J'ai mis la plume à cet
abécédaire, il y a bien longtemps, en 2002, je crois. Le temps est venu de le
mettre en ligne, même s'il reste des entrées encore vierges.
A
comme aphone
Avant elle, il n'y avait rien. Rien que des mots
assemblés en vain que je n'avais jamais pu dire. Des mots qui me semblaient
étrangers à moi-même. Des mots qui n'allaient pas avec mes gestes et des gestes
qui n'allaient pas avec mes mots. Ces mots, j'étais tout juste bon à les écrire,
une fois ou l'autre, mais je faisais l'amour sans les dire. Je faisais l'amour
sans le dire. Je n'y croyais pas à ces mots. Je m'en défiais. J'avais peur
qu'ils ne cachent que le désir et s'envolent à peine éclos. Je ne savais pas. Je
n'y arrivais pas. Esprit trop cartésien. Trop méfiant. Trop rebelle au mensonge.
Trop con, sans doute. Infirme. Sans voix. Aphone du cœur. Voilà, c'est ça.
Aphone.
Et puis elle était apparue devant moi, sortie de nulle part,
tombée de son nid, partie de chez elle. Peu importe. Elle était là.
Belle, je ne sais. Si, bien sûr. Mais belle pour moi. Avec le teint, les
cheveux, le grain de peau, la voix, les seins, les yeux, la bouche, les jambes,
les fesses que j'aime. Mais tout cela me plaisait—il parce que je l'aimais ou
l'aimais—je parce qu'elle possédait tout cela ? Qui est le premier, de l'œuf ou
de la poule ?
Oui, je sais, l'amour entre d'abord par les yeux, à ce
qu'on dit. Donc, je l'aimais parce qu'elle avait tout cela. Et pourtant, celle
qui l'avait précédée était presque son contraire. Allez y comprendre...
Et comment expliquer que sans nous être jamais vus, nous nous soyons reconnus ?
Je ne sais. Alchimie des phéromones. Conjonction des astres. Jour de chance.
Elle était entrée dans ma vie comme moi dans la sienne et plus rien n'avait
d'importance. Balayés, nos passés. Suspendu, notre avenir. Dilaté, notre
présent.
Et tous ces mots jamais dits, murmurés peut-être, enchantement,
je pouvais les dire, les répéter, les savourer, l'en saouler, du matin au soir,
du lundi au dimanche, de janvier à décembre.
Qu'elle aussi me les dise.
Elle le faisait à l'occasion, mais préférait de beaucoup m'entendre. Elle
prenait la pose, se laissait caresser par ces mots sans queue ni tête qu'on dit
avec le cœur, sans y penser, en y pensant, presque malgré soi. Ils vous sortent
de la bouche en chapelets serrés. Ils sont indigestes à ceux qui les écoutent
avec les oreilles. Et nectar aux cœurs amoureux. Elle les buvait, les yeux
fermés, comme du petit lait, du jus de treille, de l'ambroisie...
Elle
est partie. Mon papillon s'est envolé. Et mes mots doux, mes "mots bleus" avec
elle. Cœur aphone j'étais. Cœur aphone je suis. A nouveau. Mais là-haut, dans ma
tête, chaque fois que j'évoque son nom, son image, son sourire, une petite boite
à musique s'entrouvre, pour égrener un passé que j'écoute en silence.
B
comme bien
Le B de bien.
Le bien. Règle de conduite. Ligne droite.
Le bien. Le faire. Le dire aussi.
Le bien. Y tenir. S'y tenir.
Le bien. En être l'homme (ou la femme
!).
Le bien, engagement tenu, ennemi du mieux, risque à courir.
Le
bien du travail bien fait. Primordial.
Le bien amassé ? Non. Mais, pas
gaspillé.
Le bien appréciatif, un brin campagnard, un brin désuet, un
brin en retrait du très : elle est "bien" belle, c'est "bien" bon, je suis
"bien" content pour vous.
Il est bien, le bien, non ?
C
comme casse-pieds
Alignés au pied du mur, père
et fils arrosaient les soucis de la voisine.
— Si y crèvent, ça lui fera
les pieds à cette vieille bique !
— Dis, papa, pourquoi que les filles
elles z'en ont pas ?
— De quoi ?
— De robinet, pourquoi qu'elles
z'en ont pas les filles, hein, dis, papa ?
— Mais qu'est-ce que t'es
casse-pieds, mon pauvre garçon ! Elles en ont pas, parce que c'est des filles et
que les filles, c'est une pomme d'arrosoir qu'elles ont à la place du robinet !
Et puis d'abord, pourquoi que tu me demandes ça, hein ? On t'a pas appris à
l'école que les filles et les garçons sont pas faits pareils ?
— Si, mais
la maîtresse elle dit que les filles ont une zézette et les garçons une
quéquette. Alors, moi aussi j'ai une quéquette ?
— Oui toi t'as une
quéquette parce que tu es petit, et moi j'ai une queue parce que je suis grand.
— Une queue comme le chien ?
— Mais non, le chien, lui, il en a deux,
une par derrière pour montrer s'il est content ou en colère, et une par
en-dessous pour faire pipi.
— Alors Marie elle a une zézette et maman
elle a un... zeu ?
— Mais non, enfin si, mais ça s'appelle pas comme ça.
— Ca s'appelle comment, dis papa ?
— Tu m'embêtes à la fin avec tes
questions ! T'as qu'à demander à ta mère, aussi.
— Maman, elle a dit :
"demande à ton père, c'est son jeu favori. Il est toujours fourré dedans !"
— Elle est pas gonflée, ta mère ! Dire ça à un môme !
D
comme demain
"Aujourd'hui
peut-être, ou alors demain"
C'est ce vers du refrain de la chanson
fameuse de Fernand Sardou, sortie en 1946, qui me vient en tête aujourd'hui
lorsque je pense à demain.
Au sortir de la guerre, on aspirait avant tout
au repos, de l'âme comme du corps. C'était bien compréhensible, non ?
C'était avant qu'on invente la procrastination. On appelait cela la sieste,
alors, qu'on pratiquait surtout dans le Midi.
E
comme Évêché
Dans la petite ville du Sud-Manche où les hasards de la vie
nous avaient amenés en janvier 1955, deux jardins connus voisinaient : le
fameux Jardin des Plantes et sa vue imprenable sur le Mont-Saint-Michel. et,
plus bas, à côté de la Mairie, les Jardins de l'Évêché. situés au pied de
celui-ci, reconverti en Tribunal. Nous aimions ses promenades en terrasses,
son sentier en colimaçon jusqu'au Square Thomas Beckett, en haut de la butte,
mais surtout l'espace autour du kiosque à musique, où nous jouions au foot.
C'était là que s'installaient aussi les compagnies théâtrales itinérantes
avec leurs tréteaux et leurs bancs. C'est là aussi que j'ai commis une de mes
bêtises d'adolescent. Le jardin de l'Évêché comportait deux allées en
terrasses. Un T'es pas cap' m'a mené
direct chez le rebouteux qui officiait
chaque semaine dans une chambre d'un hôtel situé en face : j'avais sauté,
depuis le muret de la première jusqu'au sol derrière la statue du Général
Valhubert la hauteur d'un bon étage, mais hélas aterri sur la souche en biais
d'un arbre coupé. Résultat : une bonne entorse de la cheville gauche. À la
maison, je me suis bien gardé de dire que j'avais voulu jouer les cascadeurs
! Le temps d'obtenir rendez-vous, un billet de 5 francs nouveaux (1) et
trente secondes plus tard, l'entorse était réduite. C'est à peine si j'ai eu
le temps de crier. Cet homme-là était renommé dans toute la contrée, mais
j'ai oublié son nom.
F
comme Français
Voilà
plus de soixante-quinze ans que je la pratique et cette langue ne cesse de
m'étonner. Au moment où l' inventeur des Dicos d'Or vient de tirer sa
révérence, le rénovateur de la bonne vieille dictée de mon enfance aurait-il
pris plaisir à voir entrer dans les dictionnaires Le Robert et Larrousse de
l'année 2024 des mots nouveaux comme "tiktokeur", "banh mi" ou "greenwashing"
? J'en doute. Mais je pense qu'il aurait applaudi à "écoanxiété",
"complosphère", "nutriscore" ou à l'expression imagée "être en PLS" ! Vous
aurez compris que j'aime quand ma langue invente des raccourcis évocateurs
qui nous évitent de longues périphrases, quand elle sacralise de nouvelles
métaphores et beaucoup moins quand elle se contente de franciser des marques,
emprunter sans
raison à l'étranger ou angliciser davantage notre langue. Que
les lexicographes se rassurent, ils ne sont pas là de se trouver au chômage.
Le brassage linguistique date presque de la nuit des temps, mais la
mondialisation médiatique accèlère le mouvement. Ce ne sont plus les
caravaniers et autres colporteurs qui apportent les mots nouveaux, mais une
machine devenue universelle, le téléphone portable ! Et là où l'élite
intellecttuelle mettait des mois, des années, voire davantage à enregistrer
les nouveautés, l'IA, l'intelligence artificielle, a tôt fait de les compiler
pour nous. Y gagnons-nous vraiment ? Je n'en suis pas certain. À la
compilation, je préfère encore la sédimentation, la sélection naturelle et
cette bonne vieille loi linguistique dite "du moindre effort" !
G
comme...
H
comme Hôpital
C'est en 1981 que j'ai été hospitalisé pour la première fois. J'avais 34 ans.
Ce n'est pas que jusque-là ma santé eût été de fer, loin de là, mais j'avais
jusqu'alors évité cette extrémité. À partir de là, une maladie chronique
incurable m'y a ramené périodiquement pour de courts séjours. Jusqu'à ce qu'en
2014, une bactérie pernicieuse, autibiorésistante, me classe dans la
catégorie des contagieux et me contraigne à un séjour plus long et risqué qui
s'est terminé par un mois d'hospitalisation à domicile. Au tournant du
siècle, j'avais accompagné ma mère dans ses trois dernières semaines de vie
et récemment j'ai dû faire de même pour mon meilleur ami. L'hôpital est donc
un monde que j'ai appris à connaître, que j'ai vu se dégrader et commencé à
redouter.
Mais je sais que j'y retournerai avant qu'il soit longtemps.
I
comme...
J
comme Julien
Lorsque qu'en 1981, pour digérer le choc de l'annonce d'une maladie incurable, j'ai entrepris l'écriture d'un récit autobiographique, qui allait marquer le début d'une carrière "d'écrivain honteux", car je taisais ces "coupables" activités, c'est ce prénom que j'ai choisi pour me représenter. Si nous avions eu un fils, peut-être aurait-il porté ce prénom. Mais nous eûmes deux filles. Julien est donc resté un prête-nom littéraire.
K
comme Kakadu
Kakadu ! Ces trois syllabes à elles
seules m'ouvraient tout un horizon de mondes inconnus, de contrées reculées,
de voyages lointains. Mais où était-ce ? Où se cachait ce royaume ? Et quelle
langue était-ce là ? Ce monde-là faisait-il partie du nôtre ou n'était-il pas
plutôt d'une autre galaxie ? Les sonorités à la fois tranchantes et
flamboyantes de son nom me le faisaient imaginer guerrier et violent, cruel
et désespéré.
Kakadu ! Le peuple de Kakadu, je l'imaginais conquérant et
vindicatif, ardent et magnifique, avec ce nom tel une enseigne. une
oriflamme, un étendard. Je le voyais grand et fort et beau. D'outremer,
d'au-delà des montagnes ou d'en deça des terres. Mais aventurier.
Kakadu ! Ce nom me faisait rêver depuis la première fois où je l'avais
entendu prononcer, depuis l'instant où je l'avais vu écrit et où mon âme
d'enfant avait intuitivement compris que son orthographe était étrangère, son
origine mystérieuse et son destin plein de drames et de douleurs.
Kakadu ! Combien de fois y ai-je voyagé, endormi ou éveillé ? Laquelle de ses
forteresses n'ai-je pas prise d'assaut à la tête de mes fidèles compagnons ?
Lequel de ses chefs a pu me résister ? N'ai-je pas épousé la plus belle de
ses princesses qu'une mort injuste m'a ravie ?
Kakadu ! Dépouillé de mes
rêves, m'y voilà aujourd'hui. Dans la moiteur de Darwin, morne porte d'entrée
du désert australien, j'ai loué un camping-car et pris la route vers l'est,
vers le bassin de la South Alligator River et ses vingt mille kilomètres
carrés de parc naturel.
Kakadu a bien ses frontières. Où l'on acquitte un
octroi. Mais son peuple est invisible et ses cités n'existent pas. Ses tribus
pacifiques se déplaçaient au rythme des saisons, vivaient et habitaient à
l'air libre et pratiquaient une forme primitive de brûlis ; beaucoup sont
aujourd'hui parquées dans des bungalows de tôle ondulée, boivent de la bière
et roulent en Range Rover.
Kakadu a ses renégats qui exploitent le filon
du tourisme et perçoivent les royalties de ceux d'uranium qui courent sous
ses terres. Les ancêtres vivaient de chasse, de pêche et de cueillette,
ignorants du concept de travail. Leurs descendants ne savent que faire de la
manne financière qui leur échoit et pour l'utiliser se pervertissent dans la
drogue ou l'alcool ou tentent de s'intégrer au monde des blancs, sans y
parvenir vraiment, déchirés entre deux cultures à des années-lumière l'une de
l'autre.
Kakadu est multiple et la nature y déploie un immense éventail
de formes depuis la mangrove de ses berges, ses plaines inondables, ses
marécages permanents, jusqu'aux forêts tropicales des entailles de ses
plateaux en passant par son bush d'eucalyptus, de termitières et de fougères
arborescentes, parsemé d'imposantes masses rocheuses, survivantes de
millénaires d'érosion.
Kakadu est changeant et la palette de ses couleurs
varie au rythme de six saisons aux sonorités étranges et gutturales : à
partir d'octobre, Gunumeleng et sa pré-mousson annoncent les violentes pluies
d'orage et les inondations de Gudjewg, en février. Quand arrive Banggereng en
mars, les plantes viennent à fruit et les animaux élèvent leurs petits. Yegge
et ses gelées matinales d'avril voient commencer les brûlis pour nettoyer le
bush, favoriser la repousse et prévenir les incendies destructeurs des mois
chauds. Wurrgeng en juin-juillet, c'est la "saison froide," et les eaux se
retirent peu à peu des marigots où des myriades d'oiseaux vivent. Gurrung
arrive enfin, en août et septembre, et Kakadu semble s'endormir dans une
chaleur que n'atténue plus le moindre vent.
Kakadu, pour moi, aujourd'hui
que je suis rentré, maintenant que la mémoire a fait son office, à présent
que j'ai mis de l'ordre dans mes rêves d'autrefois, ce sont trois images,
isolées parmi des dizaines : celle de ces fougères arborescentes dont les
panaches vert tendre renaissent de la noirceur du brûlis en plein cœur du
mois d'août et puis deux autres encore, la masse imposante de Nourlangie
Rock, écrasée de soleil, émergeant du bush et, en contraste saisissant, le
calme et la beauté originelle des eaux de Yellow Waters, au soir tombant, à
l'heure où les crocodiles glissent à fleur d'eau, en quête d'une proie
distraite, héron, aigrette, canard ou poule d'eau...
Kakaku ! Le rêve
était beau. Mais il s'est envolé.
Mais Kakadu est beau. Puissions-nous le
préserver !
L
comme...
M
comme Marcel
Ces deux dernières années, j'ai perdu deux Marcel chers à mon cœur. L'an dernier, c'était un de mes petits frères qui s'en allait, emporté par un cancer des os. Et cette année, un ami de presque 50 ans, 48 pour être exact, pourtant bâti à chaux et à sable, démoli par un de la vessie. Partout, où que l'on se tourne, dans chaque famille, dans chaque fratrie, dans chaque cercle d'amis, la vie s'achève presque une fois sur deux par ce même mot redouté, honni : cancer ! Cette prolifération anarchique de nos cellules continue à faire terriblement peur, même si aujourd'hui l'on ose dire son nom et bien que les taux de guérison augmentent d'année en année. Encore 433 136 nouveaux cas en France en 2023 ! Les thérapies géniques progressent, mais deux siècles de civilisation industrielle mal maîtrisée ont laissé en nous tant de causes de mitoses anormales que l'éradication de la maladie n'est pas encore pour demain...
N
comme Napoléon
C'est le sobriquet dont j'ai hérité en entrant à l'école primaire. Vous me direz, il n'est pas désobligeant, bien au contraire. Mais ce qui me dérangeait davantage, c'est la rengaine qui allait avec. Vous la connaissez sans doute : "Napoléon est mort à Sainte-Hélène. Son fils Léon lui a crevé le bidon. On l'a r'trouvé assis sur une baleine en train de sucer les fils de son caleçon". Alors pourquoi ? P et V sont deux consonnes proches et à cette réserve près, les deux dernières syllabes du nom de l'Empereur correspondaient à mon nom de famille. Ni plus ni moins. Cela aurait pu être pire. Un an auparavant, un eczéma purulent avait obligé à ce qu'on me tonde la moitié gauche du crane et j'étais autorisé à garder mon béret en classe. Ce couvre-chef fut-il assimilé au célèbre bicorne du petit Corse ? Je l'ignore. À tout prendre je préférais ce surnom à celui de tondu, bien évidemment.
O
comme orange
C'était celle que mes trois frères et moi trouvions dans nos souliers au matin de Noël, comme seul et unique cadeau acheté, car nous étions pauvres,... Le reste, c'était des vêtements confectionnés par notre mère et sa machine Singer, passés de l'aîné (c'était moi), aux plus petits. Moi, j'avais droit à des habits taillés dans des vêtements d'adulte, hérités de deuils familiaux ou dans des coupons achetés en solde. Heureusement que notre mère était une couturière diplômée, qui savait faire des miracles. Je n'ai pas le souvenir qu'on ait été jamais brocardés sur nos vêtements.
P
comme panoplie
Un Noël, notre père, menuisier de son état, réalisa le rêve de nous composer des panoplies de petit bricoleur : une merveille dont j'ai conservé longtemps le petit marteau. J'ai perdu le souvenir exact des autres outils qui la composaient. Au jugé, je dirais une petite égoïne, un petit rabot, une vrille, une paire de tenailles, une râpe à bois. Et merveille des merveilles, sur la mienne, se trouvait également un petit étau, que j'ai toujours, mais dont le pas de vis a tellement servi, qu'à présent les machoires de l'outil baillent et ne veulent plus serrer quoi que ce soit. Mais je le garde... en souvenir.
Q
comme...
R
comme règle
Cela ne m'est arrivé qu'une fois ou deux. J'étais en 7e (à présent on dit CM2), et notre instituteur s'appelait M. Garnier. Cétait à l'école Saint-Joseph d'A., tenue par les Frères des Écoles Chétiennes, familièrement appelés Frères 4 bras, à cause de leur grand manteau à manches flottantes. Il y avait déjà plusieurs instituteurs laïcs dans l'établissement et en CM1 j'avais eu M. Lejeune. Les deux étaient sévères, à la mode de l'époque, qui n'excluait pas les châtiments corporels. Pour quelle raison fus-je puni avec d'autres ? Je ne m'en souviens plus. Avoir fait roulé sur le plancher des billes pendant que le maître écrivait au tableau ? Avoir lancé des boulettes de papier mâché avec une sarbacane faite d'une feuille de papier roulée ? Avoir fait voler un avion en papier dans le ciel de la classe ? Ou plus prosaïquement m'être trompé dans la récitation de la table de 7 ou de 9 ? Tout cela est possible. Le châtiment était souvent le même : un quart d'heure à genoux devant le bureau, chacun sur sa règle. La mienne était en métal. Jamais je ne l'ai autant regretté que ces fois-là. J'en ai encore mal rien qu'en évoquant le supplice. Autres temps, autres mœurs. Il ne serait venu à l'idée d'aucun parent de se plaindre de mauvais traitements. À la maison aussi, cela pouvait arriver.
S
comme...
T
comme...
U
comme Uluru
Plus connu sous son nom anglais d'Ayers Rock, situé à 450 km de la ville la plus proche, Alice Springs, Uluru est sans doute ce que j'ai vu de plus spectaculaire au monde. Cet inselberg oblong de grès rouge, de 9;4 km de circonférence, long de 2,5 km a une hauteur de 348 mètres, mais s'élève à 863 au-dessus du niveau de la mer. Montagne sacrée pour les Aborigènes de la contrée, on ne peut plus le gravir depuis 2019, mais c'était encore possible à l'époque où je m'y suis rendu. C'était une ascension de 1, 6 km, difficile malgré la chaîne censée la faciliter. En 1996, je n'étais pas en condition pour la tenter. Je me suis contenté de venir y admirer le coucher du soleil et c'est un spectacle que l'on n'oublie pas. Malheureusement, le tourisme de masse l'avait déjà commercialisé ourte mesure, à tel point que des autocars entiers de japonais venaient y boire du champagne tiède, servi sur des tables couvertes de nappes blanches, dressées en plein désert !
V
comme...
W
comme wigwam
Lorsque j'étais enfant, ce mot algonquin était un de ceux qui me faisaient le plus rêver. Ces cabanes d'écorce de bouleau m'emmenaient dans les territoires des tribus amérindiennes bien mieux que les "tipis"des Indiens des Grandes plaines, bien qu'ils fussent un peu moins éléborés. Sans doute, un intérêt sous-jacent pour ce mot aux sonorités étranges pour un petit français ; irais-je jusqu'à dire que le linguiste perçait déjà sous l'enfant lecteur du Dernier des Mohicans ? Peut-être bien.
X
comme pornographique
C'était la fin des années 70, celles de la libéralisation des mœurs. La Commission de censure cinématographique venait d'être abolie en 1975 et la classification des films X créée. Dans toutes les villes de France, pendant quelques années allaient fleurir les salles obscures où l'on projetait des films pornographiques. Des salles où l'on arrivait souvent en retard, pour entrer dans le noir déjà fait, et où l'on prenait soin de se retourner avant d'acheter son billet pour voir si personne de connaissance n'était dans les parages. Il fallait encore montrer patte blanche et sortir sa carte d'identité, pour prouver qu'on avait bien dix-huit ans, nouvel âge de la majorité, octroyée par le Président Giscard d'Estaing un an auparavant. Jamais je ne m'y suis risqué dans ma ville natale où mes faits et gestes étaient rapportés à mes parents commerçants dans l'heure qui suivait. Ce n'est qu'une fois arrivé comme étudiant dans la capitale régionale que je m'y suis faufilé quelquefois. Il y flottait une odeur que le parfum d'ambiance ne parvenait pas à masquer complétement. Celle du sperme répandu dans les mouchoirs et sur les fauteuils. Avant cela, il n'y avait que les revues dites "cochonnes", dont la plus connue était Union, au format poche bien pratique à dissimuler. Revers de la médaille : les photos y étaient toutes petites !
Y
comme Yvonne
Notre Yvonne à nous, mes trois frères et moi, était berrichonne, mais avait épousé un cousin du côté de notre mère, qui était "marchand de vaches" comme on disait, à Falaise, dans le Calvados. Son affaire avait prospéré et le couple avait achété une maison bourgeoise avec dépendances et un petit étang à l'entrée de la ville. Ils en avaient fait une propriété un brin ostentatoire, où nous étions invités en vacances, car elle était la marraine de mon frère cadet. La propriété accueillait aussi les vieux parents de son mari, Jules et Angéline, jadis bristotiers à Trun ou Gacé, je ne sais plus. Yvonne avait le cœur sur la main et la maison tenait table ouverte où l'on mangeait et buvait le meilleur. C'est là que j'ai dégusté mes premières asperges comme mes premières langoustines. Enfants plutôt pauvres que nous étions, le cousin Marcel nous impressionnait particulièrement par son épais portefeuille de cuir élimé, rempli de ces billets d'alors, bien plus grands que ceux d'aujourd'hui, car sur les marchés et les foires la première règle était que les transactions se payaient "cash" ! Tant d'argent nous brouillait presque la vue, mais finit aussi par brouiller celle des propriétaires qui, d'investissements hasardeux en train de vie dispendieux, finirent par connaître la faillite. La propriété fut vendue. Et Yvonne a fini sa vie dans une maison de retraite proche de chez nous, où notre mère et elle se rendaient visite. Le couple avait trois enfants, l"un du premier marirage d'Yvonne, et un garçon et une fille. La fille était très jolie et, à treize ans, j'en étais évidemment amoureux. Mais ce n'était pas réciproque. De mes vacances falaisiennes, je me souviens particulièrement de l'été 1960. C'était les Jeux Olympiques de Rome et la télévision me permit de regarder, dans la pénombre du grand salon, toutes les épreuves d'athlétisme. Je fus bien entendu ébloui par la "gazelle noire" Wilma Rudolph et ses trois médailles d'or sur 100, 200 et 4x100 mètres. Autre souvenir marquant : la chambre que j'occupais était ce qu'on appelait un "cosy corner" et cet été-là j'ai dévoré la collection de romans à l'eau de rose de Delly et Max du Veuzit qu'Yvonne avait lus naguère et qui s'y trouvait rangée. Enfin, dans un tout autre registre, j'ai le souvenir que mon petit cousin et moi entreprîmes un jour de pêcher au harpon les truites d'élevage du lac. Inutile de dire que ce fut un fiasco qui se traduisit par une baignade forcée de mon cousin qui, par chance, savait nager, lui ! Si Marcel était dur, en affaires comme à la maison, Yvonne compensait en douceur et générosité. Je crois que mon cousin fut privé d'argent de poche et que je fus dispensé de peine, car l'on supposa que j'avais été entraîné. C'était l'été de mes treize ans.
Z
comme zig
Zig et Puce. Créée en 1925, Zig et Puce est la série la plus célèbre d’Alain Saint-Ogan (1895-1974), dessinareur et illustrateur français. Au fil de leurs aventures, les deux jeunes héros, accompagnés par le pingouin Alfred, voyagent à travers le monde. On dit Alain Saint-Ogan être un des principaux inspirateurs du cèlèbre dessinateur belge Hergé. Moi, ce dont je me souviens, c'est qu'un album de cette série, (sans doute Zig et Puce et Alfred, paru en 1952) fut le premier livre que je recus en prix, avec un autre dont j'ai oublié le titre Ce n'est pas une bande dessinée à proprement parler , il n'y a ni planches, ni bulles au fil des 17 pages, mais un album illustré de différentes gouaches, plus de gouaches que de texte. Édité par Hachette, dans la collection Les Albums Roses qui accueillera aussi Babar, je me souviens surtout du format presque carré (165x200) et d'une épaisse couverture cartonnée. Ces deux ouvrages n'ont pas survécu à mes trois frères ni aux divers déménagements de la famille.
(1) Soit à peu près 10 € d'aujourd'hui (Source convertisseur INSEE)
© Pierre-Alain-GASSE 2002-2024.
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