.
Il pense que tout le personnel, ayant affaire avec une population souvent âgée, est formé à hausser la voix pour être entendu.
— Je viens vous proposer les menus pour aujourd'hui et demain.
Ne vous en faites pas. Je suis parfaitement omnivore, dit-il. Et pas encore dur d'oreille, pense-t-il.
Juste une interversion, un choix de garnitures différentes. Toute la nourriture est sans sucre, bien entendu. Il a droit au sel, heureusement ; de toute façon, il ne doit pas y en avoir beaucoup. Potage en sus, midi et soir. Pourquoi pas ? C'est pratique pour avaler les cachets.
La variété est présente et la nourriture serait acceptable, sans cet emballage sous cellophane et ces ersatz de sauces qui nappent les viandes, trop souvent bouillies. A trop lésiner sur le goût, l'appétence faiblit.
Repas. Sieste. Visites.
Ça y est ! Il reçoit la télévision. Depuis longtemps déjà, les abonnements sont gérés par une société privée. 2,95 € par jour. Pas de concurrence. 1316 lits sur deux sites. Ça fait entre un million et un million et demi de chiffre d'affaires annuel, selon le taux de remplissage ! Bonne pioche !
Repas. Télé. Il entreprend de regarder sur Arte un téléfilm intitulé La clinique du docteur Blanche qui restitue les débats sur la psychiatrie aux XIXe. Il n'ira pas jusqu'au bout. Dodo.
Telle est la vie de l'hospitalisé. De temps à autre, une infirmière ou un infirmier viennent contrôler la perfusion et s'inquiéter de son état.
Tempus fugit, mais si lentement !
Samedi 13
Barbouillé de crème à raser, il attaque sa toilette, après le petit déjeuner, lorsqu'on frappe à sa porte. Il n'est pas encore neuf heures et son médecin traitant vient prendre de ses nouvelles. Il ne s'y attendait pas. C'est une heureuse surprise. Il le met au courant des derniers développements. Cela conforte le généraliste dans l'idée qu'il a bien fait de prescrire son hospitalisation. Il lui demande quel praticien il a vu, sans ajouter le moindre commentaire. Lui, le remercie d'avoir distrait en sa faveur une heure de son précieux temps. Quelques minutes encore et le voilà reparti vers sa patientèle. La journée commence plutôt bien.
Autre surprise, deux heures plus tard : nouveau médecin. Il ne se présente pas et impossible de lire son nom sur la blouse blanche à cause de la sur-blouse jetable. La cinquantaine, barbu et plutôt sympathique. Le chef de service ? Il lui explique que l'on va lui ôter la perfusion (en réalité, c'est déjà fait, car il a demandé à prendre une douche) et commencer un traitement associant amoxicilline et acide clavulanique en relais de la voie injectable. Début, ce midi. Doses élevées, en suspension buvable, heureusement (il a toujours eu, depuis l'enfance, des difficultés avec les cachets).
C'est le week-end. Des chambres se vident. Sorties de quarante-huit heures ou retour à domicile définitif ? Il l'ignore. Belle journée à nouveau à l'extérieur.
Il reprend l'enquête du couple Falk, Erica et Patrick, et s'évade dans une Suède ensoleillée elle aussi.
Puis, la première partie d'un téléfilm policier l'emmène dans une Corse débarrassée de ses mythologies habituelles.
Nouveaux infirmiers de nuit pour le week-end. Une femme et un homme. C'est l'homme qui le prend en charge. Il lui laisse une drôle d'impression, semble stressé.
Dans la nuit, il doit sonner pour réclamer un cachet anti-douleur. C'est sa collègue qui intervient cette fois. On dirait que le nouvel antibiotique ne fait pas son office. Sur le matin, le sommeil finit néanmoins par le gagner. Hélas, dans deux heures, tout le monde sur le pont !
Dimanche 14
À son grand étonnement, pas d'antibiotique ce matin, avec le petit déjeuner. Peut-être est-ce à prendre midi et soir ? Cependant, cela l'inquiète, il faut qu'il questionne le personnel soignant, quand il va passer. Par contre, on s'obstine à lui donner un antihistaminique qu'il ne prend qu'aux pics de pollens. Déjà signalé vendredi. Rien n'y fait. Sur les conseils de l'infirmier de jour, il met la cachet discrètement de côté.
Renseignements pris, c'est l'infirmier de nuit qui assure seul la préparation des médicaments pendant le week-end, qui a "oublié" le composant essentiel de son traitement. Malchance, quand tu nous tiens... !
Pour tenter de rattraper ce loupé, on va lui faire prendre une dose supplémentaire dans l'après-midi. D'accord.
C'est l'heure de la visite médicale. Décidément, tous les médecins du service vont-ils défiler dans sa chambre ? Celui d'aujourd'hui, toujours accompagné de sa jolie interne, est un noir élégant qui réalise une auscultation très professionnelle. Pas la moindre excuse pour l'erreur de la nuit. Mais confirme la prescription d'une échographie abdominale. Dans quel but, il l'ignore.
La journée s'écoule un peu différemment des précédentes. Après le déjeuner, conversation FaceTime avec une de ses filles du bout du monde. Miracle de la technique. Les patients n'ont pas d'accès wifi, mais la 3 G suffit pour amener Singapour dans sa chambre ! Il s'est habillé et a mis sa plus jolie chemisette. Malgré tout, ses petits-enfants semblent impressionnés de le voir ainsi sur un lit d'hôpital.
Après les visites, il reprend sa lecture : en Suède, les agissements terroristes de l'extrême droite viennent se greffer sur la saga d'une famille maudite. Michel Drucker, indétronable, est là pour assurer les intermèdes.
Le soleil se couche sur son étroit domaine.
Ce soir, deuxième partie du téléfilm corse.
Deux heures. Il ne parvient pas à trouver le sommeil. Tendu depuis la fin d'après-midi, il sent monter en lui des bouffées d'angoisse qui l'oppressent. Il le signale à l'infirmière qui lui propose un sédatif, mais il décline son offre. Quelques exercices mentaux de tai-chi et il devrait pouvoir s'en sortir seul.
Effectivement, une heure plus tard, il s'endort apaisé.
Lundi 15
La routine d'une nouvelle semaine. Du couloir, des bribes de conversation typiques du lundi matin lui parviennent :
— Alors, t'as fait quoi ce week-end ?
— Plage. T'as vu le temps qu'il a fait ? Les gosses se sont éclatés. Nous, on a flemmardé. Ça fait du bien. Et toi ?
— Pareil, mais à la maison. Apéro, barbecue, bain de soleil, pétanque, cool quoi.
Ses constantes s'améliorent. Température : proche de la normale. Pression artérielle en baisse. Le reste suit. Va-t-il pouvoir sortir aujourd'hui ? Les médecins le détrompent rapidement.
— Votre CRP a sensiblement baissé, mais on préfère vous garder encore un peu. Comment supportez-vous le traitement ?
— Ce matin, diarrhée hélas...
L'équipe médicale fait la moue.
— Comment s'est passée la nuit ?
— Petite crise d'angoisse, mais ç'a été.
— Vous savez pourquoi ? À quoi attribuez-vous cela ?
— Je dirais pour une part à la situation, anxiogène par elle-même, pour une autre au cocktail médicamenteux et pour la dernière à cette chambre sans vue.
Leurs regards se tournent vers les fenêtres. L'interne esquisse un demi-sourire. Le médecin reste coi.
Il n'en saura pas plus.
L'infirmier lui apprend une heure plus tard que son traitement a été modifié et va associer trois familles d'antibiotiques : sulfamides, diaminopyrimidines et quinolones. Enfin, ces précisions, il les découvre grâce à son smartphone. Deux grammes/jour pendant 21 jours. Va-t-il supporter cela ?
Jeux télévisés. L'opium du peuple. Tout est bon pour meubler la vacuité de cette existence végétative.
On repasse lui demander ses préférences pour les menus des quarante-huit heures à venir. Il répond oui à tout. Il n'en a cure. Il espère être parti avant.
Un soleil radieux éclaire son minuscule coin de ciel bleu. Il faut qu'il sorte. Il étouffe ici. Lorsque ses proches arrivent, il décide d'entreprendre le tour de l'hôpital, à l'extérieur de l'enceinte. Ça doit faire dans les trois kilomètres. Voyons s'il en a la force. Théoriquement, il faut un bon de sortie, mais il ne demande rien à personne et les voilà partis. Ce n'est pas un circuit très excitant : il passe successivement devant une société d'assurances, une autre d'ambulances, le funérarium, son crématorium et enfin la morgue de l'hôpital ! Mais aussi devant une école maternelle et un collège. La vie, quoi !
Ils bouclent le circuit en quarante-cinq minutes. Ce n'est pas si mal. Il a pris un bon bol d'air. Ça fait drôlement du bien.
Un café plus tard, il retrouve son lit et ses lectures, les visites intermittentes du personnel, la nourriture insipide.
Ce soir, Richard Castle, Kate Beckett, puis Karine Lemarchand et ses protégés lui tiendront compagnie.
Mardi 16
Aujourd'hui, c'est le médecin barbu dont il ignore toujours le nom, qui passe le voir, toujours en compagnie de la même interne.
Sur sa table, repoussée contre le mur entre les deux fenêtres, son ultra-portable affiche le début de cette chronique. L'interne lorgne dessus, mais ne dit mot.
Les résultats de la dernière prise de sang sont encourageants. Le traitement fait effet. Sa sortie est envisagée, pour demain ou après-demain.
Il prend l'initiative :
— Ce sera demain de toute façon, docteur, mais si nous sommes d'accord, ce n'en est que mieux.
Le médecin hésite un instant avant de répondre :
— Bon, vendu comme ça.
Dans l'après-midi, une jeune femme vient passer la serpillière dans la chambre, nettoyer la salle de bains et vider la poubelle. Le tout en trois minutes chrono. C'est la première fois depuis son arrivée. Il se murmure que ce service a été externalisé.
Une autre vient refaire son lit. On change ses draps. Il signale qu'hier sa chambre a été oubliée.
— Ah bon ?
Le reste de la journée se passe... L'enquête du couple Falk approche de sa résolution. Peut-être apprendra-t-il le dénouement avant de sortir d'ici ?
Ce soir, émission médicale sur les pouvoirs extraordinaires du cerveau, avec Michel Cymes, le célèbre médecin cathodique, et Adriana Karembeu. Instructif et divertissant.
Le moral est meilleur, la nuit aussi. Demain, la quille !
Mercredi 17
Il espérait une sortie en fin de matinée, mais les derniers résultats d'analyse ne sont pas encore parvenus dans le service. Ce sera après le déjeuner.
L'interne lui délivre son ordonnance : enfin un médecin qui a une belle écriture lisible ! Il n'y a que les femmes pour ça.
Son dernier repas avalé, il s'inquiète de savoir s'il doit présenter un document aux bureau des sorties.
Non. L'informatique a supprimé cette formalité.
Il n'est déjà plus qu'un souvenir ici, un dossier archivé.
Sa valise bouclée, il descend dans le hall attendre la voiture qui viendra le chercher.
Fin de l'épisode hospitalier. C'est déjà ça, en attendant la fin de la maladie et le rétablissement.
La semaine dernière, le directeur de la structure se répandait dans la presse régionale, en se félicitant du classement national obtenu par son établissement.
En ce qui le concerne, au terme de ce séjour, son appréciation sur ce service est plus nuancée : "peut et doit mieux faire". Il va renvoyer le questionnaire de sortie.
©Pierre-Alain GASSE, octobre 2014.
Vous êtes le ième lecteur de cette nouvelle depuis le 01/10/2014. Merci.Laisser un commentaire à l'auteur | Télécharger en PDF |