Trois jours avec Paco

Chronique barcelonaise

Francisco Candel en 1973

Francisco Candel ©B Vauléon, 1973.

Il vous arrive de ces trucs, parfois.

Je viens de passer trois jours à Barcelone en souvenir d'un homme que j'ai rencontré trois jours également, il y a quarante ans.

Je préparais alors un doctorat d'études ibériques sur une œuvre de cet écrivain catalan de langue espagnole.

Il s'agissait d'un roman-reportage sur un quartier populaire et déshérité situé au pied de la colline de Montjuich, à Barcelone. Son auteur entendait dénoncer l'abandon matériel et moral dans lequel la bourgeoisie bien-pensante et le pouvoir franquiste maintenaient cette population.

Tout y était véridique : les lieux, les prénoms, les surnoms, les noms de famille, les ragots et les médisances. L'écrivain, dans sa naïveté, avait pensé que ces gens ne liraient jamais son livre, d'abord parce que la plupart ne savaient pas lire et ensuite parce que le peu d'argent qu'ils avaient n'était pas destiné à l'achat de livres : ils en avaient bien besoin pour manger une fois par jour !

Mais ce qui n'aurait jamais dû arriver s'est produit : le livre a circulé dans le quartier, les habitants ont été mis au courant et ç'a été la révolution, au point que l'auteur a craint pour sa vie et que le gouverneur civil a interdit le livre pendant quatre ans pour éviter des troubles à l'ordre public.

Son éditeur a mis à profit ce laps de temps pour proposer à la vente des éditions clandestines qui disparaissaient à peine imprimées.

Tout cela, outre la personnalité de l'auteur et son style particulier, avait provoqué mon intérêt pour cette œuvre et je voulais réaliser une interview.

L'auteur me reçut chez lui et en famille, répondit avec la plus grande bienveillance à des questions maladroites, m'invita à déjeuner, nous fîmes des photos et, dès mon retour en France, nous entamâmes une correspondance de plusieurs années.

Nous nous considérions comme des amis. Il m'envoyait chacun de ses nouveaux livres.

En 1978, je terminai et validai ma thèse. Ma vie changea de cap et la sienne aussi puisque l'année suivante il fut élu sénateur de Catalogne, puis conseiller municipal de L'Hospitalet de Llobregat.

Nous nous sommes perdus de vue.

De tout cela, il me restait un manuscrit poussiéreux, un paquet de lettres, une caisse de livres et quelques photos.

Jusqu'à ce qu'en 2011, un collègue du Val de Loire m'appelle pour me dire qu'il venait de soutenir une thèse sur le même écrivain et qu'une fondation privée, à l'initiative de la dernière compagne de l'auteur, s'intéressait à nos travaux.

Je tombai de l'armoire, comme on dit.

Trente-cinq ans après, un passé universitaire, aussi court que léger, reprenait vie et de quelle manière !

En 2013, en vacances sur la Costa Brava, j'en profitai pour remettre à la Fondation, sise dans le quartier même où l'auteur avait vécu toute sa vie, un des trois derniers exemplaires de ma thèse.

On avait déjà proposé à mon collègue de traduire la sienne en catalan. Je leur dis que la mienne n'en valait pas la peine. On m'a écouté.

L'année 2014, en Catalogne, est marquée d'une pierre blanche. En effet, on commémore le tricentenaire du siège de Barcelone qui est à l'origine de la fête nationale catalane, la "Diada". Et, dans ce contexte, la Fondation avait pensé que cela tomberait à pic pour célébrer également le cinquantième anniversaire de la publication de l'un des livres-phares de son auteur : Les autres catalans.

Il s'agit de cet essai-reportage, publié en 1964, et toujours réédité depuis, en espagnol comme en catalan, qui exposait les problèmes de l'immigration en Catalogne et mettait en avant des voies de bonne cohabitation.

L'œuvre, récupérée par la classe politique pour illustrer le slogan à la mode : "Catalunya, un sol poble(1)", est portée aux nues et fait l'objet d'une intense campagne de presse. A tel point que, sur plus de cinquante ouvrages à son actif, c'est le seul livre de l'auteur disponible aujourd'hui en librairie et un tant soit peu connu du grand public.

Donc, la Fondation avait élaboré un vaste programme de manifestations, tout au long de l'année 2014, pour décliner cet anniversaire et mon collègue et moi avions été invités à participer ce deux juillet à un colloque sur "l'auteur et son œuvre", dans le cadre solennel de l'Institut d'Études Catalanes.

Avec un programme digne d'ambassadeurs. Jugez-en : trois nuits dans un hôtel moderne du centre-ville, tous frais payés. Visite du Musée d'Histoire de Catalogne, commentée par le Directeur en personne, suivi d'un déjeuner avec quelques-uns de ses collaborateurs au restaurant installé sur la terrasse. Repas fin et vin de première qualité. Le lendemain, visite de l'Athénée barcelonais, commentée par son Directeur, suivi d'un déjeuner-débat avec une quarantaine de membres de la vénérable institution. Difficile moment où l'on nous demande de donner notre opinion sur la nouvelle immigration et ses problèmes.

Dans la foulée, entretien téléphonique avec l'agence Europapress. Le public fait son entrée dans le patio de l'IEC et les voix sonores des catalans m'empêchent d'entendre avec clarté les questions de la journaliste. Je dois m'enfermer dans les toilettes pour tenter de lui répondre correctement. Je doute d'avoir réussi.

A six heures, dans l'ancien petit palais qu'occupe l'Institut d'Études Catalanes, rue du Couvent, a lieu la manifestation principale : une conférence avec trois interventions. La première, d'un historien renommé, pose le problème de la permanence du message de l'auteur défunt sur la situation des familles pauvres dans les quartiers de banlieue. La seconde, de mon collègue français, analyse deux personnages d'immigrants dans deux des nouvelles de l'auteur. Il s'étend un peu et on lui fait passer un papier lui disant d'abréger.

Voilà une heure et demie que l'assistance entend des discours ; avec les projecteurs et le public, il fait chaud dans la salle et certains somnolent par moments.

C'est à mon tour de mettre mon grain de sel. On vient de me passer la parole. J'ai le dos à moitié en sueur et la gorge sèche. Je bois le reste de ma petite bouteille d'eau et j'ouvre mon micro. Sur ma tablette, posée devant moi, je fais défiler la première page de mon discours :

"Hum... Merci... Mon intervention va être moins académique, je crois. Vous verrez bien. Allons-y :

Messieurs les Présidents et Directeurs, Chère María, Madame G., Chers amis, Mesdames, Messieurs..."

Je suis incapable de parler en catalan pendant vingt minutes. J'ai prévu de dire une phrase pour terminer, c'est tout.

Je m'en excuse et poursuis avec les remerciements d'usage : aux organisateurs, à mon collègue, à mes maîtres et finalement à l'écrivain, cause et objet de cette célébration.

Il ne faut pas que j'oublie de souligner qu'avant d'être ce sociologue plus ou moins fabriqué par les média, Paco a été un nouvelliste et un romancier de premier ordre.

"... Le fait est qu'après le scandale qui lui est tombé dessus en 1957 avec son roman Là où la ville change de nom, il a connu la célébrité sept ans plus tard avec l'essai-reportage Les autres catalans, ce qui l'a emporté dans un courant qui finira par faire de lui une icône de la catalanité, alors qu'il aspirait à se faire un nom comme romancier. Il me revient à présent d'évoquer ce qu'a été ma relation avec lui. Relativement courte, comme vous le verrez, mais néanmoins intense et riche de souvenirs et de sentiments. Permettez-moi d'abord de remonter aux origines..."

Je suis un peu dubitatif quant à l'intérêt de cette partie où j'explique dans quelles circonstances j'ai découvert l'existence de Paco, il y a trente-cinq ans, pendant mes études de licence. A travers son unique livre de voyage. Allez, vas-y, mon vieux !

"...Trois années se sont écoulées. Pour ce temps-là, j'étais déjà agrégé dans un lycée de la côte nord de Bretagne, mais assurant depuis deux ans quelques heures supplémentaires de version et littérature à la Faculté des Lettres de Rennes, je cherchais à obtenir un poste définitif là-bas..."

J'explique que la solution proposée par mes professeurs fut de préparer un doctorat d'études ibériques dont l'obtention aurait pu m'ouvrir les portes de l'Université. Puis, je cite la première lettre que m'envoya Paco, pour souligner son extraordinaire empathie avec les gens, dès le premier contact :

"Cher ami,

Tu peux m'appeler Paco et me tutoyer, comme je le fais, car si tu es un ami des B., tu es aussi un des miens. De plus, je te remercie profondément de ton admiration et de ta bienveillance envers mes livres. Je suis aussi très fier que tu consacres ton temps à l'étude de mon œuvre, de ce point de vue linguistique et stylistique dont tu parles. Autrement dit, en ce qui me concerne je n'ai pas la moindre réserve sur ton projet et tu peux me demander tout ce qu'il te faudra et poser toutes les questions que tu voudras... Avec toute mon amitié."

"... J'ai rencontré Paco et sa famille en avril 1973, dans leur appartement avec terrasse de la rue des Forges, mais il m'a également emmené dans son ancien logement de la rue des Chemins de fer catalans, où il travaillait et qui était encombré de livres. J'ai été reçu comme un vieil ami de la famille, j'ai mangé avec eux, nos avons pris des photos ensemble et quelques jours plus tard je les ai quittés comme si nous nous étions toujours connus... A partir de ce moment, nous avons entamé une correspondance épisodique, aux fins essentiellement pratiques. Je l'ai interrogé sur des problèmes linguistiques, pour lui demander des coupures de critiques, des références de livres. Il a collaboré avec une totale bienveillance."

Je raconte brièvement comment, malgré une mention très bien, ce doctorat n'a pas eu l'effet prévu et m'a amené à renoncer à mes prétentions universitaires.

"J'ai alors choisi une autre voie, celle de l'engagement et de l'action politique. Quinze années sur des listes municipales de gauche, pour le Parti Socialiste, avec des interruptions, jusqu'à ce qu'en 2001, une trahison lors d'une campagne, m'amène à abandonner la politique active. On voit donc que comme Paco, mais à un niveau plus modeste, sur ce sujet, je suis passé de l'envie à son contraire. 

Remous dans la salle. Le public averti sourit.

J'en arrive à évoquer les années durant lesquelles j'ai utilisé des textes de Paco avec mes étudiants post-baccalauréat, jusqu'à ma retraite en 2007, en insistant sur un épisode personnel de cette époque :

"Le 24 avril 1994, j'écrivais cette lettre que seules deux personnes connaissent :

Mon cher Paco,

Je suis bien honteux de t'écrire ces lignes après un aussi long silence (je crois que je n'ai pas eu de tes nouvelles depuis la publication de ton journal sénatorial en 1979 et cela fait quinze ans déjà) et je n'aurais sans doute pas osé le faire si ma fille, porteuse de cette lettre, n'avait souhaité te rencontrer.

Il semble qu'elle se destine à une carrière de professeur d'espagnol, comme son père, et cette année, elle suit ici avec moi ce qui s'appelle "lettres supérieures, une préparation à la seconde année de licence à la Faculté de Rennes. 

C'est dans ce cadre qu'après avoir étudié en classe différents textes de toi, elle a eu envie de te connaître, à l'occasion de son second voyage à Barcelone, avec une de ses amies étudiante.

Je me souviens que ç'a été la même chose pour moi alors que j'étudiais sous la direction d'Albert B. Serait-il vrai que l'histoire repasse les mêmes plats ? Je n'ai pas voulu faire fi de ce qui peut être le début d'une vocation et c'est pourquoi je rédige cette lettre d'introduction.

Je te remercie par avance des conseils que tu pourras lui donner pour mieux découvrir ta ville pendant cette petite semaine. Tu lui donneras de toi les nouvelles que tu jugeras opportunes et elle te donnera des miennes.

De tout cœur, je t'embrasse.

Mais j'avais égaré le numéro exact de l'adresse de la rue des Forges, le statut d'autonomie catalan avait modifié son nom, le panorama urbain avait beaucoup changé dans ce secteur, ou ma fille, au pied du mur, a renoncé à son projet, je ne me souviens pas bien, mais ce qui est sûr, c'est que cette lettre n'est jamais parvenue à son destinataire.

Je le regrette encore, parce que, par la suite, je n'ai pas osé reprendre contact."

Quel sentimental je fais, non ? Il me reste un feuillet. Je regarde ma montre. Je crois que je suis dans les temps.

"... Je ne voudrais pas terminer cette longue évocation sans parler de l'influence la plus importante que la personne et l'œuvre de Paco ont eue dans ma vie, bien que cela ait l'air un peu présomptueux : celle de mon orientation comme écrivain nouvelliste amateur.

Quand ma fille a fêté son premier anniversaire en 1973, j'ai eu l'idée de lui écrire une lettre imaginaire en espagnol, que j'ai ensuite envoyée à Paco, pour qu'il me donne son avis et le 24 octobre 1975, il me répondait : "J'ai beaucoup aimé ton récit sur ta fille. Il est très tendre, plein de douceur, et sa lecture te remplit de tendresse au souvenir d'expériences identiques. Je ne sais si tu en as une copie ni si tu en as besoin. Si c'était le cas, tu me le dirais. En attendant, je le conserve".

D'une certaine manière, c'est lui qui m'a donné le feu vert pour écrire en espagnol.".

Je raconte ensuite comment l'une de mes nouvelles est une parodie d'un chapitre de Là où la ville change de nom, celui intitulé Le père Serralto, et comment il est mort et comment je la lui ai dédiée, parce que c'est lui qui m'a donné envie d'écrire.

"... Aujourd'hui, sous le pseudonyme de Pierre-Alain GASSE, mes deux autres prénoms et mon nom maternel, j'ai à mon actif une centaine de nouvelles et récits, la moitié en version double, française et espagnole, diffusées essentiellement par Internet depuis 1998, plus quelques recueils papier et e-books.

De Paco, j'ai appris, entre autres choses, le maniement du dialogue, l'usage de l'anaphore, de l'énumération et de la répétition, de la coordination et de la juxtaposition. Je crois également partager sa grande bienveillance envers ses personnages, son implication du lecteur dans le récit, son sens de l'humour... bref, tout un tas de petites choses qui finissent par dessiner un style.

Voilà, cher public, les chemins curieux et véridiques qu'ont empruntés dans ma vie l'œuvre et l'influence de Paco, bien que notre histoire ait été celle d'une amitié tronquée par les hasards de la vie et une certaine paresse de ma part.

Pour citer un chapitre des autres catalans, je dirai avec lui que "nous les hommes, sommes farouches et maussades et avons rarement entre nous ce long dialogue approfondi que nous regrettons de n'avoir pu tenir lorsque quelqu'un meurt."

Les organisateurs de cette journée m'ont donné l'occasion de mette tout cela au clair et du fond du cœur je les en remercie."

Ma voix tremble un peu.

"Paco, mieux que quiconque, tu as appliqué au pied de la lettre la célèbre maxime de Cela : "La plus noble fonction de l'écrivain, c'est de témoigner, de faire foi, de chroniquer fidèlement l'époque qu'il lui a été donné de vivre." Où que tu sois, je t'embrasse et... à un de ces jours !

Moltes gràcies a tots per la seva atenció i paciència."(1)

Ouf ! J'en ai fini, sans anicroches.

Des applaudissements nourris retentissent. Je n'y crois pas. La dernière compagne de Paco monte sur l'estrade pour m'embrasser. D'autres personnes s'approchent pour me féliciter. Maria, la fille de Paco, sous le coup de l'émotion, s'est éclipsée.

Nous regagnons nos sièges du premier rang. Une autre surprise nous attend.

Le Président de la Fondation et celui du Centre d'Histoire Contemporaine de Catalogne nous font monter à nouveau sur l'estrade, pour nous remettre, à tour de rôle, une plaque de métal, fixée sur un support de bois et métacrilate. La mienne dit en catalan :

Reconeixement a

(vuestro servidor)

per la seva contribució al coneixement de l'obra de Francesc Candel

per mitja de la seva tesi doctoral (Universitat de Haute-bretagne, 1978)

Recherche linguistique et création romanesque chez Francisco Candel.

Barcelona, Institut d'Estudís Catalans, 2 de juliol de 2014. (2)

Allons bon ! Ils exagèrent ! Je dis quoi, moi, maintenant ?

Ce dont vous me remerciez aujourd'hui de si belle manière n'est rien d'autre qu'un travail de jeunesse qui, avec le recul des ans, m'apparaît comme bien peu important, je me frotte les yeux pour croire à ce qui m'arrive et je ne pense pas mériter cet hommage, mais la vie parfois nous fait cadeau de telles surprises et... c'est un bonheur ! Merci beaucoup."

La première chaîne de télé veut encore enregistrer une interview. Je réponds comme je peux aux questions d'une jeune femme pleine d'allure tandis que me filme une brunette. On voudrait me faire réagir à une phrase enthousiaste de Jordi Pujol sur le legs politique de Candel. Je veux bien répondre, mais en "off". Je ne voudrais pas apparaître à la une avec une phrase polémique. Chacun survalorise les siens, c'est humain, non ?

Demain matin, nous reprendrons l'avion pour la France.

Pour ma part, c'est la tête tourbillonnante de phrases et d'images que je le ferai.

Trois jours, ce n'est pas grand chose, mais parfois, cela vaut plus que des années.

©Pierre-Alain GASSE, 6 juillet 2014.

(1) Catalogne, un seul peuple.

(2) Merci beaucoup à tous pour votre attention et votre patience.

(3) Reconnaissance à (votre serviteur) pour sa contribution à la divulgation de l'œuvre de Francisco Candel, par l'intermédiaire de sa thèse de doctorat (Université de Haute-Bretagne, 1978) Recherche linguistique et création romanesque chez Francisco Candel. Barcelone, Institut d'Études Catalanes, 2 juillet 2014.

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