Les Cavaliers de la Pleine Lune

Une enquête de Bénédicte Plassard

cavaliers

I

En cette fin de printemps, on ne chômait pas à l’Hôtel de Police de S. Dehors, des voitures qui auraient pu être les nôtres brûlaient encore dans les caves des cités, de petits caïds jouaient à la tournante avec les adolescentes rebelles à leurs désirs et, sur les parvis des tours, on ne vendait pas que de l’épicerie ou des gris-gris africains! Sur les bureaux, les circulaires pleuvaient comme à Gravelotte et se résumaient toutes à un ordre de plus en plus lancinant: «Des résultats!» Le mois précédent, Madame la Préfète s’était vu convoquer au Ministère en compagnie de ses quatre collègues les moins méritants, pour ce qui en langage clair s’appelait «un savon», même si la communication officielle avait travesti cela de noms plus mélodieux. Le commissaire principal jurait des bon dieu à plein gosier dans le secret de son bureau et faisait redescendre la mauvaise humeur du ministre jusqu’au gardien de la paix de base qui n’en pouvait mais et courbait l’échine en silence.

Bref, à la maison Poulaga, c’était pas la joie et y'avait plutôt intérêt à marcher droit! (traduction sotto voce du petit personnel).

Mais de tout cela, Bénédicte Plassard se fichait pas mal, vu qu’elle filait le parfait amour avec un rugbyman rencontré lors d’une troisième mi-temps qui s’était terminée au poste, quelques semaines auparavant. Comment, de la prise d’empreintes digitales pour coups et blessures ayant entraîné une incapacité de travail de plus de huit jours, en était-elle arrivée à des contacts aussi fréquents que profonds (!), ce n’est pas notre sujet pour l’instant, mais peut-être y reviendrons-nous si l’occasion s’en présente. Non, pour le moment, ce qui importe c’est que l’enquêtrice Bénédicte Plassard était bien la seule personne de bonne humeur au Commissariat de S. en cette veille du solstice d’été. Même son coéquipier, Simon Le Lagadec, surnommé Sim pour son physique étrange, et habituellement d’une nature placide, faisait une tête de sept pieds de long.

Il faut dire qu’il y avait un peu de quoi. Aucune des trois enquêtes que leur avait confié le commissaire principal Le Puil n’avançait ni d’un bout ni de l’autre: dans une histoire de racket au collège, tout le monde se défilait, personne ne voulait témoigner sous serment, par peur des représailles; le petit trafic de cannabis qu’ils avaient remonté avait tout juste débouché sur une saisie de cinquante grammes et la femme qui avait porté plainte contre son mari pour violences conjugales était soupçonnée de se faire de l’argent sur le dos de ses gosses!

Mais, sur son petit nuage, Bénédicte contemplait avec le recul d’un canon de 36 ces petits désagréments de la vie policière et laissait Simon bougonner à loisir tandis qu’elle se remémorait quelques épisodes de sa vie intime récente qui lui faisaient chaud au cœur et ailleurs et l’eussent amenée à récidiver au plus vite pour peu que la personne désirée fût dans les parages; mais, hélas, il n’en était rien et il lui faudrait attendre au moins jusqu’au soir pour combler ce manque affectif.

Elle soupira et s’apprêtait à retirer ses pieds de dessus son bureau et à reposer le bâton du sucre d’orge qu’elle venait d’achever avec gourmandise lorsque l’interphone grésilla:

—Plassard, Le Lagadec, dans mon bureau! – gueula une voix reconnaissable entre toutes, chargée d’une autorité naturelle démultipliée par des contingences adverses. C’était le commissaire principal et le ton signifiait: avis de tempête!

Comme un seul homme, Sim et Bénédicte jaillirent de leurs fauteuils et faillirent se cogner en franchissant la porte du bureau commissarial (ça ne se dit pas? Eh bien, ça devrait!). Simon fourra précipitamment dans la poche de sa veste le bout de bois de réglisse qu’il mâchouillait à longueur de jour pour tenter de se déshabituer de ses deux paquets quotidiens de gitanes maïs.

—Alors, ça en est où vos affaires?

—Eh bien, le racket, point mort; les tarpés, peau de balle et la violentée qui se fout de notre gueule, commissaire, on ne…

—L’inspecteur Plassard veut dire que nous rencontrons quelques difficultés, mais que nous avançons dans la bonne direction – s’empressa de corriger Simon, qui aurait eu le doigt sur la couture de son pantalon si celui-ci n’avait pas été un informe bénard de velours côtelé, au derrière presque aussi lisse que le crâne d’un chauve.

—Le Lagadec, je n’aime pas votre langue de bois, et vous Plassard, vous pourriez vous exprimer un peu mieux, nom de Dieu! mais au moins ça a le mérite d’être clair. Bon, de toute façon, vous mettez tout ça sous le coude, ça urge ailleurs.

—On s’en doutait, patron, lâcha Bénédicte.

Le commissaire lui fit un œil noir, cherchant l’ironie, mais Bénédicte, les mains négligemment fourrées dans les poches de son 501, affichait l’innocence du nouveau-né,

—Bon, alors voilà…

Au Manoir du Val Martel, en Ploudiel, tout dormait encore, quand le pas tranquille d’un cheval qu’on mène à la bride résonna sur les pavés de la cour intérieure, en provenance des écuries. Gaëtane de la Villemarqué, les cheveux dénoués, s’en allait vers la plage de Jospinet avec Socrate, un demi-sang anglo-arabe, cadeau de son père pour ses dix-huit ans. Résidant en ville, elle avait dû se résigner à mettre son cheval en pension au manoir mais deux ou trois fois par semaine, dès qu’elle avait un moment, elle venait le monter pour de grandes chevauchées solitaires sur la plage. Elle y retrouvait parfois l’un ou l’autre sulky des deux éleveurs entraîneurs de la commune, qui faisaient courir leurs champions dans la lisière des vagues, en soulevant des gerbes d’écume. L’un de ces drivers s’appelait Rémy Le Rigoleur et Gaëtane avec son profil grec, sa chevelure blonde, son regard lavande et ses formes généreuses, ne lui était pas indifférente. Mais Gaëtane ne voyait en ce poids plume qu’un lad devenu jockey qui avait d’abord eu de la chance en montant quelques bons chevaux dans des courses bien dotées. Jusqu’à ce qu’une chute dans un steeple ne le contraigne à se cantonner au trot attelé sur des hippodromes de second ordre.

Pourtant, la belle n’était pas farouche, mais encore fallait-il lui plaire! De temps à autre, un nouveau chevalier servant caracolait pendant quelques semaines ou quelques mois à ses côtés. C’était toujours un cavalier acceptable, mais il fallait surtout que ce soit un bon étalon car Gaëtane de la Villemarqué adorait qu’on la chevauche entre deux chevauchées. On l’avait souvent entendue et parfois surprise en train de s’envoyer en l’air sur la paille des boxes, faisant piaffer les étalons et hennir les juments. Et Rémy espérait bien que son heure viendrait. Mais il supportait de plus en plus mal ces aventures multiples qu’elle affichait avec complaisance. Ce matin-là, il avait enfin décidé de tenter sa chance.

Il était tôt encore et selon toute vraisemblance, ils seraient seuls à leur retour aux écuries. Peu de cavaliers venaient le matin. Et les boxes de Socrate et d’Ursus se faisaient face. Une fois les chevaux dessellés, il faudrait les bouchonner… Ce serait le moment. Il sourit à Gaëtane, qui l’avait croisé à bride abattue tout à l’heure et s’en revenait à présent au petit trot. Elle lui fit un signe de sa main libre, mais ne s’arrêta pas. Il ressentit comme une contraction au bas-ventre et cravacha Ursus qui força aussitôt l’allure. Cette fille le mettait dans tous ses états et il ne savait même pas pourquoi. C’était physique, dérangeant, et il en avait marre de se soulager en pensant à elle, alors qu’elle se faisait reluire par n’importe qui ou presque. Une rage sourde le tenailla soudain et il éperonna violemment sa monture qui bondit en avant à la poursuite de Socrate.

Rémy Le Rigoleur fut au box avant Gaëtane et calmait de la voix et du plat de la main Ursus dont les naseaux fumaient encore lorsque celle-ci descendit de cheval en l’admonestant:

—Tu n’es pas un peu cinglé d’éreinter ton cheval comme ça? Mets-lui sa couverture au moins. Il peut prendre froid autrement.

Elle avait joint le geste à la parole et s’était emparée du plaid d’Ursus qu’elle s’apprêtait à lui mettre sur le dos, tandis que Rémy détachait la sous-ventrière pour lui ôter la selle. Des frissons parcoururent les flancs et l’échine de l’animal sous son poil luisant. Socrate, abandonné pour quelques instants, s’en vint lui faire la conversation. Rémy alla poser la selle sur son support au mur du box et s’en revint du côté où se tenait Gaëtane. Une formidable érection menaçait la fermeture de son pantalon et lorsque Gaëtanese retourna pour lui faire face, il agrippa des deux mains les revers de son chemisier qui ne lui résistèrent pas longtemps. Sa proie et lui basculèrent dans les bottes de paille entamées dans le coin du box, tandis que d’un geste violent il essayait de dégrafer le pantalon de Gaëtane et d’en faire coulisser la fermeture Éclair.

La soudaineté de l’assaut venait de lui permettre d’y parvenir et il s’apprêtait à lui arracher son tanga d’une main tandis qu’il se dégrafait de l’autre, quand Gaëtane put enfin émettre un son en même temps que d’une détente des deux pieds bien dirigée, elle alla cogner de toutes ses forces les attributs maintenant à l’air de son agresseur.

Deux cris s’élevèrent à l’unisson dans la brume du matin, l’un, féminin, de détresse et l’autre, d’un mâle aux abois qui hurlait de douleur.

Tandis que Rémy tentait de protéger ses parties et de calmer ses maux, Gaëtane s’échappait en proférant des injures bien senties.

Hélas, la scène n’avait eu pour témoins que leurs deux montures, restées d’ailleurs assez impassibles à leur étrange manège. Gaëtane déposa bien plainte au Commissariat, mais son avocat lui fit comprendre que ce serait la parole de l’une contre celle de l’autre. Que son passé en la matière était bien connu et celui de Rémy irréprochable. Les témoignages qui seraient apportés par lads et cavaliers ne plaideraient pas beaucoup en sa faveur à elle. Bref, il lui conseillait plutôt de retirer sa plainte, puisque finalement il n’y avait pas eu viol! Gaëtane le gifla, mais se résigna néanmoins à faire ce qu’il lui conseillait.

Dans l’entourage de Rémy, on crut assez volontiers que Gaëtane avait voulu abuser de lui, comme elle l’avait fait de tant d’autres, cette Messaline, et notre amoureux éconduit se tira assez facilement d’embarras. L’ennui, c’est que cet échec cuisant n’avait fait qu’augmenter la passion de notre homme, qui n’en dormait plus et dépérissait à vue d’œil. Sur ces entrefaites, la dernière semaine de juin s’était écoulée et la traditionnelle Traversée de la Baie s’annonçait. C’était une ballade nocturne, lancée par quelques amoureux du cheval et de la pleine lune réunis qui avait lieu au solstice d’été, lorsqu’il y avait conjonction de la méridienne d’Hélios avec une nouvelle phase de Séléné. De quelques dizaines de cavaliers au départ, elle en réunissait à présent plusieurs centaines, qui partaient de la rive septentrionale de la baie, au niveau du chef-lieu, pour traverser les filières aux flambeaux et finir la fête en dansant, buvant et mangeant jusqu’au bout de la nuit sur la rive méridionale. Rémy et Gaëtane, tous deux membres du CCE, le Cercle des Cavaliers d’Extérieur ne manquaient jamais d’y participer. Gaëtane serait à lui, de gré ou de force, il le fallait!

Sim et Béné étaient ressortis perplexes du bureau du Commissaire Le Puil. La mission qu’il venait de leur assigner était pour le moins inédite, et pour tout dire, moyennement dans leurs cordes, mais il ne leur avait pas laissé le choix d’accepter ou de refuser. C’était ça ou la circulation!

Un tuyau, apparemment pas crevé du tout, faisait que l’on suspectait la Traversée de la Baie aux flambeaux par quelques centaines de cavaliers, venus des six coins de l’hexagone, voire de plus loin, d’être le théâtre d’un important trafic de produits stupéfiants en tous genres, du plus anodin au moins recommandable. Il s’agissait d’identifier le ou les dealers, de les prendre en flagrant délit de commerce illicite et de récupérer la marchandise. Des quantités importantes avaient été repérées en partance de la région parisienne. Dépassant de loin les quantités qui circulaient habituellement. Et comme il n’y avait pas de rave-party d’annoncée ni de concert un peu chaud dans l’immédiate actualité, un gros soupçon pesait sur la manifestation équine du week-end.

Bénédicte, qui avait un peu plus que des rudiments d’équitation – restes d’une éducation bourgeoise qui avait mal tourné – se mêlerait aux cavaliers, dès le matin. Le commissaire, qui avait quelques relations dans le milieu du cheval et des courses, lui avait trouvé une monture, par l’entremise de Henri de la Villemarqué, qui avait même offert sa fille en guise de chaperon et conseiller technique, pour parfaire la couverture. Il espérait ainsi se faire pardonner quelques incartades à la législation sur les jeux! Le commissaire n’avait dit ni oui ni non, se contentant d’accepter l’aide proposée. Sim, lui, ne pouvait décemment pas apprendre et dominer en quarante-huit heures les trois allures exigées pour s’inscrire: il infiltrerait donc l’organisation de l’intendance, par l’intermédiaire de l’un des traiteurs chargés du ravitaillement. La gendarmerie, chargée de sécuriser la manifestation, serait de la partie et permettrait de boucler le périmètre au moment opportun. Pour une fois que le procureur les faisait marcher main dans la main! Comme l’avait plaisamment déclaré le commissaire pour conclure leur entretien, y'avait plus qu’à!

Bénédicte Plassard, fille d’un avocat réputé de la ville, avait fait ses humanités dans le lycée bon chic bon genre du lieu, avant de rejoindre la Faculté de droit, pour des études supérieures un peu décousues qui l’avaient menée en cinq ans au concours d’inspecteur de police au lieu du barreau que son père ambitionnait pour elle. Lorsque le commissaire avait prononcé le nom de Gaëtane de la Villemarqué, quelque chose avait fait tilt dans son esprit. Pas le nom, qui ne lui disait plus rien, mais le prénom. Elle avait connu une Gaëtane et ce prénom n’était pas si courant qu’il n’y ait quelque chance pour que…

Rentrée chez elle, elle alla fouiller dans une boîte à chaussures, rangée sous son lit, mais non, il n’y avait là que des photos ordinaires, conservées dans leurs pochettes d’origine. Où donc avait-elle rangé les grandes photos de classe, prises chaque année sur le perron du «Château» (c’est comme ça qu’on appelait le bâtiment administratif du Lycée, installé dans une grande maison bourgeoise)? Seconde, première, terminale, elle était sûre d’avoir toute la série, mais où? Elle commença à inspecter fébrilement sa bibliothèque et, dans sa hâte de trouver, faillit même s’abandonner aux méthodes de perquisition qu’on dit généralisées dans la police en flanquant tout par terre au fur et à mesure, lorsqu’elle se souvint qu’elle était chez elle et que par conséquent ce serait à elle aussi de tout remettre en place!

Elle était au milieu de la pièce, les poings sur les hanches et les naseaux fumants lorsqu’un éclair se fit dans son cerveau: sur le haut du frigo! Il y avait là une boîte, carrée, métallique, jadis ou naguère remplie de Galettes de Pleyben, qui servait d’ultime refuge à tout un fatras de souvenirs d’enfance et d’adolescence: deux scoubidous, un cendrier en terre glaise entièrement décoré de sa main, des inscriptions au Tableau d’Honneur (eh, oui, Madame, cela existait encore!), une déclaration d’amour constellée de fautes d’orthographe et, tout au fond, posées bien à plat, les trois photos recherchées, à l’abri dans leur pochette à rabat. Ouf!

Bénédicte ouvrit la première. Bingo! Parmi les têtes ridicules qu’elle découvrit, bien rangées au bout de corps adolescents sur le perron de l’édifice, il y avait, certes, la sienne (bonjour le look!), mais au bout de la file, une autre aussi sur laquelle elle pointa le doigt. Et, miracle de la mémoire, un nom lui vint aux lèvres aussitôt: Gaëtane Pépin. Tout court. De la Villemarqué, point. Heureusement, sur le rabat, il y avait un silhouettage. Pourvu qu’elle ait inscrit les noms! OUI! Mais tout ce qu’elle put lire, ce fut: Gaëtane Pépin. Pourtant, elle en aurait mis sa main au feu, c’était elle: après 68, l’aristocratie, avait souvent cru bon, par prudence ou conviction, de renoncer à ses particules. Puis le balancier de l’Histoire aidant, la noblesse avait ressorti ses armoiries comme son argenterie et la Gaëtane Pépin du lycée Louis Guilloux était redevenue Gaëtane de la Villemarqué, envoyant même aux oubliettes ce «Pépin» bien trop plébéien. CQFD.

Tout un tas d’anecdotes lui revenaient à présent en mémoire: elles avaient eu un flirt en commun, au cours de l’année de première, une grande perche nommée Gérard, mais l’année suivante, Gaëtane avait carrément jeté son bonnet par-dessus les moulins et les garçons de la classe ne lui avaient pas suffi, à en croire la rumeur! Et vous savez bien ce qu’on dit: on ne prête qu’aux riches.

Elle en était là de l’évocation de ses souvenirs de lycée, lorsque deux coups de sonnette brefs suivis d’un long, la firent se lever soudain pour courir vers la porte dont elle fit tourner le verrou. C’était son rugbyman. Elle lui sauta au cou, nouant ses jambes autour de sa taille, tandis qu’elle l’embrassait à pleine bouche avant qu’il ait eu le temps de dire ouf! Mais le gaillard avait de la ressource et dix minutes plus tard, l’œil curieux qui se serait collé à l’œilleton resté ouvert de la porte aurait découvert sur la moquette de l’entrée une bête à deux dos et Bénédicte, nue comme un ver, en train de sucer goulûment ce qui n’était plus un sucre d’orge, tandis qu’une langue experte lui fourrageait la toison! Mais tout cela ne nous regarde pas! Éloignons-nous sur la pointe des pieds et laissons nos amoureux à leurs ébats post-soixante-huitards.

Au matin, Bénédicte était un peu alanguie et l’eau froide de la douche ne fut pas de trop pour lui faire retrouver tous ses esprits. La nuit avait été rude et le coupable dormait à présent, sur le ventre, étalé de tout son long dans un lit dévasté. Une serviette autour des reins, elle refit en sens inverse le parcours du lit à l’entrée pour récupérer leurs vêtements épars. Bien qu’ils eussent dévoré le contenu du frigo, lors d’une pause, elle avait à nouveau une faim de loup! Elle loucha vers le radio-réveil digital: samedi 21 juin – 7 h 50. La lecture de cette date réveilla une zone jusqu’ici endormie de son cerveau et tout lui revint en mémoire sur-le-champ: aujourd’hui, à dix-neuf heures dix exactement, c’était le solstice d’été, jour de la Traversée de la Baie! Et, ce matin, elle avait rendez-vous au camping de Saint-Florent-de-la-Mer à neuf heures avec Gaëtane et leurs montures. Le départ de la randonnée diurne serait donné de là-bas. Il était temps de s’affoler. Elle chercha dans le placard du haut de sa garde-robe et finit par dénicher sa bombe et sa culotte de cheval. Elle eut soudain une inquiétude, mais fut rassurée bien vite: elle rentrait encore dedans! Ses bottes devaient être dans le bas de la penderie de l’entrée, bourrées de papier journal. Elle devait même avoir une cravache pas loin.

Quarante minutes plus tard chrono, elle avait déjeuné d’un appétit féroce et fini de s’habiller (un corsage et une veste courte en denim pour cacher son holster). Lorsqu’elle sortit, fermant la porte en douceur, le miroir de l’entrée lui renvoya l’image d’une jeune fille sportive qui s’en allait au manège par une belle journée d’été. De sa voiture, elle appela Simon sur son portable. Il était déjà chez le traiteur et s’apprêtait à charger les camions. Pas question de se tourner les pouces, le patron avait été formel, il fallait se fondre dans le paysage! Plus facile à dire qu’à faire. Tout le monde était déjà en bras de chemise, pas question de garder son holster habituel. Il n’aimait pas beaucoup ça. Bien sûr, James Bond, lui, il a un petit calibre fixé au mollet par une espèce de porte-chaussettes, mais la police nationale, elle ne connaît pas ça! Il avait donc coincé son Manhurin dans son dos, sous son tee-shirt qui était heureusement un peu long, mais ça risquait quand même de se voir.

Gaëtane avait pris la Range Rover de son père, à laquelle elle avait attelé un van à deux places et, sur le parking du camping de Saint-Florent, Socrate et Soprane, une jument alezane de son âge, frémissaient des naseaux et hennissaient à qui mieux mieux, saluant leurs congénères que l’on débarquait ou qui l’étaient déjà et que l’on avait attachés à l’abri d’une haie. Ce matin, pour la traversée de reconnaissance des étrangers à la région, les organisateurs attendaient une centaine de cavaliers. Bénédicte et Gaëtane, qui ne s’étaient pas revues depuis leur année de Terminale se reconnurent néanmoins sans problème et s’embrassèrent comme du bon pain. Elles descendirent leurs montures et Bénédicte prit Soprane en main. La jument avait la bouche sensible et il fallait la conduire avec douceur. Mais, grâce aux conseils avisés de Gaëtane, Bénédicte fut bientôt en mesure de la mener au pas et au trot:

—C’est bien, Benedicte, mais tu es un peu trop en avant. Vas-y, essaye le trot encore un peu.

Elle exerça une légère pression sur les flancs de l’animal avec ses étriers, reprit vers elle ses rênes pour tirer en douceur sur le mors et Soprane changea d’allure avec docilité. Bénédicte retrouvait avec plaisir des sensations oubliées, cette impression de faire corps avec sa monture, qui répondait à ses sollicitations de la main et du pied exactement comme l’aurait fait une automobile, avec le frémissement de la vie en plus! Sans compter la voix qui tempère, encourage, ordonne et félicite.

Pour le galop, on verrait un peu plus tard! C’était déjà bien. Ses années de cheval ne s’étaient pas envolées, puisque, à part deux ou trois corrections sur son assiette, Gaëtane lui décerna bientôt un satisfecit. Par contre, il lui fallait s’attendre à avoir les fesses en compote demain et après-demain. C’était là surtout que le manque de pratique se ferait sentir! Elle grimaça par avance, ce qui fit sourire Gaëtane.

Gaëtane présenta Bénédicte à quelques connaissances, mais elle tourna ostensiblement le dos lorsqu’elle aperçut la silhouette de Rémy qui s’avançait vers elles, tenant son cheval par la bride. Pour ce temps-là, Gaëtane, qui ne cachait pas grand-chose de ses amours à personne, avait eu le loisir de mettre Béné au courant de sa récente mésaventure et lorsqu’elle la vit se détourner, celle-ci lui demanda aussitôt:

—C’est lui, le…? Il est pas mal, un peu petit, mais pas mal; j’en ferais bien mon ordinaire, moi. Non, rassure-toi, je plaisante, je suis déjà en mains et tu ne peux pas savoir l’effet que ça me fait.

—Arrête! Il m’a sauté dessus comme un sauvage. Il peut toujours courir maintenant. Moi, les mecs, c’est quand et où JE veux, pas l’inverse!

—D’accord, ma vieille, mais ça devait bien finir par te jouer un mauvais tour, un jour ou l’autre: à force de voir que tu ne faisais pas la difficile et que tu aimais l’imprévu, il a fini par croire qu’il fallait qu’il tente sa chance au débotté, vu que la fortune sourit aux audacieux, n’est-ce pas?

—Mais, c’est qu’il m’aurait carrément violée, ce con! Tu ne vas quand même pas le plaindre, non?

—Mais non, bien sûr, mais quand même, parfois, tu cherches des verges pour te faire battre, toi, si je puis dire…!

Elles éclatèrent de rire toutes les deux devant cette saillie de Bénédicte.

La veille au soir, dans le club-house du haras de la ville, s’était tenue la dernière réunion de préparation de la Traversée de la Baie. Étaient réunis là le Conseil d’Administration du Cercle des Cavaliers d’Extérieur, au grand complet, les maires des communes concernées ou leurs représentants, le Chef de Cabinet de la Préfecture, le Commissaire Le Puil, le Commandant de Gendarmerie Marconi ainsi que celui des Pompiers. On y passa en revue tous les aspects de la sécurité de la manifestation: le rôle de chacun fut défini, les consignes passées, les numéros d’alerte transmis. Tout semblait avoir été prévu.

Mais sur le parc de stationnement, au sortir de la réunion, qui n’avait duré qu’une petite heure, quatre hommes restèrent en conciliabule: le Chef de Cabinet de Madame la Préfète, le commissaire et les deux commandants. Tous avaient reçu ordre du Procureur de la République d’apporter le concours de leurs services à une opération qui avait reçu le curieux nom de code de «Lady Godiva». Le Commissaire Le Puil en avait souri. C’est que le rapport avec leur opération était mince!

En effet, l’imposant dispositif sécuritaire, justifié par l’ouverture au grand public de la fête nocturne, depuis l’arrivée des cavaliers jusqu’aux petites heures de l’aube, cachait en réalité une opération antidrogue d’envergure, dans un milieu sur lequel plusieurs affaires mineures récentes avaient attiré l’attention du Procureur.

Celui-ci, nouvellement nommé, entendait donc marquer de son sceau la lutte contre les toxicomanies et trafics en tous genres sur le territoire de sa juridiction. Et en plus il avait des Lettres!En effet, mise au défi par son mari, le Comte de Chester, de traverser Coventry nue, contre l’abaissement des impôts de la ville, la légende anglaise voulait que Lady Godiva l’eût fait couverte de sa seule chevelure dénouée, sur un CHEVAL lancé au galop, Autrement dit, si le Commissaire décodait correctement le message, cette opération était un défi lancé aux trafiquants et toxicomanes de cette manifestation. Soit! Il en acceptait l’augure.

Les quatre hommes réglèrent en quelques minutes, à l’abri des oreilles importunes, les détails de leur dispositif qu’il valait mieux ne pas transmettre par téléphone ou courriel, puis se séparèrent. Leurs montres étaient réglées à J-1 et T-8. Il était vingt-deux heures trente, ce vendredi 20 juin.

À vingt kilomètres de là, ce même soir, un cavalier ruminait, dans son petit appartement de célibataire, la folie qu’il avait décidé de perpétrer le lendemain. Il avait la confirmation, pour avoir consulté la liste des inscrits sur le site Internet de la Traversée, que sa proie y participerait; d’ailleurs, elle comme lui étaient des fidèles de la manifestation, depuis sa création. Son plan était le suivant… Rasséréné, après avoir, pour la vingtième fois au moins, passé en revue le moindre détail de son action et s’être assuré qu’il n’avait rien oublié, il s’endormit enfin d’un sommeil lourd, peuplé de rêves agités.

II

Au terme d’une journée chaude et claire, la lumière déclinait sur Saint-Florent et le camping municipal était une fourmilière qui bruissait d’allées et venues. Les étrangers à la région, après avoir exploré un peu la côte pendant la basse mer du matin, se regroupaient par connaissances ou affinités et prenaient l’apéritif, assis en tailleur devant les tentes. Gaëtane et Bénédicte s’étaient jointes aux organisateurs, qui passaient d’un groupe à l’autre, pour vérifier que tout était OK et transmettre les dernières consignes. Heureusement qu’à cheval, il n’y a pas de contravention pour alcoolémie excessive, pensa Béné, qui voyait les bouteilles baisser à vue d’œil et les conversations monter de plusieurs tons.

Elle avait passé en revue les fiches des dealers connus, la veille avant de quitter le Paquebot (c’est comme ça qu’on avait surnommé le nouvel Hôtel de Police, à cause de quelques fenêtres rondes), mais n’en «retapissa» aucun, dans les groupes où ils passèrent. Cela n’avait rien d’étonnant. L’idée du commissaire était que l’acheminement des drogues depuis Paris ou les zones frontalières (en particulier belges et hollandaises), pouvait se faire dans les vans des chevaux, véhicules très rarement contrôlés par les Douanes, on peut le comprendre. La répartition aux petits dealers et la vente au détail auraient sans doute lieu lors de la fête nocturne.

Appliquer le principe de la nasse, ouvrir grand pour piéger le plus grand nombre, puis rejeter le menu fretin et les espèces locales et ne garder que les gros poissons, tels étaient les ordres. Le principal problème venait des portables. Si une alerte était transmise, par SMS par exemple, aux membres du réseau, les forces de l’ordre risquaient de faire chou blanc. Les trafiquants se seraient débarrassé de leur sale camelote avant leur interpellation. Leur chance résidait dans le cloisonnement, inhérent à ce genre d’organisation. Si organisation il y avait, car peut-être ne s’agissait-il que d’une conjonction d’initiatives éparses. Mais les «cousins» parisiens de la police faisaient état de grosses quantités en partance vers l’Ouest. Rien à voir avec les quelques kilos hebdomadaires habituels.

Les onze kilomètres de la traversée prendraient deux heures environ, mais il fallait attendre que l’obscurité gagne pour allumer torches et flambeaux. Alors seulement, lorsque la nuit serait tombée, dans le rougeoiement des flammes et le flamboiement des bannières, serait donné le départ de la course. Car chaque cercle hippique participant était venu avec sa bannière, portée par une sorte de héraut. On reconnaissait là les Cavaliers d’Extérieur de la Baie de Somme, ceux du Vercors, du Plateau de Millevaches, de l’Aubrac, les voisins de la Baie du Mont-Saint-Michel, ceux du Poitou, d’Aunis et de Saintonge, auxquels s’étaient joints pour la première fois les cascadeurs professionnels du Puy-du-Fou, en costume, ainsi que leurs collègues des compagnies qui animaient la Fête des Remparts de Dinan et les Médiévales de Moncontour. A ceux-là s’ajoutaient tous les amoureux du cheval et du ciel étoilé, le ciel où la nouvelle lune, blanche et ronde, trônait en majesté.

Mais déjà les cavaliers rejoignaient la plage où ils venaient ranger leurs montures, derrière une ligne matérialisée par un ruban de plastique rouge et blanc. Pour donner quelque solennité au départ, il avait été prévu qu’une flamme pilote, portée par le Président du Club organisateur, à cheval, boute successivement le feu à tous les autres flambeaux alignés, avant que le ruban ne soit abaissé, libérant les montures et leurs cavaliers. Il serait alors vingt-deux heures trente et la Cinquième Traversée de la Baie serait lancée.

Mais près de quatre cents personnes avaient répondu à l’invitation, dépassant les prévisions initiales des organisateurs et le schéma retenu ne pouvait être appliqué.

Aussi les engagés furent-ils rangés, non sans mal, en huit vagues successives de cinquante chevaux et les flambeaux allumés de l’un à l’autre, dans une joyeuse pagaille, qui n’alla pas sans quelques plaids, vêtements ou cheveux enflammés et vite éteints.

Finalement, avec une bonne demi-heure de retard sur l’horaire prévu, les huit vagues de cavaliers s’élancèrent dans la nuit de la pleine lune, à une minute d’intervalle. Les sabots soulevaient, dans les flaques minuscules laissées par le reflux, des gerbes de gouttelettes qui scintillaient un bref instant au clair de lune avant de mourir sur les stries du sable mouillé. Les robes éclaboussées des chevaux – bais, alezans, rouans, pommelés, blancs de neige ou noirs de jais – luisaient alors de fugaces étincelles. Queues en panache et crinières au vent, ils menaient grand trot avec entrain; parfois l’un ou l’autre, à peine éperonné par son cavalier, partait au galop pour quelques centaines de mètres, histoire d’éprouver la sensation de liberté du vent qui fouette poitrail et naseaux, rabat les oreilles et fait flotter la crinière. Les meilleurs cavaliers se dressaient alors sur leurs étriers, brandissant leur flambeau dont la lueur se rabattait à l’horizontale et projetait dans la nuit des escarbilles de lumière. Quand l’un rentrait dans le rang, un autre partait, bientôt repris par une troupe joyeuse, vibrante et sage.

En avant-garde, plusieurs guides, munis de brassards phosphorescents menaient la troupe à travers les filières traîtresses de la baie; les membres du Cercle des Cavaliers d’Extérieur, également munis de brassards, formaient deux cordons latéraux et assuraient l’arrière-garde.

Au départ, Gaëtane et Bénédicte se trouvaient en quatrième ligne et cette dernière avait repéré que Rémy Le Rigoleur s’était placé juste derrière elles. Puis, une fois la troupe fusionnée, elle l’avait perdu de vue.

Socrate et Soprane chevauchaient de conserve, à la lisière gauche de la troupe, lorsque Bénédicte sentit soudain son assiette incertaine et sa selle dévisser, la projetant à terre.

Gaëtane fut à ses côtés aussitôt:

—Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive? Tu as mal bouclé la sous-ventrière de Soprane? Fais voir. Ah mais ça alors!

Bénédicte se frottait les côtes, endolories par sa chute.

—Quoi? Qu’est-ce qu’il y a?

—Tu n’es pas tombée toute seule. On a voulu te faire tomber de cheval et on a réussi. Regarde, la sous-ventrière a été entaillée et a fini par se rompre.

Cela ne faisait aucun doute. Bénédicte pensa aussitôt que sa couverture avait été éventée et prévint Simon de l’incident.

L’ennui, c’est qu’elles ne pouvaient pas réparer et Bénédicte n’était pas assez bonne cavalière pour monter à cru. Mais Gaëtane, si. Elles échangèrent donc leurs selles et Bénédicte, sommée par Simon de ne pas s’éloigner de la troupe, repartit au galop, tandis que Gaëtane s’occupait à arrimer la selle endommagée sur Socrate.

Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne puisse repartir à son tour. Devant elle, sur l’herbu où elle chevauchait à présent, une levée de terre en forme de chapeau de gendarme signalait la présence d’un de ces gabions utilisés par les chasseurs de cols verts et autres gibiers d’eau. Il y en avait une dizaine par ici. Au moment où elle allait le dépasser, un cavalier masqué, tout de noir vêtu, se débusqua, vint se porter à sa hauteur et… lui sauta brutalement en croupe. Tandis qu’une main s’emparait de ses rênes, une autre lui appliquait sur le nez un tampon à l’odeur désagréable. Elle chercha à se dégager à l’aide de son flambeau, mais déjà, le ciel se brouillait dans ses yeux. Son agresseur, surpris par l’absence de selle, était déséquilibré à son tour. Ils roulèrent à terre, mais Gaëtane, en atteignant le sol, avait déjà perdu conscience…

Sim avait relayé l’incident de la selle sabotée auprès du Commissaire Le Puil, qui leur intima en maugréant l’ordre de poursuivre l’opération comme prévu. Mais l’absence de Gaëtane préoccupait Bénédicte. Elle aurait dû les avoir rejoint pour lors. Et son portable qui ne répondait pas! Mais peut-être était-il coupé. Un pressentiment bizarre la tenaillait: l’idée que ce n’était pas tellement à elle qu’on en voulait, mais à Gaëtane, qu’on avait seulement voulu les séparer pour mieux s’en prendre à celle-ci.

Dans cette perspective, il était logique d’établir un rapprochement avec la conduite passée de Rémy Le Rigoleur. Bénédicte communiqua donc ses craintes à Simon et se mit à la recherche de celui-là. Mais, de nuit et parmi plus de quatre cents cavaliers, la tâche était rude, pour ne pas dire impossible! Elle dut bientôt renoncer, d’autant plus qu’ils allaient atteindre la rive opposée et le point de ralliement. Une foule en liesse formait aux cavaliers une haie d’honneur, effrayant quelque peu certains chevaux, peu habitués aux manifestations bruyantes d’un public souvent ignorant de leurs peurs.

Les lampions de la fête, qu’on avait éteints pour mieux apprécier le spectacle de l’arrivée des cavaliers, se rallumèrent lorsque furent soufflés les flambeaux des derniers arrivants. Propriétaires et cavaliers s’occupèrent de leurs chevaux, les menant à leur van qu’on était venu garer sur les parkings aménagés à cet effet: là, les montures furent dessellées et reçurent leur picotin. Après, seulement, bon nombre de cavaliers s’en retournèrent vers la fête, tandis qu’une minorité quittait les lieux sans plus attendre.

Toutes les routes et tous les chemins carrossables partant du lieu de rassemblement étaient sous contrôle. Mais le commissaire Le Puil, pour ne pas ébruiter son dispositif, donna l’ordre à toutes les forces présentes de se dissimuler et de ne pas intervenir à l’encontre de première vague de départs. Son idée, c’était que les échanges n’avaient pas encore eu lieu, que les clients étaient bien là (d’ailleurs, Simon en avait repéré un certain nombre qui figuraient dans leurs fichiers), mais les fournisseurs pas encore. Ainsi fut-il fait.

À quelques kilomètres à peine de là, Gaëtane reprenait conscience, un goût d’hôpital dans la bouche et la chair de poule sur la peau. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, c’est un entrelacs de branchages et de mottes de terre qu’elle vit au-dessus d’elle. Et lorsqu’elle les baissa, elle découvrit qu’elle était nue. Elle voulut se couvrir de ses mains, mais elles étaient liées et attachées à un anneau fixé au mur, derrière le bat-flanc où elle était allongée. Elle voulut crier, mais un bâillon lui barrait la bouche. C’est tout juste si elle put ramener ses jambes sous elle, avant de se tourner pour poser les pieds par terre. Heureusement l’anneau n’était pas trop haut, mais, dans cette position, elle avait horriblement mal aux bras et aux épaules. Elle commença à examiner sa geôle, qui n’était plus éclairée que par la clarté de la lune qui pénétrait par les ouvertures du pas de tir.

C’est alors qu’elle le vit devant elle. Rémy, les yeux révulsés, la langue pendante, flottait à dix centimètres du sol, le cou enserré dans un licol attaché à une des poutres du gabion. Ses yeux étaient restés ouverts sur toute l’horreur d’un forfait qu’à peine accompli, il n’avait pu supporter. Ironie du sort, le spasme mortel avait gonflé son pantalon d’une ultime érection. Alors, Gaëtane prit conscience d’une douleur, là dans le bas-ventre, qu’elle n’avait pas encore identifiée et sombra en sanglots.

Elle pleura longtemps, puis son tempérament de battante reprit le dessus. Il fallait qu’elle se libère, qu’elle sorte d’ici, qu’elle donne l’alerte.

Elle s’allongea à nouveau sur le bois inconfortable de sa couche, soulageant un peu la pression douloureuse de ses bras. Si seulement elle pouvait se déprendre de cet anneau fixé au mur. Mais comment? Il était trop bas pour qu’elle pût s’asseoir et tenter d’user ses liens sur son métal rouillé.

Ses pieds n’atteignaient pas le mur opposé. Elle ramassa ses genoux vers elle, puis, d’une brusque détente, les projeta en avant, entraînant le reste de son corps dans la même direction; sous ses fesses, une écharde entra sans sa chair, mais elle ne la sentit pas, car la tension infligée aux liens de ses mains lui avait déjà arraché un cri de douleur. Il lui avait cependant semblé entendre un craquement. Non, ce n’étaient pas ses os. Alors, peut-être que… Elle reprit sa position, banda ses muscles et de toutes ses forces se projeta à nouveau en avant. Oui, cette fois, elle en était sûre, cela avait craqué dans le mur de torchis du gabion. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang, tant la douleur était grande, au niveau de ses poignets. Encore! Il fallait encore essayer. Elle se remit en position et cette fois accompagna son mouvement d’un long cri de combat, étouffé par son bâillon.

Elle crut qu’on lui tordait les poignets, mais cette fois, l’anneau avait bel et bien lâché: la patte de fixation gisait sur le bat-flanc, entourée d’une gangue de plâtre avec, au bout de l’anneau, ses deux poignets liés et meurtris. Elle respira bruyamment, tentant de régulariser le rythme accéléré de son cœur. Malgré sa nudité et la fraîcheur de la nuit, elle était en sueur, tant l’effort fourni avait été intense. Elle en sentait les gouttes lui ruisseler dans le cou.

À présent, comment se défaire de cette cordelette qui lui enserrait les poignets et en avait entamé la peau? Le bord de son bat-flanc était bien lisse au milieu, un peu moins vers les extrémités. Elle reprit sa position, jambes sous le menton et entreprit, à l’aveuglette d’user le lien sur le bord de la planche par un va-et-vient de ses poignets d’avant en arrière.

Au bout d’un quart d’heure et de pas mal de pincements douloureux, le premier tour de la cordelette céda. Elle put alors en desserrer l’étau, puis se libérer enfin: les mains d’abord, des deux tours qui restaient, la bouche ensuite, du mouchoir qui avait servi à la bâillonner.

Il faisait plus sombre maintenant: sans doute quelque nuage cachait-il Séléné. Accroupie dans le noir, elle chercha à tâtons ses vêtements. En vain. Rémy avait dû la dévêtir en chemin. Elle songea un instant à le dépouiller des siens, mais ne put s’y résoudre.

Son cheval et celui de Rémy étaient attachés à l’extérieur, derrière le gabion, invisibles depuis la trace qu’avaient suivie les cavaliers. Elle s’approcha de Socrate qui hennit au son de sa voix. Mais il était dessellé, sans étriers. Et elle était bien trop faible à présent pour monter à cru. Restait Ursus. Mais comment se mettre en selle? Elle s’accrocha au pommeau, pied à l’étrier. Une fois, deux fois, trois fois elle retomba sur l’herbe rase du polder. Elle payait tous les efforts fournis.

Alors elle se souvint du travail de dressage entrepris avec Socrate pour le tournage d’un film dans lequel elle avait un rôle de figurante. On lui avait appris à se coucher et se relever avec un cavalier sous lui. Si elle parvenait à le faire se coucher, elle pourrait l’enfourcher et le faire se relever. Elle tenta de retrouver les ordres que le dresseur lui avait appris:

—Couché, Socrate, sur le flanc, à droite.

La brave bête dressa les oreilles, tapa du pied, mais au second ordre, se coucha. Gaëtane, s’allongea sur elle, lui enserrant l’encolure de ses bras, rênes raccourcies enroulées autour des avant-bras et de sa jambe gauche lui donna une impulsion sur le flanc, tout en tirant sur ses rênes.

Et Socrate se leva. Gaëtane lui parla encore à l’oreille:

—À la maison, Socrate, s’il te plaît. Va, doucement.

Alors, épuisée, elle perdit connaissance.

Pendant ce temps, Sim et Béné n’étaient pas restés inactifs. Et bientôt un hélicoptère de la Protection Civile, muni de deux puissants projecteurs entreprenait de quadriller la zone parcourue par les cavaliers. Au bout d’un quart d’heure d’allers et retours infructueux, un cheval qui marchait l’amble apparut dans le pinceau lumineux qui balayait le sol. C’était un hongre alezan, sans cavalier ni selle. Mais lorsque le faisceau de lumière passa de l’autre côté de la monture, le pilote de l’hélico vit que l’animal traînait à son côté une forme humaine, retenue par un poignet à ses rênes. C’était une femme, elle était nue et semblait inconsciente.

La radio de bord crachota:

—Allô! Tango, Fox, Bravo à Autorité One.

—Autorité One à Tango, Fox, Bravo. J’écoute.

—Objectif repéré à 02W49 et 48N35: femme sans connaissance, nue, traînée par son cheval. Allons nous poser. Préparez une ambulance du SAMU au point d’atterrissage. Attendons coordonnées.

—Bien reçu. Restez en stand-by radio…

Socrate n’avait parcouru que quelques centaines de mètres lorsqu’il fut repéré par l’hélico et le gabion fut bientôt trouvé à son tour ainsi que Ursus qui se dressa sur ses postérieurs et rompit son attache en hennissant de peur au vrombissement de ce monstre volant dont les odeurs lui étaient inconnues. On dut le laisser aller.

La découverte du cadavre de Rémy dans le gabion fit se précipiter les choses. L’hélicoptère, après sa première rotation pour évacuer Gaëtane, revint aussitôt avec Bénédicte et Simon, missionnés pour enquêter sur cette mort imprévue.

Bénédicte reconstitua aussitôt la scène. Elle vit l’anneau arraché, la cordelette rompue. Elle connaissait la passion dévorante que nourrissait Rémy pour Gaëtane. Elle se souvenait de sa première agression (Gaëtane la lui avait racontée le matin même). Pour celle, cela ne faisait aucun doute. Rémy était à nouveau passé à l’acte. C’était la pleine lune et tous les commissariats de France et de Navarre savaient que ces nuits-là, il se perpétrait plus d’actes violents qu’aucune autre.

Mais Simon écourta net ce récit de sa vision des choses, tout en mâchonnant, à son habitude l’infâme bout de bois de réglisse qui lui servait de chewing-gum:

—Je t’arrête, ma vieille. Y'a un truc qui colle pas!

—Et quoi donc?

—Et comment il s’est pendu, le Rémy?

Effectivement, il était trop loin du bat-flanc pour avoir pu y prendre appui et il n’y avait pas le moindre tabouret ou escabeau à proximité qu’il aurait pu renverser au moment fatidique. A moins d’estimer que, suspendu par une main au rondin de sapin qui servait de poutre, il avait réussi, de l’autre, à glisser le licol par-dessus, puis à se le passer autour du cou, avant de se laisser tomber. C’était sportif! Et, pour tout dire, très improbable.

Cependant, de là à penser qu’on l’avait aidé à commettre son dernier geste, il y avait un pas que nos deux enquêteurs, dans l’attente des constatations de l’identité judiciaire, ne franchirent pas.

Mais Gaëtane, de simple victime devenait suspecte. Aurait-elle réussi à se venger de son agresseur? Certes, elle était de constitution plus robuste que lui, à tel point qu’il n’avait pu envisager d’abuser d’elle sans la chloroformer. Mais quelque chose en Bénédicte refusait ce scénario trop évident, tout comme les premières constatations semblaient infirmer l’hypothèse du suicide. L’affaire se corsait donc. Il fallait attendre les hommes en combinaison blanche du labo. C’est ce qu’ils firent, sagement.

C’est en tournant en rond dans le gabion que Simon remarqua, sous ses pas, une résonance particulière, juste devant le bat-flanc. Il s’accroupit et balaya de ses mains la couche de fougère qui jonchait le sol. Une trappe! Mais pas d’anneau pour la soulever. Il fallait un pied-de-biche ou un outil équivalent pour avoir une prise. Bénédicte s’était agenouillée. Elle s’aperçut que l’interstice entre le cadre et la trappe était presque vide de terre sur trois côtés, signe qu’on avait dû l’ouvrir récemment. Mais l’espace était trop étroit pour y glisser un doigt, fut-ce le petit. Elle inspecta le gabion encore une fois. Et vit la patte de fixation de l’anneau qui retenait Gaëtane sur la planche du bat-flanc. Il suffisait de briser la gangue de plâtre et de se servir de la patte de métal pour faire levier. La trappe était en bois. Cela pouvait marcher.

Effectivement, au second essai, malgré la dimension réduite du levier, Bénédicte réussit à soulever suffisamment un côté de la trappe pour que Simon s’en saisisse. Ils découvrirent alors une cavité d’un mètre environ dans toutes les dimensions, au fond de laquelle se trouvaient dix paquets scellés sous vide d’une marchandise qu’ils avaient déjà identifiée avant d’ouvrir le premier: de la résine de cannabis! Bingo! Dix kilos! C’était une grosse prise et la preuve que le gabion ne servait pas qu’aux chasseurs ou aux frasques de Rémy, mais aussi à des trafiquants chevronnés et bien organisés.

La donne en était changée. Après une réaction instinctive et euphorique de saisie de la marchandise, résultat d’années d’exercice pour Simon et de quelques mois d’observation et d’imitation pour Bénédicte, toujours agenouillés au bord de la trappe, ils se regardèrent en silence et remirent un à un les paquets au fond de leur cachette. S’ils voulaient démanteler le réseau complet, ne fallait-il pas tendre une souricière et en suivre les membres à la trace? Bénédicte informa aussitôt sa hiérarchie de leur idée.

Mais le commissaire et le Procureur estimèrent que la mort de Rémy avait grillé la planque aux yeux de tout le réseau et que ce piège serait bien vite éventé. Sauf si ces trafiquants n’étaient pas responsables de la disparition du jockey et que la Presse n’en dise mot. Hypothèse qui revenait à charger Gaëtane. Bénédicte n’arrivait pas à y croire totalement. En haut lieu, on s’en moquait, pourvu qu’il y ait un coupable à présenter à l’opinion publique le plus rapidement possible. Chanson connue.

Comme il y avait eu mort d’homme, suspecte au demeurant, le Procureur et le Commissaire et préférèrent s’en tenir à une stricte application de la loi. La mort de Rémy était antérieure à la découverte des sachets de résine: il y avait donc lieu d’enquêter d’abord sur ce «suicide», quitte à rattacher par la suite à cette première affaire celle des sachets de résine de cannabis, s’il apparaissait que les deux faits étaient liés. La drogue fut donc saisie et les scellés posés sur la scène du «décès», après les relevés d’usage. Tant pis pour la souricière!

Le Commissaire avait raison. Bien qu’il ait fait intervenir la Protection Civile et non la Gendarmerie Nationale, afin de faire croire à un simple secours sur l’espace maritime, ce double survol d’hélicoptère sur la zone, fit l’effet d’un seau d’eau sur une fourmilière. Alors que la fête était à peine commencée, une vingtaine de véhicules quittèrent précipitamment les lieux pour aller se jeter dans la nasse qui leur était tendue et qui venait d’être activée. Face aux gendarmes, fusil-mitrailleur à la hanche et gilet pare-balles apparent, un seul essaya de contourner la herse qui se dressait devant lui. Une rafale dans ses pneus l’envoya finir sa course contre un arbre. Les autres n’opposèrent aucune résistance aux forces de l’ordre.

Francis Le Tirant ouvrit un œil tuméfié sur trois fusils-mitrailleurs braqués sur lui. Sa Porsche 911 rouge venait de s’encastrer dans un de ces maudits platanes qu’on trouve encore le long des départementales. Tous les airbags de l’habitacle s’étaient déclenchés et pendaient lamentablement. Sa ceinture était bloquée. Il essaya de lever les bras en l’air, mais une douleur vive du côté gauche le fit renoncer. Il devait avoir deux ou trois côtes cassées. Sale journée. Une livraison ratée, sa voiture pliée, lui esquinté et les flics pour le ramasser. La totale.

D’un autre côté, sa voiture était clean. Il pourrait toujours essayer de justifier son refus d’obtempérer et son coup de volant à gauche par un début de panique devant la herse. Ils n’auraient pas grand-chose contre lui. Et s’ils creusaient un peu plus, il lui restait un atout dans sa manche. Il grimaça un sourire à l’intention des pandores qui tentaient d’ouvrir ses portières. Mais rien à faire. Trop déformées par le choc. Il allait falloir le désincarcérer. Ce n’était quand même pas pour l’incarcérer juste après!

Tout ce joli monde fut ramené au «paquebot» en panier à salade et mis en cellule. Puis les interrogatoires commencèrent. La plupart des fouilles au corps ne donnèrent rien, mais le commissaire constata que tous avaient sur eux des sommes d’argent liquide dépassant les quantités habituellement détenues par les honnêtes citoyens pour se rendre à une fête estivale. Ce n’était pas un crime cependant, ni un délit, pas même une infraction. Tout juste un indice. Treize hommes, huit femmes. Et un échantillon représentatif d’une bonne partie de la société: trois barmen, deux infirmières, deux vendeuses, un kiné, un médecin, quatre musiciens, deux chanteurs, trois sportifs, un restaurateur et deux étudiants. Et une prédominance de métiers de contact, en toute bonne logique. Ça facilite les transactions, non?

Le Procureur délivra dans la nuit autant d’ordres de perquisition et, au petit matin, les dessous d’étagère, les chasses d’eau, les bacs à glaçons et les lames de parquet livrèrent leur lot de petits trafics. Des consommateurs revendeurs pour la plupart. Pas d’héroïne. Un peu de coke. Du shit surtout. Et des cachets. Bien entendu, tous prétendraient n’en faire usage que pour leur consommation personnelle. Et, faute d’avoir été pris en flagrant délit, il faudrait se contenter de les inculper pour détention et usage de produits stupéfiants. Quoique certains auraient du mal à justifier les quantités saisies. Chez un seul des vingt-et-un inculpés, on n’avait rien trouvé. Et comme par hasard, c’était celui qui avait tenté de forcer le barrage. Là, il y avait anguille sous roche, avait dit le commissaire: cuisinez-le-moi!

Simon et Bénédicte avaient pris quelques heures d’un repos bien mérité, laissant la charge des premiers interrogatoires à une autre équipe. Mais il était déjà au travail, lorsque sa collègue reprit son service le lendemain matin:

—Tu tombes bien, on a un client sérieux, une vraie tête à claques.

—C’est qui?

—Un certain Francis, rugbyman de son état, mais qu’a tout l’air d’être un gros dealer.

Bénédicte avait tiqué.

—Francis comment?

—Euh, attends que ça me revienne… Francis… Le Tirant. Pourquoi? Tu le connais?

—Vous avez trouvé quelque chose chez lui? demanda-t-elle d’une voix blanche.

—Non, justement et c’est louche, parce que c’est lui qu’a essayé de forcer le barrage avec sa Porsche rouge.

—Il a une Porsche rouge?

—Il «avait» serait plus exact, parce qu’à l’heure qu’il est, elle est pliée en quatre.

Bénédicte était blême et Simon qui avait entendu parler d’un rugbyman dans la vie de son équipière, eut vite fait d’établir le rapprochement:

—Oh putain! C’est lui le… ton… Ben merde, alors!

—Je peux le voir? Je VEUX le voir. C’est pas possible. Y'a sûrement une erreur!

—Je ne sais pas si c’est la meilleure chose à faire. Mais je ne peux pas t’en empêcher pour l’instant.

Ces derniers mots se perdirent dans le couloir, car Bénédicte était déjà entrée dans le bureau et s’apprêtait à se jeter dans les bras que Francis lui ouvrait quand un scrupule professionnel la fit se retenir et se contenter de dire d’une voix grave et inquiète:

—Qu’est-ce que tu fais là? Mais tu es blessé?

—Un accident de la route. Rien de grave. Deux côtes cassées et quelques contusions. Mais on m’accuse de je sais quoi. Tu vas pouvoir me sortir de là.

—Oui, oui, ne t’inquiète pas. Je m’en occupe. Assieds-toi. Je reviens.

Francis venait de sortir son atout secret de sa manche. Et Bénédicte était déjà dans le bureau du Commissaire Le Puil, où elle était entrée sans frapper.

—Eh bien, Plassard, on ne frappe plus avant d’entrer? tonna la voix du Commissaire.

—Euh, si, patron, excusez-moi, mais c’est au sujet d’un des interpellés de la Traversée. Je le connais bien et je peux vous assurer que…

—Ne s’agirait-il pas de monsieur Francis Le Tirant, rugbyman à ses heures, accessoirement escroc au mariage probablement reconverti dans le commerce de substances illicites? Vous devriez mieux choisir vos fréquentations, Plassard!

—Mais enfin, c’est insensé, qu’est-ce qu’on a contre lui?

—On a qu’en plus de contraventions impayées pour excès de vitesse en pagaille et une interpellation récente pour tapage nocturne, ce monsieur a fait l’objet d’une plainte pour escroquerie au mariage il y a cinq ans, classée sans suite. Qu’il a tenté d’échapper aux forces de l’ordre et mène un train de vie bien au-dessus de revenus incertains.

—Des bricoles! Ça ne va pas vous mener loin.

—À votre place, je ne serais pas aussi catégorique, Plassard! Certes, la perquisition de ce matin à son domicile n’a rien donné, mais on va faire le tour de ses fréquentations d’ici la fin du délai de garde à vue et je serais bien étonné qu’on ne découvre pas quelque chose. Car on a affaire à un malin, croyez-moi, et il faut aller au-delà des apparences et des certitudes faciles.

Bénédicte bredouilla:

—Je… peux me charger de cela, patron.

—Non, Plassard, vous le savez bien. Vous seriez juge et partie. D’ailleurs, officiellement, vous et Simon serez en congé dans une heure pour quarante-huit heures. Vous pouvez disposer.

—Bien, patron, articula Bénédicte en tournant les talons.

Aux dernières phrases du patron, un horrible soupçon lui était venu et au lieu de retourner dans le bureau où Francis était interrogé, Bénédicte rentra en trombe chez elle. Dans quelques heures, peut-être même moins, des collègues seraient là pour fouiller son appartement. Elle sut gré au Commissaire de l’avoir prévenue, implicitement, de faire le ménage avant, le cas échéant.

Si Francis était vraiment impliqué dans ce trafic de drogue et si on n’avait rien trouvé chez lui de compromettant, c’est qu’il l’avait planqué ailleurs. Et quoi de mieux que l’appartement d’un flic comme cachette? Elle réfléchissait à toute vitesse, remontant le film de ses relations avec Francis. Jamais il ne lui avait demandé de garder quelque chose pour lui chez elle, bien entendu, mais cela ne l’empêchait pas de l’avoir fait sans le lui dire. De la drogue, de l’argent liquide, un carnet de transactions… Une boîte à chaussures pouvait suffire. Un endroit tranquille pour y accéder à tout moment sans qu’elle soupçonne rien. Les WC! Au-dessus de la porte, elle avait une étagère, remplie de souliers qu’elle ne mettait plus. Elle se précipita dans le réduit, monta sur la cuvette et près avoir enfilé une paire de gants d’enquêteur, descendit la dizaine de cartons qui se trouvait là.

Au troisième, elle étouffa un juron. Un sachet entamé d’une poudre blanche. Une minibalance électronique. Des petits carrés de papier. Dix mille euros en petites coupures. Et un petit répertoire téléphonique avec des initiales et des séries de chiffres. Merde et merde! Si on trouvait tout cela chez elle, elle était bonne pour la suspension, les questions tordues des «bœufs-carottes» et tout le tintouin. Et impossible de ramener ça chez Francis. Elle tournicota le problème quelques instants. Il fallait qu’elle ressorte le plus vite possible. Deux solutions s’offraient à elle. Ou faire disparaître le tout, préserver ses amours et menacer sa carrière ou bien…

Elle choisit la deuxième solution et se dirigea vers la consigne de la gare. Dans le premier casier vide venu, elle entreposa la drogue, l’argent et les adresses et repartit la clé en poche et le cœur plus léger. À présent, elle pouvait retourner voir Francis.

Arrivée au Commissariat, elle n’eut aucun mal à communiquer avec l’accusé. Le tableau de congés n’était pas encore affiché et le Commissaire enfermé dans son bureau conférait par téléphone avec le Procureur.

À son collègue, qui avait poursuivi, ou plutôt repris à zéro, l’interrogatoire, selon la technique habituelle, elle dit:

—Tu peux aller prendre un café, si tu veux.

L’enquêteur Dumortier eut un regard interloqué, un haussement d’épaules, puis s’exécuta. Alors Bénédicte s’approcha de Francis LeTirant et dit en le prenant dans ses bras:

—Excuse-moi, mon chéri. Ça été plus long que prévu, mais tout est arrangé.

Et Francis, tout à la joie de voir que son plan de secours avait fonctionné, ne remarqua pas qu’une clé de consigne était glissée dans la poche de son veston d’alpaga par une main gantée.

—Merci, chérie. Je savais que je pouvais compter sur toi.

Ce n’est qu’un peu plus tard, lorsque l’inspecteur Dumortier lui fit vider le contenu de ses poches dans un casier en plastique et qu’il y trouva une clé de consigne, que Francis Le Tirant comprit toute l’ironie des derniers mots que Bénédicte avait murmurés à son intention avant de ressortir du bureau, le regard embué et les mains tremblantes:

—Tu l’as dit, bouffi.

Francis, dit «le Belge» à cause de ses fréquents voyages d’approvisionnement outre-Quiévrain, venait de «tomber» et Bénédicte Plassard de mettre un point final à des amours trop physiques pour être honnêtes.

L’enquête démontra que Rémy Le Rigoleur s’était pendu, avec le concours de son cheval, ce qui expliquait pourquoi on avait trouvé la porte du gabion ouverte et Ursus paissant en liberté auprès du cheval de Gaëtane, qui, lui, était attaché.

Gaëtane et Bénédicte, cœurs à prendre toutes les deux, se revirent souvent au cours des six mois qui suivirent. Elles sont amies aujourd’hui.

La vie continue.

* Note de l'auteur : Toutes précisions, utiles ou pas, à ce sujet pourront être trouvées dans le récit de la première enquête de Bénédicte Plassard, intitulée "Le Monte-en-l'air d'Hypokhâgne", qui se déroulait précisément en ces lieux.

©Pierre-Alain GASSE, juillet 2003. Tous droits réservés.

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