Les Amants du Square Thomas Beckett

amants
Prologue

Monsieur,

Vous m'avez demandé, par votre lettre du 20 janvier dernier, de vous donner divers renseignements sur un de mes employés, aujourd'hui disparu, ainsi que mon sentiment personnel sur les faits qui lui ont été reprochés et dont j'ai pu avoir connaissance. Je vous avoue que mon premier geste a été de jeter votre lettre au panier pour deux raisons dont la première est que je ne comprends pas très bien l’intérêt que vous portez à toute cette affaire, fort banale en somme, et la seconde que son évocation m'est plutôt pénible, vous le comprendrez sans peine. Néanmoins, après réflexion, pour vous être agréable et en souvenir de votre père que j'ai bien connu et qui m'honorait de son amitié, je vous ai préparé le récit ci-après, où je pense avoir réuni tout ce que je sais du personnage, sous une forme aussi objective que possible. Vous voudrez bien excuser le temps que j'ai mis à vous répondre, mais j'ai tenu - déformation professionnelle direz-vous - à être aussi précis que possible et j'ai donc opéré diverses vérifications dans mes archives personnelles et dans celles de mon ancien lieu de travail.

Donc, moi, Mathurin Dugué, Bibliothécaire en chef de cette ville de 1955 à 1972, j'ai rencontré Jérôme Beaufils pour la première fois le 23 août 1970, dans mon bureau, où je l'avais fait convoquer. Quand je dis pour la première fois, c'est inexact, dans la mesure où j'étais client de ses parents et que j'avais donc dû le voir une fois ou l'autre dans leur boutique, mais j'entends par cette expression que c'était la première fois que je lui prêtais attention. Il s'agissait de pourvoir un emploi d'aide-bibliothécaire, dont j'avais demandé la création au Conseil Municipal quelques mois plus tôt et qui venait de m'être accordé. Le jeune homme, comme d'autres, avait répondu à une offre insérée dans la presse locale la semaine précédente et j'ai retrouvé le curriculum vitae qui était joint à sa lettre. J'en extrais les renseignements suivants:

Nom : BEAUFILS

Prénoms : Jérôme, Martin, Chrétien (étrange, n’est-ce-pas ?)

Date de naissance : le 7 septembre 1950 dans notre bonne ville, 6, place Saint-Sulpice. Fils unique.

Profession et adresse des parents : débitants de tabac-journaux-bimbeloterie, à l'adresse sus-indiquée.

Études : École Saint-Vincent de Paul, puis Saint-Joseph et enfin Institut Notre-Dame jusqu'au baccalauréat, mention passable, obtenu en 1968. Ensuite, DUEL (Diplôme Universitaire d'Études Littéraires), Option lettres modernes à la Faculté des Lettres de Rennes.

Situation militaire : Réformé définitif n° 2.

Situation de famille : marié (30 octobre 1970), sans enfant.

Domicile : HLM, 6, rue Cour du Paradis.

Profession du conjoint : laborantine à la Pharmacie Principale.

Emploi(s) occupé(s) avant cette demande : aucun.

Sa lettre de demande d'emploi ne présente pas d'intérêt, à part le fait qu'elle était sans faute d'orthographe, chose rare de nos jours et qui a sans doute influencé ma décision. L'intéressé, après avoir été sélectionné, s'était donc présenté devant moi ainsi que trois autres candidats, ce 23 août 1970, à neuf heures. Je l'ai reçu en dernier. Le premier, une tignasse de rouquin bafouilleur ne m'avait pas fait bonne impression. Les deux autres ne le valaient pas.

Brun, mince, de taille moyenne, d'abord plutôt timide, hésitant à tendre la main, à s'asseoir, à prendre la parole, il s'anima lorsque j'en vins à parler littérature, afin de savoir non pas seulement s'il aimait lire, mais s'il aimait les livres, condition essentielle dans notre métier. Je le savais fidèle lecteur de la bibliothèque et, ayant sa fiche d'emprunt sous les yeux, je connaissais aussi ses lectures. Très tôt, il avait abordé les classiques destinés aux adultes, avec une autorisation paternelle et semblait avoir une prédilection pour les romanciers du dix-neuvième siècle, Balzac, Flaubert, Zola. Il savait en parler avec justesse et ce qu'il faut de passion. Une bonne orthographe, l'amour des livres et de leurs auteurs, un maintien réservé : voilà les éléments qui emportèrent ma décision. Il fut convenu qu'il débuterait le premier septembre, à l'échelle indiciaire prévue par les textes. Je chargeai Monsieur le bibliothécaire principal de le former aux tâches qui seraient les siennes, mais celui-ci ayant attrapé une bonne grippe, je me trouvai dans l'obligation, trois semaines durant, de le mettre moi-même au courant.

Il démontra rapidement d'excellentes facultés, tant dans l'accueil du public, qu'il accomplissait fort civilement, que dans la tâche délicate de l'enregistrement et du classement des volumes nouveaux, qui constitue la base de notre travail. Je note d'ailleurs que sur la fiche individuelle de notation que je transmets aux services municipaux pour l'attribution de la prime de fin d'année, j'avais porté fin 1970 l'appréciation suivante :"Fort bon élément, ponctuel et assidu, qui accomplit son service avec la plus grande conscience".

Au bout d'un an, Jérôme Beaufils, qui s'était inscrit, sur mon conseil, aux cours de Promotion Sociale, passa avec succès le concours d'aide-bibliothécaire et, de vacataire devint stagiaire pendant un an, puis fut titularisé sur place à compter du 1er septembre 1972, dans un emploi libéré par le départ en retraite anticipé (pour raisons médicales) d'une collègue asthmatique.

Cette même année 1970, à la rentrée judiciaire, Me Lesueur, nommé Président du Tribunal de Grande Instance, fut muté de Coutances à A. Dans notre petite ville, je ne vous apprends rien, les femmes de la bonne société constituent avec les jeunes l'essentiel de notre clientèle et Jérôme Beaufils eut donc l'occasion de côtoyer nombre d'entre elles, à maintes reprises. Peu de temps après leur emménagement dans la gentilhommière de la rue Crèvecœur, Mme Lesueur vint s'inscrire à la bibliothèque pour elle-même et ses deux petites filles. Madame Lesueur était d'origine italienne et d'une beauté qui ne passe pas inaperçue : la trentaine, grande, mince, de grands yeux noirs rieurs, une longue chevelure brune bouclée et un corps admirable faisaient se détourner sur elle tous les regards. Monsieur Lesueur, quadragénaire sec et mince était aussi austère que son épouse semblait gourmande de la vie. Leurs deux fillettes avaient la beauté de leur mère, mais le naturel réservé et le sérieux de leur père. Madame Lesueur devint rapidement une abonnée assidue de la bibliothèque, où elle empruntait chaque semaine plusieurs ouvrages pour elle-même et ses enfants.

J'ignore si Jérôme Beaufils fit sa connaissance le jour où elle vint s’inscrire, - la fiche manuscrite qu'il aurait alors remplie ayant été informatisée depuis sans que l'on puisse identifier son auteur - mais ce fut sans aucun doute dans le cadre de son service et il s'avéra bientôt indéniable qu'il en était tombé amoureux. Mais enfin, lequel d'entre nous ne l'était pas un peu !

Quelques mois plus tard, à l'été 71, d'après les fiches d'emprunt, Madame Lesueur, qui était diplômée d'Histoire, pour occuper les loisirs que lui laissait le gouvernement de sa maison et séduite par notre petite ville, entreprit une étude du passé de notre cité : ses visites chez nous se firent plus fréquentes et plus longues. Nous mîmes même à sa disposition un petit cabinet de lecture proche de la section historique et plus calme que la salle de lecture principale où l'attention était souvent détournée par des allées et venues trop fréquentes de scolaires qu'il fallait souvent rappeler à l'ordre quant au silence à garder en ces lieux.

C'est ainsi, je crois, que les relations de Jérôme Beaufils et de Madame Lesueur passèrent du statut de cliente à employé à celui, déjà plus intime, de chercheur à collaborateur. Jérôme Beaufils, en effet, ayant appris son projet, s'était proposé de dépouiller pour elle, à ses heures creuses, un fonds légué à la bibliothèque quelques mois plus tôt, non encore répertorié et qui pouvait contenir des ouvrages ou des éléments nécessaires à son travail de recherche.

Toujours est-il que trois mois plus tard, la rumeur publique faisait de Jérôme Beaufils l'amant de Madame Lesueur ; ce que vint confirmer ce que je vais vous relater à présent et dont j'avais été le témoin bien involontaire quelques semaines auparavant.

C'était un lundi ; jour où la bibliothèque n'est pas ouverte au public avant quatorze heures, car nous profitons de cette matinée pour recevoir les éditeurs, enregistrer les livraisons et passer nos commandes. Madame Lesueur nous avait demandé la semaine précédente un ouvrage sur les Abrincates, fondateurs de notre cité, qui figurait dans nos fichiers mais sur lequel il avait été impossible de mettre la main. Au cours du week-end, je m'étais heureusement souvenu qu'il devait encore se trouver dans les cartons du dernier déménagement de la section histoire, à la suite de l'agrandissement de notre maison, il y avait un peu plus d'un an. En effet, nous avions sous-estimé notre besoin en rayonnages et un peu plus de mille volumes étaient restés en caisse, en attendant les linéaires supplémentaires toujours promis mais jamais livrés par les services municipaux. J'avais donc chargé Jérôme Beaufils de téléphoner à Madame Lesueur pour lui annoncer qu'elle pourrait passer prendre cet ouvrage dans la soirée, mais elle était venue le matin même, alors que Jérôme se préparait à descendre à la réserve et elle y était descendue avec lui. Ce n'était pas très régulier, même si nous la considérions maintenant comme faisant un peu partie de la maison.

Un peu plus tard, ayant moi-même à faire dans ce secteur, je descendis au sous-sol. C'est alors que j'entendis Mme Lesueur dire d'une voix rauque que je ne lui connaissais pas :"Non, Jérôme, je vous en prie". Intrigué, je m'approchai de la réserve et, par la porte entrouverte, je découvris Mme Lesueur, couchée sur les caisses de livres entassées sur le sol, jupe à moitié relevée et Jérôme Beaufils, étendu sur elle, en train de l'embrasser à bouche-que-veux-tu. Je reculai précipitamment et m'éclipsai. Il ne dut pas se passer autre chose ce matin-là, car ils remontèrent très peu de temps après moi. Mais j'étais à présent fixé sur la véracité de la rumeur. Quelques jours plus tard, j'appris de la bouche de Jérôme lui-même que Madame Lesueur l'avait engagé comme répétiteur pour ses enfants : le loup était introduit dans la bergerie !

Je ne sais rien de plus, sinon ce qu'en a dit la presse par la suite, mais je peux ajouter quand même que, hormis l'incident de ce jour-là, je n'ai jamais rien eu à reprocher à J érôme Beaufils sur le plan professionnel. Cependant, il m'arrive de penser que si j'étais intervenu alors, le cours des événements en eût peut-être été changé et c'est ce remords qui dans un premier temps m'avait dissuadé de vous répondre. Avec l'espoir de vous avoir été utile dans votre enquête, je vous prie de croire, Monsieur, à toute ma sympathie.

Rédigé à Cherbourg, le 5 septembre 1975.

I

Bibliothèque Émile Littré

La Bibliothèque Émile Littré (philosophe et lexicographe 1801-1881) occupait toute une aile de l'ancien évêché - un sombre édifice mi-gothique, mi-renaissance - et ce jour-là, de la banquette du rez-de-chaussée sur laquelle on déposait les ouvrages qui rentraient ou sortaient, Jérôme devinait à travers le verre faiblement coloré des vitraux des fenêtres les différents tons de vert tendre des frondaisons du parc. Le soleil qui les infiltrait, diffracté par le biseau d'un verre plus irré gulier, se décomposait en un arc-en-ciel mouvant sur le chêne ciré du comptoir. Cette vision le ramena soudain plusieurs ann ées en arrière : il se revit, dans la basilique Saint-Sulpice, la gorge serrée d'émotion au spectacle d'un visage de jeune fille nimbé de lumière. Et au moment précis où le nom enfoui dans sa mémoire lui revenait aux lèvres : "Maria...", il entendit une voix chantante lui répondre d'un ton courroucé :

— Je ne vous permets pas, Monsieur. Et d'abord, comment connaissez-vous mon pré nom ?

Devant lui se tenait une jeune femme brune, grande et mince, au visage de madone et au physique de mannequin, comme tout droit sortie d'un film d'Antonioni ou de Rossellini, (avec la couleur en plus), moulée dans une petite robe rouge à bretelles qui la déshabillait plus qu'elle ne l'habillait. Un éclat dans ses yeux semblait démentir son propos. Elle tenait par la main deux fillettes de sept et dix ans environ, habillées de Vichy, avec des couettes ornées d'un nœud du même tissu.

— Je voudrais inscrire mes deux filles et moi-même à votre bibliothèque. Qu'est-ce que je dois faire, s'il vous plaît ?

L'impression première de Jérôme se confirmait. Italienne, sans aucun doute. Il était là, debout, les mains à plat sur la banquette, les yeux remplis de cette apparition paradisiaque, incapable d'articuler le moindre mot d'excuse, la gorge sèche et les jambes chancelantes.

— Voici ma carte d'identité. Vous en avez besoin pour remplir ma fiche, n'est-ce pas ?

Ses doigts hésitants effleurèrent une main aux ongles laqués du même rouge que la bouche ferme et bien dessinée qui venait de prononcer ces mots. Prenant la carte qu'on lui tendait, il lut pour lui seul : Alessandrini Maria, épouse Lesueur, née à Naples le 8 mai 1941. Signe particulier : néant. Une indignation subite le saisit. Comment une beauté aussi éclatante pouvait-elle ne pas avoir de signe particulier si tout en elle était singulier ? Il vit là une confirmation supplémentaire de la bêtise insondable de l'administration.

Depuis qu'il avait prononcé le nom-sésame de Maria, le temps avait été comme suspendu, aboli pour Jérôme et ce n'est qu'au contact des doigts de Madame Lesueur qu'il redescendit sur terre et s'entendit dire d'une voix aussi professionnelle que possible :

— Mais certainement, Madame. veuillez passer dans le bureau à côté. Je vais procéder immédiatement à votre inscription à toutes les trois.

Et il accompagna cette dernière phrase de son plus beau sourire commercial à l'adresse de la maman, puis des deux fillettes sagement immobiles aux côtés de leur mère. Il se souvint fort à propos qu'il avait dans son tiroir des bonbons acidulés destinés à de telles circonstances : il en prit deux, qu'il tendit aux fillettes : "Tenez, mesdemoiselles, un petit cadeau de bienvenue". Elles prononcèrent avec ensemble un gentil merci tandis que leur visage jusqu'ici sérieux s'éclairait d'un grand sourire.

L'effet attendu se produisit. La maman aussi retrouva le sourire. Jérôme enchaîna :

— Veuillez m'excuser pour tout à l'heure. Je rêvais tout haut et le pré nom que vous avez entendu était un souvenir, mais je vois comme un signe à cette coïncidence.

Le front lisse de Maria Lesueur se plissa un instant et Jérôme eut peur d'être allé trop vite. Il reprit d'une voix plus forte :

— Moyennant une cotisation familiale annuelle de 60 F, vous-même et vos enfants pouvez emprunter 3 livres chacun pour trois semaines, avec une limitation pour les bandes dessinées à un ouvrage par semaine. Veuillez signer ici, je vous prie.

Il lui tendait un stylo-bille, mais elle sortit un stylo-plume Parker (Jérôme reconnut le capuchon) de son sac à main et il remarqua qu'elle signait de son nom de jeune fille, d'uneécriture haute et fortement inclinée vers l'avant.

— Merci beaucoup, Madame. Si vous le permettez, je vais vous indiquer l'emplacement des principaux rayons et vous montrer les salles de lecture pour adultes et pour enfants. Veuillez me suivre, s'il vous plaît.

Comme nous le savons déjà , Madame Lesueur devint une abonnée assidue de la Bibliothèque et par le biais des recherches historiques qu'elle entreprit à quelque temps de là, Jérôme fut amené à la côtoyer davantage, à la rencontrer pour ainsi dire en tête-à -tête, dans le petit cabinet de lecture mis à sa disposition pour la circonstance.

Jérôme donc, comme tous les hommes qui l'approchaient, était tombé sous le charme capiteux de Maria Lesueur, dès la première rencontre, mais au fil des semaines et grâce à la collaboration qui s'établit bientôt entre eux, l'appel de tout son être qu'il avait ressenti devint bientôt un sentiment obsessionnel, une passion qu'il avait de plus en plus de difficultés à dominer. Jusque là, Maria n'avait rien fait pour l'encourager cependant, mais son parfum pénétrant, sa voix grave d'italienne, ses longs cheveux bouclés, ses yeux rieurs, ses lèvres pulpeuses, sa silhouette de dé esse, tout cela l'émouvait aux larmes rien que d'y penser et quand elle était là , devant lui, à côtéde lui, il en était comme tétanisé, bafouillait, bredouillait comme un collégien. Bref, il avait le sentiment d'être ridicule, souffrait mille morts en sa présence, mais infiniment plus encore en son absence.

Habituée aux hommages assidus de la gent masculine, Maria Lesueur les considérait avec détachement et naturel, mais savait remettre à leur place les don juan de préfecture et autres séducteurs professionnels d'une réplique cinglante, voire même d'un coup de genou bien appliqué, dans les cas les plus sérieux. Mais Jérôme n'entrait pas dans ces catégories. D'abord, si son troubleétait plus que visible, il ne lui avait fait encore ni la moindre avance ni la moindre déclaration pas plus qu'il n'avait esquisséle plus petit geste envers elle. Et cette déférence, à laquelle elle n'était pas vraiment habituée, la touchait plus qu'elle n'aurait su dire. Sa jeunesse aussi l'émouvait. Elle, avec ses trente ans, son mariage précoce et ses deux fillettes, son existence rangée d'épouse de notable lui pesait un peu, elle se sentait plus âgée qu'elle ne l'était et elle avait intérieurement surnommé Jérôme : "il cherubino" : c'était certes très exagéré, mais à son contact, elle avait l'impression de retrouver une parcelle de sa jeunesse trop vite enfuie.

Ainsi donc, alors qu'elle aurait pu très facilement mettre fin à ses rencontres avec Jérôme, en résiliant son abonnement à la bibliothèque - mais cela se serait su et aurait éveillé les curiosités - ou plus simplement en interrompant ses recherches historiques - mais elle en était à un stade où renoncer lui pesait - ou bien encore en demandant l'arrêt de la collaboration de Jérôme sous un prétexte quelconque - mais cela aurait pu lui attirer des désagréments et elle ne le voulait pas - au lieu donc de mettre fin à leurs rencontres de travail bihebdomadaires, elle se laissa aller dans un premier temps au sentiment de toute-puissance que lui donnait son ascendant sur Jérôme. Aujourd'hui enjouée, demain sévère, elle s'amusait à observer les troubles que ses changements d'humeur provoquaient en lui, jouait de ses sentiments et de ses désirs en se laissant effleurer la main ou en distillant des confidences sur son passé. Et Jérôme ne marchait pas, il courait, que dis-je, il courait, il volait. Un sourire de Maria et il voyait la vie en rose, une arcade froncée, un œil noir et il sombrait aussitôt dans la mélancolie.

Ce petit jeu dura quelques semaines. Maria attendait de Jérôme une initiative qui ne venait pas, sans avoir encore décidé de la réponse qu'elle y apporterait. Prisonnier volontaire, tel un papillon incapable de sortir du halo de lumière d'un abat-jour, Jérôme supportait toutes les avanies que lui faisait subir Maria, sans se départir de son calme apparent. Cependant, il était maintenant évident aux yeux de beaucoup que le feu couvait sous la cendre et certains pressentaient un embrasement prochain. Le petit monde de la bibliothèque retenait son souffle.

Ce jour-là, Maria, avait décidé d'aider la Providence et, au cours de la matinée, demanda à Jérôme de l'accompagner à la section des archives, à laquelle elle ne pouvait accéder seule. Elle portait à dessein la même petite robe rouge à bretelles que le jour de leur rencontre, le même parfum aussi. Après avoir allumé la lumière de l'escalier, elle commença à descendre, Jérôme sur ses talons. En bas, une fois franchi le sas d'entrée, devant les alignements parallèles de rayonnages remplis de boites d'archives, il y avait un espace libre occupé pour le moment par un amas de caisses de livres provenant d'un legs non encore répertorié.

Et là,dans la pénombre complice du sous-sol, Jérôme n'y tint plus. La lame de fond de tous ses désirs et tous ses rêves trop longtemps contenus le submergea soudain sans la moindre chance de pouvoir y échapper : sans avoir pu dire un mot, sans qu'il sût trop comment et tandis qu'il la couchait sur les caisses de carton posées sur le sol, sa bouche se retrouva contre les lèvres de Maria qui s'était retournée pour lui faire face. Et Maria, surprise par la soudaineté de l'action, en s'entendant murmurer : "Non, non, Jérôme,... pas ici", en même temps que ses lèvres répondaient comme malgré elle au baiser de Jérôme, comprit qu'elle était prête... à bien plus que cela. Combien de temps s'écoula-t-il avant qu'un bruit de pas dans l'escalier ne les fît se redresser, réarranger leur tenue et se regarder avec effarement ? Il auraient été bien incapables de le dire. Jérôme remonta le premier sans mot dire. Maria le suivit bientôt, les bras chargés d'une pile de revues du siècle dernier.

Ce soir-là, les sens en feu, la tête en désordre et le cœur en fête, Jérôme traîna en ville et Alexandra, son épouse, était aux cent coups lorsqu'il réapparut enfin au logis, vers dix heures du soir, empestant l'alcool et le tabac. Il récita sans conviction la fable de l'ami d'enfance rencontré par hasard, fable qu'Alexandra écouta sans sourciller et à laquelle elle fit mine de croire. Mais depuis quelques semaines, dans son sommeil, Jérôme laissait régulièrement échapper le même prénom et Alexandra n'en était déjà plus au stade des soupçons, mais bien à celui des confirmations. Ce qui l'empêcha de lui faire une scène sur-le-champ, ce fut l'absence de trace du moindre parfum féminin - Jérôme avait traîné dans les bars pour cette raison aussi - et le fait qu'elle sût que le premier amour de Jérôme s'appelait Maria ; le doute profita donc à l'accusé, qui se contenta cette nuit-là de dormir à l'hôtel du cul tourné. Mais c'est une épouse de plus en plus inquiète qui s'endormit au petit matin à ses côtés, après avoir passé et repassé en revue chacune des journées des semaines précédentes, à la recherche d'un indice qui aurait confirmé ses soupçons. En vain. A part ce prénom et ce retard de ce soir, rien. Néanmoins, l'amour jaloux d'Alexandra serait plus que jamais sur ses gardes désormais.

II

Rue Crèvecœur

C'est ce qui rend plus incroyable le fait qu'à quelque temps de là son épouse ait accepté sans broncher que Jérôme serve de répétiteur à Julie et Mélissa Lesueur. Mais il faut dire à sa décharge que c'était Me Lesueur en personne qui avait sonné à la porte un soir, pour leur faire cette offre. Maria n'avait voulu ni se présenter au domicile de sa rivale, ni faire sa proposition à Jérôme sur son lieu de travail. Dans le premier cas - pensait-elle - une femme perspicace n'aurait pas manqué de se poser des questions et dans le second, depuis l'incident des pas dans l'escalier du sous-sol, elle redoutait les indiscrétions. Comment avait-elle persuadé son époux de la nécessité d'embaucher Jérôme, alors qu'elle-même ne travaillait pas et comment l'avait-elle convaincu de faire personnellement la démarche ? C'est là un point qui n'est pas éclairci mais qui n'étonnera que ceux qui ne la connaissent pas (elle obtient tout ce qu'elle veut de quiconque). Comme Alexandra ne terminait son travail que vers sept heures et demie - commerce oblige - et comme la demeure des Lesueur se trouvait sur le chemin de retour de Jérôme, elle ne vit aucun inconvénient à ce que son mari, quatre soirs par semaine, de six à sept, fît faire leurs devoirs et réciter leurs leçons aux petites Lesueur. D'autant que la proposition financière était alléchante. Pour un travail somme toute aisé, puisque Julie Lesueur, l'aînée, entrait en sixième avec un an d'avance et que Mélissa, sa sœur,était au CE2.

C'est donc dans ces conditions que Jérôme Beaufils fit son entrée, au début d'octobre 1971, dans la gentilhommière de la rue Crèvecœur que Me Lesueur avait louée à des propriétaires désargentés, en prenant à sa charge quelques réparations urgentes. C'était une maison de maître un peu ancienne, d'une quinzaine de pièces sur deux étages, sans trop de style, mais avec infiniment de charme. Sa façade couverte de vigne vierge prenait à l'automne des tons flamboyants et deux bougainvillées odorantes s'emmêlaient dans les grilles qui la séparaient de la rue. Dans la cour pavée, ceinte des bâtiments de service, un pressoir désaffecté et sa roue de granit accueillaient des fleurs. Un perron double conduisait à la porte d'entrée.

Ce premier soir de son nouveau service, en montant les marches de granit, usées en leur centre par presque deux siècles d'utilisation, Jérôme avait le cœur qui battait la chamade. Non pas tant de devoir faire le répétiteur pour deux fillettes qu'il connaissait à peine - car après tout cela ne serait guère plus difficile que les gardes d'enfants avec lesquelles il avait souvent bouclé ses fins de mois d'étudiant - mais surtout de se retrouver face à face avec Maria, sans savoir quelle attitude adopter. En effet, ils ne s'étaient pas revus, depuis l'épisode du baiser (cela faisait bientôt quinze jours) et Jérôme ne savait trop que penser. D'un côté, les mots qui, ce jour-là, avaientéchappé à Maria (non, non Jérôme, pas ici...) étaient suffisamment explicites pour autoriser tous ses espoirs ; de l'autre, cette couverture qu'elle venait de lui procurer pour l'introduire au foyer conjugal n'était peut-être qu'un coupe-feu dressé à la hâte, pour l'inhiber davantage et éviter tout nouveau tête-à -tête... Essayant de reprendre son calme en inspirant profondément à plusieurs reprises, il chercha en vain une sonnette et finit par soulever le heurtoir de bronze à tête de gorgone, qu'il laissa retomber trois fois.

Contrairement à son attente, ce n'est pas Maria qui lui ouvrit la porte, mais une petite jeune fille, une employée de maison, jupe noire et tablier blanc. Surpris, Jérôme eut du mal à articuler le but de sa visite :

— Bonsoir. Je.... je suis... euh... Monsieur et Madame Lesueur m'ont demandé de venir pour faire faire leurs devoirs et réciter leurs leçons à leurs filles.

— Ah ! C'est vous le nouveau répétiteur... Madame m'a prévenue en effet. Elle vous attend au salon. C'est par ici.

Le vestibule, lambrissé de panneaux de chêne verni jusqu'à hauteur de taille, tapissé au-delà d'un tissu d'un beige un peu passé, orné de divers tableaux et gravures, menait au fond à un large escalier à simple révolution et balustrade ouvragée ; à droite une porte pleine à double battant ouvrait sur ce qui devait être la pièce de réception principale et à gauche sur ce qui se révéla être un petit salon, meublé de façon un peu hétéroclite.

Des dalles de grès sonores du hall, Jérôme mit le pied sur un parquet à l'anglaise dont quelques lames grincèrent sous son pas. Maria l'attendait, allongée sur une liseuse de style Directoire. Elle attendit que la bonne ait refermé la porte pour se lever. Mais le miracle des Archives ne se reproduisit pas. Jérôme, dans ce milieu qui lui était tellementétranger, resta figé au milieu de la pièce, sa serviette à la main, comme un commis-voyageur qui attend de montrer ses échantillons. Ce fut Maria qui parla la première :

— Bonsoir, Jérôme. Je suis heureuse que mon mari vous ait choisi pour aider les enfants. Je lui ai dit beaucoup de bien de vous et M. Dugué aussi. J'espère que vous vous plairez avec nous...

Quel langage est-ce là - songea Jérôme - ? Mais lorsqu'il la vit mettre un index sur sa bouche et pointer l'autre sur la porte qui venait de se refermer, Jérôme comprit que ces paroles protocolaires ne lui étaient pas particulièrement ou pas seulement destinées. Mais il n'eut pas le temps d'y réfléchir davantage. Elle s'avançait vers lui, mais le dépassa pour aller jusqu'à la porte qu'elle entrouvrit pour vérifier que personne ne guettait au trou, puis referma doucement avant de lui ouvrir les bras en disant tout bas avec cet inimitable accent italien : "Jérôme..."

Dans quel guêpier t'es-tu fourré ? - chuchota la raison de Jérôme, hélas couverte par le tumulte de son cœur qui disait : "Qu'importe ! Elle est à toi ! n'est-ce pas ce que tu voulais ?". Et l'instant d'après, plus rien n'existait que la douceur des lèvres de Maria, la violence de ses baisers, la chaleur de son corps contre le sien, le parfum de sa peau, l'odeur de ses cheveux. Et ce désir qui le brûlait... Et ces vêtements qui les gênaient... Non, il ne fallait pas... Pas ici... Pas maintenant...

Jérôme se contint et prenant la tête de Maria entre ses deux mains, il l'écarta de sa bouche en disant : "Maria... Pourquoi m'avez vous fait ça ? Me faire venir ici, sous votre propre toit. On peut nous surprendre à chaque instant. Et c'est encore plus mal...".

Maria eut un petit rire de gorge : "Voyons, Jérôme chéri, c'est l'intention qui compte ; ici ou ailleurs, ce sera toujours mon mari et votre femme que nous tromperons. Et je crains davantage le qu'en-dira-t-on de cette petite ville de province que les soupçons de mon mari. Quant au personnel, il m'est entièrement dévoué. Et puis Julie et Mélissa ont réellement besoin de quelqu'un pour les faire travailler. Moi, je n'y arrive pas. Elles savent comment me prendre et je cède à tous leurs caprices. Il est temps que cela cesse. Venez, je vais vous les présenter.

Sans s'en rendre compte, ils avaient conservé le vouvoiement qui avait régi leurs premières rencontres à la Bibliothèque. Et le plus curieux, c'est qu'ils allaient garder, par précaution diront certains, par un reste de timidité diront d'autres, ce traitement, anachronique pour deux amants, jusqu'à la dernière heure de leur courte relation.

Il ne se passa rien d'autre ce soir-là . Et Maria laissa dans la salle d'étude et de musique du premierétage, un Jérôme tout perplexe en compagnie des deux demoiselles de la maison qui accueillirent fort poliment "le monsieur qui leur avait donné un bonbon" et ce d'autant plus facilement que Jérôme en avait apporté d'autres qu'il sut leur donner lorsqu'elles eurent appris et récité convenablement leurs leçons. De l'anglais et du latin pour Julie, une petite récitation et un peu de conjugaison pour Mélissa. Lorsque sa tâche fut achevée, Julie fit signe à Jérôme, qui ne savait comment prendre congé, qu'il lui fallait tirer le cordon. La servante qui l'avait introduit réapparut et le raccompagna jusqu'à la porte d'entrée, sans qu'il ait revu la maîtresse de maison.

Le lendemain, il ne la vit pas non plus. Madame était allée à une vente aux enchères à Saint-Lô et n'était pas encore rentrée. On était vendredi. Désormais, il lui faudrait attendre lundi, dix-huit heures, avant de la revoir, peut-être... C'était plus que son cœur n'en pouvait. C'était trop. Il fallait qu'il trouve un moyen. La messe dominicale.... Comment n'y avait-il pas songé plus tôt ? Certes, mais irait-elle à la grand-messe de dix heures à Saint-Sulpice ou bien assisterait-elle à une messe basse à Saint-Saturnin ou à Saint-Martin-des-Champs ? Il réfléchit que les deux fillettes étant sans nul doute inscrites au catéchisme, il leurétait conseillé d'assister à l'office de neuf heures, spécialement adapté à leur intention. Oui, mais leur mère les y accompagnerait-elle ? Elles avaient l'âge d'y aller seules. Et Madame Lesueur suivrait peut-être le dernier office, celui de onze heures et demie, avec son mari, qui serait alors rentré de son entraînement matinal. Et puis Alexandra et lui avaient coutume d'assister à la grand-messe.

Il en était là de ses pensées lorsque la sonnette retentit deux fois. Alexandra étant partie au marché, il alla ouvrir. C'était le facteur (il aurait pu s'en douter), qui avait sonné pour remettre le catalogue de la Redoute, qui, bien entendu, ne rentrait pas dans la boîte aux lettres. Mais il lui remit aussi une enveloppe blanche tout ordinaire sur laquelle il reconnut avec autant de stupeur que d'allégresse une écriture haute, inclinée vers l'avant, l'écriture de Maria ! Abasourdi, il referma la porte au nez du facteur, sans même prendre congé.

Adossé à la porte, comme pour mieux protéger le précieux envoi, Jérôme le retournait entre ses doigts, sans oser l'ouvrir. Une chance qu'il se soit trouvé là . Quelle folle imprudence que de lui écrire ainsi, sans précautions ! Mais quel bonheur aussi. Soudain, la pensée lui vint que c'était peut-être une lettre de rupture. Elle lui brûla les doigts tout à coup. Prenant sur lui, il déchira fiévreusement l'enveloppe. Elle ne contenait qu'un feuillet et quelques lignes qui le ravirent :

Jérôme, Pardonnez-moi cet imprudent message. Je n'ai pu résister à l'envie de vous dire avant lundi les simples mots que vous devinez et que mon cœur ne peut plus retenir à présent : je vous aime.

Maria.

Jérôme replia le feuillet qu'il mit dans la poche de sa chemise, sur son cœur. Puis il alla jusqu'au vide-ordures où il entreprit de réduire l'enveloppe qui avait contenu le cher message en morceaux de la taille d'un timbre-poste. C'est alors qu'il vit qu'elle n'en portait pas et n'était pas oblitérée. Il en était encore à s'interroger sur ce mystère lorsqu'un bref coup de sonnette lui annonça le retour d'Alexandra du marché.

— Tu sais qui j'ai vu sur la place ? Madame Lesueur avec sa bonne. Tu ne m'avais pas dit qu'ils en avaient une. Et jolie, en plus. Mais pas autant que sa patronne, c'est sûr.

Alors Jérôme comprit que Maria était venue déposer ou avait fait déposer, avant l'heure du facteur et sachant que sa femme était au marchépour un moment encore, le message qu'il avait trouvé. Mais quand même, quelle inconscience !

Rassuréquant aux sentiments de Maria à sonégard, Jérôme décida sagement qu'il valait mieux ne paséveiller les soupçons de sonépouse en bouleversant subitement leurs habitudes dominicales. A présent, son problème immédiat, c'était de trouver un endroit sûr pour conserver la lettre de Maria, qu'ilétait hors de question qu'il détruisît. Il écarta son portefeuille, dans lequel Alexandra avait l'habitude de prendre l'argent liquide pour les courses. Aucun endroit de l'appartement ne lui parut à l'abri d'un assaut imprévu de nettoyage ou de rangement. Par contre, il songea finalement que personne n'irait avant longtemps inspecter les boîtes d'archives du sous-sol de la bibliothèque, où il avait souvent à faire, pas plus que le fond du tiroir de son bureau, qu'il avait bien du mal à ouvrir en grand. Mais à cause de cela même, il renonça au tiroir : on aurait pu trouver bizarre qu'il veuille l'ouvrir si souvent, tout à coup.

Dans la matinée du lundi, il descendit donc aux archives, où il procéda au montage d'une nouvelle boîte cartonnée, sur laquelle il inscrivit de la même écriture que sur les autres : "Correspondance", puis ne pouvant décemment préciser davantage, sur la deuxième ligne : "Divers". Il y glissa sa missive, puis alla ranger la boîte tout en haut d'un rayonnage, à côté de celles dévolues à Émile Littré et au général Valhubert. C'est là que l'on retrouverait, quelques mois plus tard, toutes les lettres de Maria, soigneusement rangées et curieusement frappées du tampon de la Bibliothèque Municipale, comme si Jérôme avait entendu en faire le legs à celle-ci.

Ce lundi-là , les tâches routinières qui d'ordinaire servaient de prétexte aux rêveries de Jérôme, ne purent l'empêcher de se ronger les sangs jusqu'au soir. Maria ne venait à la Bibliothèque que deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, généralement l'après-midi. En effet, le lundiétait le jour de congéde son mari, le mercredi consacréà ses filles et le samedi jour de marché. Ce lundi-là fut donc interminable. A dix-sept heures, Jérôme avait déjà rependu sa blouse au vestiaire et endossésa veste ; à dix-sept heures quinze, il vit entrer avec consternation une abonnée qu'il ne put se résoudre à laisser choisir seule et qui ressortit bientôt avec les deux premiers ouvrages qui tombèrent sous la main de Jérôme et qu'elle n'avait pas lus : "Mort, où est ta victoire ?" de Daniel-Rops et "Les Vertes Années" de Cronin. A dix sept heures trente pile, il franchissait la porte d'entrée, ayant confiéà un subalterne le soin, qui lui revenait d'ordinaire, de fermer l'établissement. Presque en courant, il parcourut à travers la vieille ville les quelques centaines de mètres qui le séparaient du domicile aimé. Pour se rendre compte qu'il avait un quart d'heure d'avance et rebrousser chemin jusqu'au jardin de l'évêchéqu'il traversa et retraversa d'un pas désœuvré.

Finalement, dans la minute où le clocher de Saint-Sulpice égrenait les tintements de dix-huit heures, Jérôme soulevait avec appréhension le heurtoir de la rue Crèvecœur.

Alors qu'il s'attendait au même tablier blanc et à la même jupe noire que la fois précédente, il eut presque un mouvement de recul en découvrant la robe d'intérieur moirée de la maîtresse de maison qui le fit entrer ; le lundi était aussi le jour de congé des domestiques et Maria sortait de son bain. Son mari, qui lisait au salon, la suivait de près et lui reprocha à mots couverts d'être allée ouvrir en cette tenue : " - Bonsoir, Monsieur Beaufils ; veuillez excuser mon épouse, elle ne m'a pas laissé le temps d'aller vous ouvrir, ce qui eût étéplus convenable, mais vous savez comme les Italiennes sont impulsives..."

Ilsétaient là tous les trois, dans l'antichambre, comme dans le pire des vaudevilles, et Jérôme cherchait sa réplique, tandis que Maria montait déjà l'escalier, en relevant les pans de sa robe : Monsieur Beaufils, c'est bien cérémonieux pour un jeune homme ; vous permettez que je vous appelle Jérôme ?... Jérôme, vous voudrez bien m'excuser, je vais m'habiller pour obéir à mon mari. Vous connaissez le chemin ; les petites sont dans la salle d'étude ; vous pouvez monter, elles vous attendent.

Jérôme songea qu'un œil extérieur n'eût pas manqué de trouver indécent qu'un jeune homme montât chez elle et sur ses talons l'escalier d'une femme mariée en robe de chambre et cela sous les yeux du mari. Mais celui-ci ne semblait pas s'offusquer outre-mesure de la situation. Quoiqu'un reste de prudence lui fît gravir aussi les marches pour accompagner Jérôme jusqu'à la salle d'étude ou l'attendaient Julie et Mélissa.

Mais après avoir donné à se deux filles les conseils que donnent tous les pères en pareilles circonstances, il s'éclipsa en prétextant un rendez-vous en ville.

Jérôme commença son cours dans la crainte et l'espoir mêlés de voir entrer Maria à tout instant et de ne savoir que faire ; puis il réussit à se concentrer sur sa tâche : cinq lignes de Tacite que Julie devait traduire pendant que Mélissa faisait des additions et des soustractions. Le manuel de latin en sixième était le même qu'à l'Institut dix ans plus tôt : les sœurs de la Providence ne dérogeaient que très peu aux traditions. Tête brune, tête blonde, penchées sur leurs cahiers, les deux fillettes étaient tout à leurs devoirs avec Jérôme qui allait et venait de l'une à l'autre dans leur dos quand leur mère entra sans bruit dans la pièce. Jérôme aurait reconnu entre mille son sillage parfumé. Les cheveux défaits, elle portait à présent une petite jupe noire évasée et un corsage de satin cramoisi : rouge et noir ; le Rouge et le Noir. Jérôme en resta interdit : il y avait tant de similitudes entre sa situation ici et celle de Julien Sorel chez Mme de Rénal qu'il ne put se résoudre à ne voir là qu'une coïncidence. Maria voulait-elle faire ainsi allusion aux désirs calculateurs du héros de Stendhal et mettre à l'épreuve ses sentiments à son égard?

La leçon n'était pas encore achevée, mais après avoir jeté un rapide coup d'œil au travail des deux fillettes, leur mère, de cette voix grave qui émouvait Jérôme aux larmes, presque au premier son, leur donna congé:

— C'est très bien, mes chéries. Allez jouer dans vos chambres maintenant, j'ai à parler à votre maître. Je vous appellerai quand il sera l'heure du dîner.

Elles se retirèrent avec entrain, esquissant une rapide révérence avant de sortir de la pièce, tandis que Jérôme ramassait livres et cahiers, sans pouvoir cacher un trouble grandissant. C'était à lui, à présent, de prendre une initiative et il ne savait laquelle : son corps et son cœur lui en criaient une et sa tête lui disait : "Non, Jérôme.... pas ici". Et le souvenir de cette phrase lui rappelait qu'on avait failli les surprendre une fois déjà ...

Mais la nature fut plus forte que la raison. Posant sa pile de livres et de cahiers sur le coin du bureau, il prit la main de Maria, qui se tenait maintenant à ses côtés, et la porta à ses lèvres en un geste irréfléchi, dont la spontanéité valut toutes les envolées lyriques qu'il aurait pu imaginer : portés l'un vers l'autre, les amants s'enlacèrent, leurs bouches se trouvèrent, leurs souffles se mêlèrent et les doigts de Jérôme bien vite découvrirent que Maria ne portait rien d'autre que ces deux pièces de vêtement, bien faibles remparts qui furent franchis en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. Maria non plus n'était pas restée inactive. Il n'était plus question ni pour l'un ni pour l'autre de faire marche arrière. Ils se prirent donc avec violence sur le chêne ciré du bureau en un assaut si longtemps désiré, imaginé et contenu qu'il les mena à l'extase au même instant et les laissa dans une semi-inconscience de quelques minutes...

"Post coïtum, omne animal triste" disaient les latins. Et Jérôme n'échappa à la règle. Rhabillé à la hâte, reconduit en silence à la porte de service, il ne put se résoudre à rentrer chez lui avant d'avoir mis un peu d'ordre dans ses pensées et erra donc un long moment par les rues de la vieille ville, sans rencontrer personne de connaissance, heureusement pour lui. Il pleuvait et il n'avait pas de parapluie. Cette pluie fine et pénétrante lui donna un tant soit peu l'impression de le laver de sa faute et, au bout d'un quart d'heure, ses pas purent le mener au logis où son aspect de chien mouillé lui évita toute autre question gênante.

III

Square Thomas Beckett

Les amours pseudo-littéraires de Maria et Jérôme durèrent trois bons mois, le temps qu'il fallut au mari débonnaire pour se convaincre, primo, de la réalitéde ses récents attributs frontaux et, secundo ,de l'ampleur croissante du scandale dans la cité. Autant Me Lesueurétait clairvoyant dans l'analyse des cas qu'il avait à traiter, incisif dans ses interventions et redoutable dans ses réquisitions, autant il devenait aveugle, faible et inoffensif dès qu'il franchissait la porte de son logis et retrouvait sonépouse. Elle le menait par le bout du nez ; il lui passait tout. Moyennant quoi, le couple semblait s'entendre à merveille. Mais le bruit - invérifié, précisons-le - a couru que ce coup de canif dans le contrat de mariage n'était pas le premier et certaines mauvaises langues sont même allées jusqu'à dire que ce contrat n'était plus qu'une peau de chagrin depuis déjà belle lurette.

Le lecteur prudent se souviendra qu'on ne prête qu'aux riches et se gardera avec nous de toute conclusion hâive.

En la circonstance, la rumeur,étayée d'indices apparemment concordants, avait fait le tour de la ville en si peu de temps qu'on se demande si Monsieur le Bibliothécaire en Chef avaitétéaussi discret qu'il aurait pu ou dû l'être. Car enfin, il avait bien fallu un point de départ à cette "nouvelle", et Jérôme et Maria ne furent surpris ensemble que la veille du dénouement..

Mais n'anticipons pas sur le cours desévénements et revenons à nos considérations premières.

Au cours de ce printemps - ce qui précède eut lieu au sortir de l'hiver - s'installa donc entre nos quatre protagonistes, je n'ose dire un "modus vivendi" mais bien plutôt un "modus amandi" assez classique : Maria et Jérôme se "voyaient" quatre soirs par semaine au domicile de celle-ci, deux fois encore à la Bibliothèque et chaque samedi Maria écrivait à Jérôme un billet doux qu'il récupérait dans sa boîte aux lettres le dimanche matin en allant acheter ses croissants, mais leurs moments d'intimité sereine étaient bien rares et il leur fallut bientôt trouver un nid pour leur amour : en une ville aussi petite, songer à une chambre d'hôtel, même sous des noms d'emprunt, c'était quasiment afficher leur liaison ; et louer un studio présentait peu ou prou les mêmes inconvénients. Mais s'aimer à la sauvette entre deux portes en présentait davantage à leurs yeux. Madame Lesueur loua donc, sous son nom de jeune fille, à un propriétaire parisien qui en avait confié la gestion à une agence locale, un studio en ville, passage Thomas Beckett. Son choix se porta sur cette adresse pour plusieurs raisons : en tout premier lieu parce qu'on y accédait par un couloir indépendant qui ouvrait sur un porche à double issue, qui d'un côté donnait accès à la Bibliothèque toute proche et de l'autre au square Thomas Beckett, qui surplombe toute la vallée. Et puis aussi parce que c'était l'un des seuls parmi ceux qu'elle visita à posséder un grand lit - ces petits studios sont plutôt conçus pour des célibataires -. Et enfin, parce que l'endroit avait été rénové il y avait deux ans à peine.

C'était un meubléordinaire - je l'ai visité- auquel, avec un minimum de transformations, elle tenta d'apporter un peu de la chaleur de son Italie natale ; même si les amants n'y passaient pas leur temps à contempler la décoration, il leur importait néanmoins que le cadre de leurs amours stimulât leur rêve d'une vie à deux, sous le soleil, libérés de leurs attaches respectives...

C'est à un poster géant de la baie de Naples dont fut recouvert l'un des murs de la pièce que revint ce rôle. Divers objets personnels dont Maria n'avait pas voulu encombrer l'univers matrimonial et qu'elle alla rechercher au fond de ses malles, vinrent compléter l'évocation : une bouteille de chianti transformée en lampe de chevet, un bloc de pouzzolane de Pompéi, une lithographie du Ponte Vecchio de Florence, une autre de la Baie de Naples... Objets dérisoires d'une Italie de pacotille pour le regardétranger, objets chargés d'histoire et de souvenirs pour la belle napolitaine, objets que Jérôme aima parce qu'il l'aimait.

Jérôme, en quittant la Bibliothèque, empruntait forcément le passage Thomas Beckett. Il lui suffit donc de faire modifier ses horaires hebdomadaires pour pouvoir disposer deux fois par semaine d'un temps comptépour ses amours extraconjugales. Maria, bien plus libre de son temps aux heures ouvrables,était toujours là bien avant lui. Et c'est ainsi qu'un observateur attentif aurait pu voir chaque mardi et vendredi après-midi, notre bon Jérôme quitter la Bibliothèque à seize heures trente, s'engager dans le passage Thomas Beckett et n'en ressortir qu'une heure et demie plus tard, pour se rendre... chez sa maîtresse dont les enfants, qui l'attendaient pour leur leçon, avaient été ramenés de l'école par la petite bonne. Maria, quant à elle, rentrait à quelque temps de là, les bras chargés des courses qu'elle avait faites avant ou après leur cinq à sept décalé.

Tout bien conçu qu'il fût, ce stratagème n'était pas dépourvu des risques inhérents à ce genre d'entreprises : le sommeil des amants apaisés qui laissent passer l'heure de la séparation, le grain de sable imprévu qui dérègle toute la mécanique, la délation volontaire ou involontaire qui ruine le secret. Sans compter la jalousie et la lassitude qui viennent à bout des sentiments les mieux trempés.

Le premier mois se passa pourtant sans incident. L'euphorie de leurs retrouvailles dans leur nid douillet eut même d'heureuses répercussions sur l'ambiance de leurs foyers respectifs et Jérôme redevint plus tendre avec Alexandra, tout comme Maria fut plus attentionnée envers son mari - compensation au sentiment de culpabilité, sans doute -.

Ce vendredi-là , cela faisait deux mois qu'ils avaient échangé dans le salon de la rue Crèvecœur le baiser qui avait scellé le début de leur liaison et pour fêter cet anniversaire Maria avait apporté sept roses rouges et une bouteille de Rœderer passage Thomas Beckett. Souvent elle attendait Jérôme en robe d'intérieur - la même exactement que celle... - bien que celui-ci n'aimât rien autant que déshabiller sa belle maîtresse entre la porte et le lit,.. quand leur passion leur permettait de l'atteindre, car ils faisaient aussi l'amour debout derrière la porte d'entrée, sur la moquette de haute laine ou dans la douche qu'ils prenaient toujours ensemble avant de se séparer. Il sétaient comme deux aimants invinciblement attirés l'un vers l'autre dès qu'ils étaient seuls face à face et ce, d'autant plus fort qu'il leur fallait maîtriser et contenir cet élan aux yeux des autres le reste du temps où ils étaient ensemble en société.

Maria était encore en train de disposer les roses dans un vase en verre soufflé sur la table basse du coin salon lorsqu'elle entendit frapper sur la porte les cinq coups - deux longs, trois courts - qui leur servaient de signe de reconnaissance; puis la clé tourna le verrou qu'elle avait refermé à double tour derrière elle.

— Jérôme chéri, vous êtes en avance aujourd'hui. Cela mérite une récompense. Venez vite que je vous embrasse. Et puis nous boirons ce champagne pour fêter les deux mois de notre premier baiser.

Mais Jérôme n'avait pas sa tête des bons jours. Maria le sut dès qu'elle se retourna pour lui faire face, avant qu'il eût dit quoi que ce soit. Cette arcade sourcilière froncée, ces mâchoires contractées révélaient une tension intérieure inhabituelle.

— Que se passe-t-il, Jérôme, quelque chose ne va pas ?

Jérôme, après avoir refermé,était en train d'ôter son manteau qu'il accrocha à la patère fixée derrière la porte d'entrée.

— Qu'y a-t-il, Jérôme chéri ?

Il se laissa choir dans une des chauffeuses.

— Il y a que je crains que nous n'ayons été découverts. Dugué m'a fait aujourd'hui une drôle de réflexion : "Beaufils, m'a-t-il dit, quand vous aurez un moment, vous devriez vérifier le classement des correspondances que nous avons en bas et me faire des propositions sur ce que nous pouvons proposer à une large consultation et ce qui doit être réservéà un public autorisé".Étrange, non ?

Maria vint s'asseoir à ses pieds, et posa la tête sur ses genoux.

— Ce n'était que cela ? Pourquoi vous alarmer à ce point ? Ce n'est sans doute qu'une coïncidence. Mais il vaudrait mieux que dès demain vous rameniez ici mes lettres. On ne sait jamais. Vous savez bien que je soupçonne ce vieux cochon de vous avoir vu m'embrasser aux archives. Il crève d'envie, je le sais bien. Mais il peut toujours attendre, ce vieux babouin !

C'est ainsi que Jérôme apprit que son supérieur s'était également permis quelques familiarités envers Maria qui l'avait sèchement remis en place.

Mais qui pouvait rester insensible à la terrible et animale féminité de Maria ? Comment en vouloir à ceux qui comme lui s'étaient brûlé les ailes ? Seulement lui, avait eu la chance d'être choisi et, pour rien au monde, il n'aurait abandonné sa place. Il s'inclina pour déposer deux baisers sur les paupières bleutées levées vers lui.

Maria se releva et vint s'asseoir sur ses genoux. Et plus rien ne compta pour les amants que leurs souffles accordés, leurs mains emmêlées, leurs corps à nouveau embrasés...

Sur la table basse du salon, dans un seau à champagne, fondaient des glaçons autour d'une bouteille qu'on n'avait pas eu le temps d'ouvrir. Dehors, les feuilles vert tendre du printemps naissant avaient recouvert les moignons de la double rangée d'ormes mutilés du square. "Le ciel par-dessus le toit, si bleu, si calme... "

La première alerte sérieuse vint quinze jours plus tard. Cet après-midi là - c'était un mardi - vers dix-sept heures, Alexandra eut un malaise vagal à la pharmacie et sa patronne lui conseilla de partir en avance et de prendre du repos. On appela donc son mari à la Bibliothèque pour qu'il vienne la chercher en voiture. Mais point de mari. M. Duguéexpliqua au téléphone que les horaires de Jérôme avaientétémodifiés depuis deux mois environ sur sa demande et que le mardi et le vendredi après-midi, il terminait à seize heures trente. Madame Turgot, femme d'expérience, se contenta de rapporter à Alexandra que son mari avait été envoyéen courses - ce qui lui arrivait rarement - et finalement Alexandra regagna son domicile par ses propres moyens.

Jérôme, assuma ce soir-là comme quatre soirs par semaine son rôle de répétiteur auprès de Julie et Mélissa, et c'est donc peu avant dix-neuf heures trente qu'il rentra au logis, où l'attendait une Alexandra qui avait eu le temps d'échafauder mille hypothèses, dont certaines étaient fort proches de la réalité.

— Où étais-tu cet après-midi ?

— Comment ça, où j'étais ? Au travail,évidemment !

— En tout cas, j'ai eu besoin de toi, on t'a téléphoné et tu n'étais pas là . On a dit que tu étais sorti.

— Qui ça, on ?

— Monsieur Dugué à ma patronne. J'ai eu un malaise et on voulait te prévenir de venir me chercher.

— Tu as eu un malaise...

— Oui, mais finalement ce n'était pas grand-chose. Mais où étais-tu ?

Jérôme réfléchissait à toute vitesse. Il n'y avait pas eu de contact direct entre Dugué et Alexandra et apparemment celui-ci n'avait pas vendu la mèche. Mais cela voulait donc dire qu'il savait quelque chose à leur sujet, car sinon, par ignorance, il aurait dit la vérité. Et dans quel but ne l'avait-il pas dite ? Ou bien l'avait-il dite et Madame Turgot avait-elle cru inopportun d'inquiéter Alexandra avec cela ? De toute manière, il fallait rétablir la situation d'urgence.

— J'étais... sorti, effectivement. C'est moi qui suis chargé des achats à l'extérieur ; je dispose d'un crédit de trois heures par semaine, et le mardi et le vendredi après-midi je quitte la Bibliothèque plus tôt.

— Je ne t'ai jamais vu rapporter aucun achat pour la Bibliothèque ici.

— C'est tout nouveau, du mois dernier, et lorsque j'ai le temps, je les dépose là -bas avant de rentrer.

Ouf ! Le danger semblait écarté pour cette fois. Alexandra parut en effet accepter l'explication. Mais décidément, il lui faudrait se méfier sans relâche de Dugué.

Une fois admise l'hypothèse selon laquelle Mathurin Dugué était au courant de la liaison de Jérôme et convoitait Maria, il n'est pas bien difficile de déterminer le cours de la suite des événements ; deux solutions s'offraient à notre homme : la première, la lettre anonyme au mari, mettrait sans aucun doute fin à cette relation qu'il ne pouvait tolérer plus longtemps, mais ne lui rapporterait rien ; la seconde, la tentative de chantage auprès de Maria, en revanche pouvait lui permettre de parvenir au moins une fois à ses fins. Selon la violence de ses appétits, il pouvait opter pour l'une ou l'autre. Et pourquoi pas les deux ? Le chantage d'abord, pour assouvir ses désirs ; la dénonciation ensuite pour assouvir sa vengeance.

La scène eut lieu trois semaines plus tard, dans son bureau, alors que Maria venait l'avertir qu'elle avait terminé ses recherches historiques et le remercier pour l'aide apportée par lui-même et par Jérôme...

— Je vous en prie, Madame Lesueur, cela a été pour moi un plaisir que de vous être agréable et pour Monsieur Beaufils également, j'en suis sûr, et... je dirais même plus, j'en ai les preuves, si vous voyez ce que je veux dire...

— Je ne comprends pas, Monsieur Dugué...

— Excusez-moi d'être aussi abrupt, mais je crois que Me Lesueur serait désagréablement surpris d'apprendre où et avec qui vous passez certaines fins d'après-midi depuis quelques semaines.

Ainsi donc, il savait tout. Maria avait blêmi sous l'attaque. Elle eut un début d'étourdissement, qui l'empêcha de se lever comme elle en avait eu l'intention.

— Mais vous m'êtes très sympathique, vous le savez, Madame Lesueur et je ne demanderais pas mieux que d'oublier ce que je sais et de vous céder les preuves que voici...

Il venait de sortir d'un tiroir de son bureau une enveloppe brune dont il tira un lot de photographies .

— Quoi ? Du chantage ?

— Ce n'est pas exactement ce que vous croyez. Ces clichés ont été pris par un détective privé embauché récemment par votre mari. Je l'ai surpris dans son travail et moyennant finances, il a accepté de modifier son rapport à votre mari et de me céder sa bobine de film. Jusqu'à présent, grâce à moi, votre secret a été préservé. Et il ne tient qu'à vous qu'il le reste.

Les yeux noirs de Maria lancèrent des éclairs :

— Combien ?

— Je ne veux pas d'argent.

— Quoi alors ?

— Rien de plus que Jérôme Beaufils.

— Ça jamais !

— Réfléchissez ! Votre secret contre une nuit avec vous.

— Vous êtes complètement fou !

— De vous, oui, hélas, Maria, et je sais que c'est là ma seule chance...

Maria, elle aussi, réfléchissait à toute allure. Son mari avait des soupçons. Dugué quelques photographies pas très compromettantes encore, mais suffisantes pour tout mettre par terre, si son mari les recevait, et pour gâcher sa carrière ici, si elles étaient publiées. Dans un cas comme dans l'autre, ils déménageraient pour fuir le scandale. Mais, elle était incapable d'envisager un seul instant d'être séparée de Jérôme. Il fallait transiger tout de suite. Et faire que la honteuse victoire de Dugué devienne une humiliation pour lui. Elle prit une longue inspiration, et ses yeux noirs se clouèrent sur le visage soudain attendri qui lui faisait face :

— Soit. Mais ici et maintenant. Contre les clichés et les négatifs.

Maria s'était levée et alla jusqu'à la porte du bureau qu'elle ferma à clé. Puis, se retournant vers Mathurin Dugué, elle saisit l'enveloppe brune dont elle vérifia le contenu, l'enferma dans son sac à main et d'un geste rapide fit glisser sa robe chasuble à ses pieds, offrant au bibliothécaire ébahi ce qu'il avait si souvent rêvé de prendre...

— L'Italia farà da sè... *

Mathurin Dugué eut ainsi son heure de gloire, si l'on peut dire, car un quart d'heure à peine s'était écoulé lorsque les employées de la Bibliothèque virent ressortir Madame Lesueur, tête haute et pas décidé, du bureau de leur patron, qui contrairement à son habitude, ne raccompagna pas sa visiteuse.

Le sacrifice de Maria devait, hélas, s'avérer inutile car sa provocation ne fit que renforcer chez Mathurin Dugué son intention de mettre en œuvre la seconde partie de son plan. Après avoir hésité quelques jours, le temps de se persuader que Maria ne céderait plus jamais au chantage, perdu pour perdu, il confectionna avec les lettres des gros titres de La Manche Libre de la semaine une lettre anonyme que le Procureur reçut au Palais un lundi matin :

Me LESUEUR,

QUE FAIT VOTRE FEMME

PASSAGE THOMAS BECKETT

LE MARDI ET LE VENDREDI

DE 16 h 30 A 18 h ?

Dans ce message d'une grande clarté, seule la signature : "Un admirateur jaloux", surprit Maître Lesueur, qui au cours de sa carrière, en avait vu bien d'autres. De plus, ce que son expéditeur ignorait, c'était que, depuis certaine maladie qui l'avait laissé impuissant, Me Lesueur avait rendu sa liberté sexuelle à sonépouse, aux seules conditions qu'elle préservât son honorabilité et leur union. Ce qu'elle avait toujours fait jusqu'ici, les quelques fois où son tempérament latin avait eu raison de sa tendresse pour son mari. Mais cette fois-ci, tout semblait différent. Depuis quelque temps, il la sentait s'éloigner de lui ; elle négligeait la maison, n'allait plus chercher régulièrement Julie et Mélissa à l'école ; ils ne faisaient plus de projets ensemble, à telle enseigne que leurs vacances d'été n'étaient pas encore programmées alors que le premier mai approchait. Cette fois-ci, c'était plus grave, cela ne faisait pour lui aucun doute et il n'avait plus vraiment la force de lutter pour la garder. Il essuya deux larmes au coin de ses yeux et plia la lettre en quatre dans son portefeuille. Sur le bureau devant lui, une photo rayonnante de Maria, entourée de Julie et Mélissa lui rappelait le bonheur enfui...

L'étau se resserrait. Et la rumeur enflait, mêlant habilement une once de vérité, une pincée de vraisemblable et un tombereau d'inventions. Le tout répété, déformé, aggravé, multiplié, enjolivéou magnifiéselon le talent et l'humeur de chacun. Un matin, le palais de justice se réveilla avec une inscription jaune fluorescente sur le granit de son mur ouest : "Lesueur cocu". Le lendemain, un rimailleur vandale mais esthète avait ajouté: "ta femme a un beau c.. !". Et la ville de s'esclaffer, tandis qu'on usait des brosses de chiendent à tenter d'effacer les inscriptions vengeresses.

L'hallali était proche. Me Lesueur quittait le moins possible son bureau, rasait les murs et regardait ses souliers quand il croisait autrui dans le Palais. Il signifia à Jérôme "qu'il le remerciait pour le travail qu'il avait accompli auprès de Julie et Mélissa, mais que dans leur intérêt à tous, il se trouvait dans l'obligation d'y mettre fin". Alexandra, enfin confirmée dans ses soupçons, sombra dans la mélancolie et dut prendre un congé de maladie. Jérôme, les yeux secs d'avoir trop pleuré, essayait de faire face aux outrances de la cité outragée. Seule Maria, imperturbable, continuait d'aller faire ses courses et son marché, défiant ouvertement la réprobation des commerçants et de leurs clients ; bientôt elle ne put plus faire un pas en ville sans que l'on chuchotât sur son passage. Les vacances de Pâques approchaient. Alors, en accord avec son mari, elle décida de partir pour un temps dans sa famille avec Julie et Mélissa.

Avant son départ pour l'Italie, Maria voulut revoir Jérôme une dernière fois. Mais depuis son "entrevue" avec Mathurin Dugué, elle ne voulait pas retourner à la Bibliothèque. Elle résilia son abonnement par courrier et fit rapporter ses livres par son employée de maison. Dans la pochette intérieure de l'un d'entre euxétait glissée une enveloppe cachetée qui portait la mention suivante :

À remettre en mains propres

à Monsieur Jérôme Beaufils.

Mais ce jour-là , c'est Jérôme qui était à l'accueil et nul autre que lui ne reçut le choc de cette inscription solennelle.

Cette dernière lettre de Maria à Jérôme n'a pas été retrouvée. Mais elle a bien voulu m'en confier la teneur approximative quand je me suis rendu à Naples pour éclaircir avec elle les dernières zones d'ombre et lui soumettre les épreuves de ce récit.

Elle lui révélait, sans entrer dans les détails, que ses soupçons à l'encontre de Mathurin Dugué étaient fondés, qu'il avait tenté de la faire chanter et probablement tout raconté à son mari qui semblait très affecté, qu'elle ne voulait absolument pas nuire à la carrière de celui-ci et qu'étant donné les proportions que prenait l'affaire en ville, elle avait décidé, la mort dans l'âme, de s'éloigner pour un temps.

Puis elle lui fixait un dernier rendez-vous, passage Thomas Beckett, pour le jour même - on était vendredi -, à l'heure habituelle.

La lecture de ce message plongea d'abord Jérôme dans un état de prostration profonde à la pensée que Maria allait partir, le quitter sans doute et peut-être même ne pas revenir et qu'il ne la verrait plus ; puis sans qu'il sût pourquoi, il fut soudain persuadé que Mathurin Dugué n'avait pas réclamé d'argent à Maria, mais qu'il avait bel et bien porté la main sur elle et tenté de toucher en nature le vil prix de son silence. La seule pensée des mains de Dugué sur le corps de Maria le révulsa et en quelques secondes une fureur intérieure le submergea. Bientôt une décision s'imposa à lui, aussi claire et limpide que de l'eau de roche. C'était l'heure de la pause de midi et au lieu de rentrer chez lui déjeuner, il alla acheter une demi-baguette et deux tranches de jambon, de quoi faire un sandwich qu'il s'apprêta à manger dans le square. Il avait faim maintenant qu'il avait décidé d'agir alors que tout à l'heure son estomac était complètement noué. Vers treize heures trente, Mathurin Dugué repasserait par là pour aller reprendre son service. Il ouvrit son Laguiole et fendit en deux sa demi-baguette...

Vers quinze heures, ce jour-là, en traversant le square Thomas Beckett, alors qu'elle arrivait en avance à leur dernier rendez-vous, à l'endroit même de la stèle qui commémore l'assassinat du saint dans sa cathédrale de Canterbury le 29 décembre 1170 par les sbires du roi, Maria découvrit l'horreur et s'évanouit dans un cri de douleur déchirant qui fit s'ouvrir plusieurs fenêtres : sur la dalle commémorative gisait le corps ensanglanté de Mathurin Dugué sur lequel était tombé le corps de son agresseur qui s'était planté son arme dans le cœur. Au pied de la colonne brisée, une enveloppe avec ces deux mots :

A Maria,

Maria,

Tout est fini. Et justice est faite. Je n'aurais pu vivre loin de toi. Jusqu'à mon dernier souffle, je t'ai aimée plus que ma vie. Pardon.

Jérôme

Épilogue

Ce même jour, au Palais de Justice, on découvrit dans son bureau, Me Lesueur, affalé sur sa table de travail, un revolver à la main et une balle dans la tempe. Sur le maroquin bordeaux, il expliquait dans une lettre ne plus pouvoir assumer son infirmité et demandait à tous ses proches de lui pardonner la peine et les ennuis que son geste allait leur causer...

S'il n'y avait plus rien à faire pour Jérôme Beaufils, lorsqu'on accourut au cri terrible de Maria, Mathurin Dugué, lui, respirait encore ; transportéd'urgence au Centre Hospitalier, il fut opéré pendant sept longues heures. Il s'en est sorti et coule aujourd'hui des jours paisibles dans sa retraite du Haut-Cotentin.

Pendant quelques semaines, la ville fut en révolution. Caméras, journalistes, paparazzi et autres échotiers la parcoururent en tous sens à la recherche de leur vérité; puis la cité retomba dans le conformisme ouaté de sa vie provinciale.

* L'Italia farà da sè : "L'Italie n'a besoin de personne" : c'était le mot d'ordre des garibaldiens au XIXe siècle, à l'époque de la formation d'une unité italienne improbable, mise à mal par l'histoire, depuis la chute de l'Empire romain. S'utilise de manière proverbiale pour signifier une indépendance intransigeante.

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Disponible chez The Book Edition.

©Pierre-Alain GASSE, 1993-1997.Tous droits réservés.

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