Comme du sable entre les doigts

Une enquête de Bénédicte Plassard, O.P.J.

baie de Saint-Brieuc

I

Ce matin-là, lorsque Bénédicte Plassard mit le nez à la fenêtre de son duplex, l’aube pointait à peine. Depuis quelque temps, sa vie sentimentale était réduite à néant et ses nuits moins belles et plus courtes que ses jours.

Sortie nue des draps, puis de la douche, selon son habitude, elle s’était contentée de passer, sans la boutonner, une vieille chemise de flanelle ayant appartenu à son père. Cette relique lui servait de sortie-de-bain comme de robe de chambre et peu lui importait de se promener dans cette petite tenue malgré son mètre quatre-vingt-deux : Bénédicte Plassard n’avait froid ni aux yeux ni aux fesses.

Elle aurait peut-être dû. Mais Simon Le Lagadec – surnommé Sim par commodité et pour un soupçon de ressemblance avec un vieil acteur comique au physique ingrat – avait beau lui répéter que son manque de pudeur finirait par lui jouer des tours, elle continuait à ouvrir aux visiteurs de connaissance dans cet appareil suggestif. Simon se contenta donc de relever le regard de son mieux lorsque le battant de la porte s’ouvrit.

Bon, ce n’est pas pour nous goberger de la plastique – superbe au demeurant – ni des tendances exhibitionnistes de l’enquêtrice de police judiciaire Bénédicte Plassard que nous sommes ici, mais pour essayer de débrouiller l’écheveau de la dernière affaire que le Commissaire Principal Le Puil venait de leur confier, à elle et Simon : l’affaire dite « des douches du stade ».

La veille même, un dimanche, le gardien du stade, en faisant sa tournée matinale, avait découvert l’ex-président du Club de football de la ville – un agent d’assurances – aussi mort qu’il est possible de l’être, dans les douches des vestiaires visiteurs.

C’était l’équipe de permanence qui avait opéré les constatations d’usage, appelé la Police Scientifique et recueilli les premiers témoignages. Mais, étant donné le curriculum du décédé, le Commissaire Le Puil avait cru bon de mettre sur le coup son équipe première, si je puis dire. Et ce matin-là, Simon et Bénédicte avaient rendez-vous à la morgue avec le légiste pour un premier compte-rendu d’autopsie.

Ils formaient un couple improbable qui ne passait pas inaperçu, même dans l’enceinte de l’Hôtel de Police. Bénédicte dépassait Simon de presque une tête et ses T-shirts et ses jeans moulants lui valaient toujours quelques sifflets aussi machistes qu’admiratifs. Simon, avec son vieux costard de velours côtelé, ses poches comme des cabas et son éternel bout de bois de réglisse aux lèvres, avait toujours l’air d’avoir passé la nuit sur le banc de garde-à-vue. Pour tous leurs collègues, ils étaient Sim et Béné. Depuis bientôt trois ans, ils faisaient équipe.

Cyprien Lacordaire, avec son air de professeur Tournesol du bistouri, s’affairait encore autour de la victime, lorsque les deux policiers sortirent de l’ascenseur qui les avait descendus jusqu’au Laboratoire de l’Identité Judiciaire de l’Hôtel de Police, situé au deuxième sous-sol de l’immeuble.

Sous la lumière crue des néons, sur une table élévatrice reposait la masse imposante de feu M. l’Agent Principal des Assurances Mieuxa, ex-président en exercice du FCB.

— Alors, qu’est-ce ça donne ? – lança Simon en guise de salutations.

Cyprien Lacordaire releva la tête, posa son scalpel et entreprit de se gratter une aile du nez ; mais avec les gants de latex, pas moyen. Il renonça.

— Ça donne… ça donne qu’on m’emmerde, oui. Hier, c’était dimanche. Le proc aurait voulu que je m’y mette dans la nuit. Faut pas charrier, non plus. Ah, vous ne doutez de rien, vous là-haut !

Bénédicte pensa qu’il était temps qu’elle intervienne, pour couper court à une diatribe qu’ils ne connaissaient que trop. Prenant la pose devant Cyprien, qui laissa glisser sur elle un regard clinique mais appréciateur, elle lâcha :

— Docteur Lacordaire, vous êtes déjà certainement en mesure de nous indiquer l’heure et les causes de la mort de notre client, n’est-ce pas ?

Il suffisait qu’une jolie femme lui donne du « docteur » et flatte ses compétences pour que Cyprien Lacordaire devienne aussitôt beaucoup plus accommodant.

— Tout à fait, tout à fait : M. Boixel, ici présent, est décédé, très probablement à 20 h 34, d’un coup porté au cœur avec une arme blanche munie d’une lame de 21-22 cm qui a sectionné l’aorte. Mort instantanée. Dans la chute, le verre de sa montre s’est brisé et elle s’est arrêtée. Repas copieux. Alcoolémie prononcée. Vous voulez le menu ?

— Et pourquoi pas la carte des vins pendant que tu y es ? fit Simon.

— C’est possible, mais ce sera un peu plus long, fit le légiste, sans relever l’ironie. Par contre, je peux d’ores et déjà ajouter que le meurtrier a récupéré son arme, après l’avoir essuyée au revers de la victime.

— Ça sent le professionnel, ça ! fit Simon.

— Tout au moins l’amateur éclairé, qui tient à son matériel et en prend soin, corrigea Lacordaire. Le coup semble avoir été porté en connaissance de cause, mais on ne peut exclure totalement le facteur chance.

— Façon de parler, bien entendu, ironisa Bénédicte.

Sérieux comme un pape, Lacordaire ajouta sentencieusement :

— Vous savez, bien des gens voudraient pouvoir mourir aussi rapidement et sans souffrance. En cinq secondes, de vie à trépas. Propre, net et sans bavures.

— Bon, ça va bien, Cyprien. Rien d’autre à ajouter ?

— Tu liras le reste, dans mon rapport, dans l’après-midi.

— Tes rapports, j’y comprends que couic, j’ai pas étudié le grec, moi !

— Eh bien, mon vieux, tu te le feras traduire par le procureur. Bon, c’est pas pour vous presser, mais moi, j’ai encore du boulot, pas vous ?

— Eh ben, dis donc, t’es pas gracieux, ce matin.

Simon et Bénédicte échangèrent un regard d’incompréhension et se retirèrent en silence. Ils en savaient assez pour l’instant.


À quelques kilomètres de là, dans une villa moderne, qui surplombait la magnifique plage des Rosaires, se tenait un conseil de guerre.

Autour d’une table ovale en verre, au piétement d’acier chromé, cinq hommes étaient réunis. Quatre se tenaient assis deux par deux, les uns en face des autres. Le dernier occupait une des extrémités de la table. Il faisait face à la mer et, par les immenses baies vitrées d’un salon aux dimensions princières, son regard embrassait le paysage incomparable qui s’étendait devant lui. Le ciel était clair, on distinguait les îles à l’horizon, le cap sur la droite et les anses successives de la côte sur la gauche.

Personne ne parlait. Les visages étaient graves. Les mains posées à plat sur la table, comme si une séance de spiritisme allait commencer.

Il n’en était rien.

Stavros Mikoulidès frappa brusquement du plat de sa main droite le verre trempé de la table et tous sursautèrent. Puis les visages se figèrent.

— Vous n’êtes que des incapables, des raclures d’ongle, des chiures de mouche, voilà ce que vous êtes. Je vous paie pour aplanir les difficultés du bisness, pas pour m’en créer, bordel de merde ! Je vous l’ai répété cent fois, pas d’armes dans le boulot. Ni armes à feu, ni armes blanches. Pas de meurtres. Rien que des accidents. Pas d’empreintes. Toujours gantés. Pas de cigarettes. On est au XXIᵉ siècle, bon dieu, et la Police Scientifique progresse tous les jours !

La voix rauque et basse du Grec marqua une pause ; le petit homme chercha des regards qui se dérobèrent, puis reprit d’un ton tranchant :

— Qui est responsable de cette incommensurable connerie ?

— Ça veut dire quoi chef ? tenta un blondinet gominé.

— Toi, l’idiot, on t’a pas sonné !

— Euh, Tino et moi, on devait résoudre le problème, chef, dit un malabar au crâne tondu en désignant son voisin, un trentenaire en survêtement, avec de rigolotes lunettes rondes aux verres colorés en jaune.

— Bon, alors, pas de paye pendant trois mois et retour au pays illico. Voilà vos billets. Vous prenez le bus Eurolines à Tours, dans six heures. Nikos va vous emmener, pas d’autoroute, hein. Toutes les entrées sont filmées. Foutez-moi-le camp et tenez-vous tranquilles jusqu’à nouvel ordre, compris ?

— Mais, chef…

— Y'a pas de mais, bande de cons, vous avez un casier épais comme ça, et dans quarante-huit heures, les flics vont remonter jusqu’à vous, les doigts dans le nez, j’en suis sûr. Caltez !!!

Nikos, le chauffeur, Tino, le blondinet et Vaclav, celui qui avait parlé, sortirent en silence. Deux minutes plus tard, une Mercedes blanche quittait la propriété.

Il ne restait plus que Martin, le secrétaire particulier du Grec, autour de la table. Stavros Mikoulidès, avança le menton dans sa direction. Martin, le petit breton, comprit que l’heure de son rapport était venue. Lui non plus n’avait pas droit à l’erreur. Il se leva, ouvrit la chemise posée devant lui, la tendit à son patron, qui ne laissait jamais le moindre document écrit à quiconque, puis dit :

— Boixel nous attendait comme convenu, à l’heure dite. Nous devions lui livrer cinq kilos de cocaïne, la même que la dernière fois. Ses clients étaient très contents de la qualité. Mais il a voulu jouer au con. Il voulait ne payer que la moitié et faire analyser la came avant de verser le reste. Le ton est monté. Il était bourré. Il s’en pris à Vaclav et c’était pas le jour. Sa mère vient de mourir. Alors, il avait les boules, Vaclav, ça peut se comprendre. L’autre l’a bousculé. Vaclav a pas aimé. Il l’a planté. Voilà, chef, c’est tout.

— Bordel de merde ! Une affaire de cinq cents mille euros bousillée à cause de la mère de ce connard ! Il va aller la rejoindre, sa mère ! Et fissa, encore !

Martin essaya de soutenir sans broncher le regard d’orage du boss.

— Tu vois ça avec Tino, Martin, mais au pays, pas ici, on a assez d’emmerdes comme ça. Et tu me trouves d’autres acheteurs. Pas plus d’un kilo, chacun. Pas moins, non plus. On va pas se mettre à faire dans le détail. Chacun son truc.

Martin sourit intérieurement. En se voyant confier cette double mission, il venait de franchir le dernier pas dans la hiérarchie. Il sut qu’il était maintenant l’homme de confiance de Stavros Mikoulidès, trafiquant de fausse monnaie qui s’était diversifié dans les armes, la drogue et la prostitution, depuis le démembrement de la Yougoslavie. Mais ce n’était pas le moment de se planter, il le savait aussi.

Il se contenta d’un signe d’acquiescement. Stavros n’aimait pas les bavards et Martin était persuadé que c’était sa discrétion quasi légendaire qui lui avait valu une ascension aussi rapide. Après tout, il y a deux ans encore, il n’était qu’un petit escroc envoyé en centrale pour y purger sa première condamnation ferme. La centrale, c’était pas rose, mais rien de tel pour rencontrer des gens du milieu au bras long, s’ils-t-ont un tant soit peu à la bonne. Il suffit de savoir y faire. La-bas, il avait sympathisé avec ce psychopathe de Tino, qui l’avait amené tout droit à son patron. Qui l’avait engagé comme porte-flingue d’abord, puis comme secrétaire et maintenant…

En sortant, Martin, sourit de manière perceptible, cette fois. Finalement, ce conseil de guerre se terminait mieux qu’il n’avait espéré. Le plus urgent : éloigner les flics. Il avait sa petite idée. Ensuite, appâter des revendeurs. Ça, il savait faire. Et conclure discretos. Il songea encore qu’à la place du Grec, il aurait laissé tomber pendant deux, trois mois, mais bon, le patron devait avoir ses raisons pour vouloir de la fraîche au plus vite, et ça, c’était pas ses oignons !

Debout, devant l’immense baie vitrée, le regard caché à présent derrière d’immenses lunettes noires, Stavros Mikoulidès, appela, dans un registre d’une douceur insoupçonnée :

— Mara !

Une voix chaude, teintée d’un accent chantant d’Europe de l’Est, se fit entendre depuis la pièce contiguë et la maîtresse du boss, entra, en talons hauts et déshabillé transparent, mais la lourde porte de la salle de réunion venait de se refermer sur Martin. Mara eut une moue déçue avant de s’avancer vers Stavros, toujours plongé dans ses pensées, devant le spectacle sans cesse renouvelé de la baie :

— Tu m’as appelée, chéri ?

— Ludo, tu me mets un café, s’il te plaît.

En sortant de chez le collectionneur de viandes froides, Simon et Bénédicte s’étaient séparés. Elle, avait rendez-vous chez le procureur pour prendre la commission rogatoire qui leur permettrait de perquisitionner chez le défunt, de consulter ses comptes bancaires, etc. Simon, lui, s’était pointé au Bar des Sports, rendez-vous des supporteurs du club de foot et quartier général des dirigeants, pour écouter ce qui se disait de l’affaire.

La plupart des pékins accoudés au comptoir carburaient déjà au blanc sec, mais c’était encore un peu tôt pour Simon. Il connaissait Ludo, un ancien joueur reconverti dans la limonade, comme beaucoup, pour avoir joué avec lui quand ils étaient minots. Ludo était doué, Simon beaucoup moins, alors ils s’étaient perdus de vue assez vite, forcément. Mais ils s’étaient retrouvés quand Simon avait enfin pu être affecté au pays, après quelques années en région parisienne. Simon cultivait cette relation et Ludo était un de ses informateurs habituels.

— Alors, qu’est-ce qu’on dit de tout ça, Ludo ? Sale affaire, hein ?

— M’en cause pas. Le staff est réuni dans l’arrière-salle et je crois que ça barde. Et vous, vous avez une piste ?

— T’es fou. C’est trop tôt. Les analyses sont pas finies. Mais toi, t’as rien vu ou entendu de bizarre, ces derniers temps ?

— Ben non, que dalle. On est sur le cul. Le Président, c’était une grande gueule et un sacré fêtard, mais c’était un bon président, tout le monde te le dira, hein les gars ?

Un sportif de comptoir, en jogging usé et muscadet à la main, opina du chef :

— Le meilleur qu’on ait eu depuis longtemps. D’ailleurs, y'a qu’à regarder les résultats. Quand il a pris la direction, on est montés de trois divisions et depuis on n’est pas redescendus. C’est pas rien, ça !

Son voisin, un tout petit, dont la tête dépassait à peine du comptoir, renchérit, en finissant de siffler son verre :

— Pour sûr, avant, on changeait d’entraîneur tous les ans et on se faisait piquer tous nos bons joueurs par des clubs plus friqués. Maintenant, on les paye correct et ils restent, alors ça change, forcément.

— Et comment c’est devenu possible, ça ? fit Simon.

— Ben, j’sais pas, le Président a trouvé de nouveaux sponsors, des plus gros, et je crois, qu’il a forcé sur les avantages en nature pour les joueurs.

— Comment ça ?

— Facile. Par exemple, c’est une agence immobilière qui leur loue gratos une baraque, un concessionnaire auto qui leur file une bagnole, un voyagiste qui leur paye leurs vacances… Pour les sponsors, ce sont des actions promotionnelles déductibles de leurs bénéfices et pour les joueurs, ça finit par compter et ils restent. Parce que, tout ça, c’est plus ou moins au black.

— Et y'a jamais eu de lézard ?

— Jusqu’à présent, rien de sérieux.

Un troisième accoudé au comptoir, qui n’avait encore rien dit, sous sa casquette anglaise, intervint alors :

— On dit qu’un inspecteur des impôts de la circonscription a été arrosé, mais c’est rien que des bruits de comptoir.

— Bon, mais les fiestas d’après-match, la troisième mi-temps, ça se joue avec qui ? Quand les joueurs rentrent au bercail, le dernier carré, qui en est ?

— Ça, on ne sait pas. Il paraît que ça se passe chez le Président ou chez un type qui a une villa sur la hauteur aux Rosaires, mais là, botus et mouche cousue, personne ne parle.

Simon sourit au lapsus et pensa que pour le prix d’une tournée, la moisson n’était pas trop mauvaise. Il s’apprêtait déjà à regagner la maison Poulaga, lorsqu’un début d’agitation de l’autre côté du baby-foot le fit se rasseoir sur son tabouret : une dizaine d’hommes en costume cravate passèrent devant les accoudés au comptoir, sans un mot, en saluant Ludo d’un signe de tête. Seul, le dernier, un grand maigre, aux jambes arquées, ouvrit la bouche :

— Bon, tu mets ça sur le compte, Ludo. À plus.

C’est là qu’il s’agissait d’être physionomiste. L’avant-dernier, c’était l’entraîneur, un Roumain peu causant, mais efficace. Le premier, c’était le vice-président, un architecte assez connu dans la région. Quant à celui qui avait parlé, ce devait être le trésorier. Et les autres, le reste des membres du Bureau Exécutif du Club, mais Simon avait cru reconnaître aussi le PDG des Délices de la Baie, une Biscuiterie qui avait pris son essor, ainsi que l’héritier des Conserveries du Littoral, le principal sponsor du club.

Il était temps d’aller au rapport avec tout ça. Simon mâchonnait l’infâme bout de bois de réglisse censé lui éviter de replonger dans ses deux paquets quotidiens de Gitanes maïs. Il paria en son for intérieur que ces deux-là avaient déjà dû téléphoner au Commissaire Le Puil, voire au Procureur, pour lui demander une enquête aussi discrète que possible : « N’oubliez pas, Monsieur le Commissaire, Monsieur le Procureur, que plusieurs centaines d’emplois sont en jeu et que toute contre-publicité concernant nos entreprises pourrait avoir des conséquences fâcheuses… ». Le fameux chantage à l’emploi ! Le pire, c’est que souvent, ça marchait ; Simon aurait pu citer plusieurs affaires récentes, étouffées, bâclées ou classées sans suite, suite à des interventions, directes ou indirectes, de ce genre. Il pesta silencieusement, en écrasant plus fort son bout de bois de réglisse.


Les prélèvements effectués sur la scène du crime commencèrent à parler le lendemain. La récolte était mince. Pas d’empreintes utilisables. Juste un mégot de cigarette blonde à filtre, de marque inconnue en France, et quelques poils et cheveux. Dans des vestiaires sportifs, des poils et des cheveux, on en trouve presque autant que sur le siège d’un coiffeur ! De plus, seuls ceux étrangers à la victime, mais découverts sur ou à côté d’elle pouvaient raisonnablement être pris en compte. Avant le résultat des comparaisons ADN avec le fichier central des crimes et délits, on en déduisait la présence sur les lieux du meurtre de deux autres individus de race blanche. C’était peu et la simple logique aurait pu aboutir au même résultat, il fallait bien le reconnaître.

Mais Cyprien Lacordaire détenait un joker, dont il n’avait parlé ni à Simon ni à Bénédicte : le prélèvement d’odeurs. De son dernier stage au Laboratoire Central de la Police Judiciaire, à Paris, il était revenu enthousiasmé par les possibilités ouvertes par cette nouvelle méthode d’investigation. Aussi, dès son arrivée au stade, avait-il froissé des lingettes aux quatre coins du vestiaire, sur la victime et autour d’elle, pour en recueillir des effluves, qu’il avait aussitôt emprisonnés dans autant de petits bocaux, à présent bien rangés sur des étagères, au fond de son antre. Le flair d’un seul des limiers de la brigade cynophile suffirait pour identifier avec certitude, par simple comparaison, le propriétaire de l’une de ces odeurs, si elle était relevée à nouveau sur une autre scène de crime ou délit. Il suffisait de se montrer patient !

Inutile de dire que le Commissaire Principal Le Puil ne possédait pas cette patience, d’autant plus que la victime était un notable et que le Préfet s’était déjà inquiété de l’avancement de l’enquête ! L’information avait transpiré, d’on ne sait où, dans la journée du dimanche et tous les quotidiens régionaux l’avaient mise à la une de leur édition du lundi, sur trois ou quatre colonnes : « Le Président du Stade B. retrouvé assassiné dans ses vestiaires ! », « Meurtre en sous-sol au Stade B. », « Tragique disparition du Président du Stade B. ». On ne parlait plus que de cela en ville.

Bénédicte et Simon furent donc convoqués. Le commissaire avait son humeur de dogue, habituelle en ces cas-là :

— C’est tout ce que vous avez, au bout de quarante-huit heures ! Vous croyez que vous êtes payés à rien foutre ou quoi ? Pas une seule piste ! Faudrait voir à vous remuer un peu plus que ça !

Bénédicte, les deux mains dans les poches arrière de son jean, connaissait l’oiseau et commença son rapport comme si elle n’avait rien entendu :

— Les trois directions que vous nous avez indiquées, patron, ont été explorées. La piste financière n’a rien donné pour l’instant, mais les comptes sont toujours en cours d’épluchage ; la piste sportive nous a menés à des conflits mineurs de personne dont aucun ne semble pouvoir justifier un meurtre sur commande, car il est établi qu’il ne s’agit pas d’un boulot d’amateur. Reste la piste vie privée/vie mondaine qui réserve quelques surprises…

— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt, Plassard ! Vous jouez avec mes nerfs, ou quoi ?

— On a relevé dans l’entourage festif du Président, un personnage opaque. Officiellement importateur. Double nationalité. Grecque et yougoslave. Il habite une super villa sur les hauteurs des Rosaires, appartenant à une SCI, opaque, elle aussi. Plusieurs fêtes d’après-match s’y seraient déroulées. Avec tout ce qu’il faut. Des filles, de la drogue, des cigarettes, de l’alcool. Le tout, de contrebande et venu de l’est.

— Et comment vous savez tout ça, Plassard ?

— Euh… secret professionnel, patron.

— Ne me dites pas, que vous avez repris vos liaisons dangereuses…

— Je ne vous permets pas…

— OK, d’accord, je retire, mais je vous ai à l’œil, je vous préviens, et au moindre dérapage, je vous fous les bœufs-carottes dans les pattes.

Bénédicte rectifia la position, mais resta imperturbable. Simon la regardait amusé. Il aimait beaucoup les explications entre elle et le patron. Il intervint :

— La villa est sous surveillance. Mais rien n’y a bougé depuis vingt-quatre heures.

— Bien. Foncez là-dessus. Mais en douceur. J’ai le Préfet aux basques. Rapport demain, même heure. Vous pouvez disposer.

Simon et Bénédicte tournèrent les talons en lâchant un sonore et joyeux :

— À demain, patron !


Martin était ressorti de la villa comme en entrant, affublé d’un bleu de travail et d’une casquette, avant de remonter dans son fourgon. Depuis le début du mois, il était un dépanneur télé. En démarrant, il fit un signe de salut aux techniciens de l’ETDE qui, en haut de leur nacelle, vérifiaient les lanternes des lampadaires de la rue. Les deux ouvriers lui répondirent de la même manière.

Depuis un parking isolé dominant la baie, il sortit du fourgon la mallette d’un téléphone satellitaire, déploya la parabole, établit la communication et appela la Mercedes. Le patron se méfiait de plus en plus des téléphones portables. Avec le satellite, seules les grandes oreilles de la NSA les entendraient, mais comme elles écoutaient tout et tout le monde, elles perdaient leur temps à trier le bon du mauvais. Et de toute manière, leurs conversations transparentes et anodines avaient peu de chance d’attirer l’attention :

— Allô, Nico ?

— Oui, Martin.

— Ce n’est pas la peine que Vaclav rentre avec toi. Vu les circonstances, le patron a dit : qu’il rejoigne sa mère. Le plus tôt sera le mieux.

Il y eut un silence dans le combiné, puis une voix étrangement neutre dit :

— Bon, d’accord. Je rentrerai tout seul, à la fin de mon congé. Salut.

Martin raccrocha, déconnecta la parabole et referma la mallette avant de ranger le tout dans le fourgon. Première mission accomplie. Avec Nico, on pouvait être sûr du résultat : il ne vivait que pour ces permis de tuer que le patron lui accordait de temps à autre pour se débarrasser de partenaires indélicats, de fouineurs de tout poil ou de femmes infidèles. Mais le patron avait eu raison de vouloir régler ça hors des frontières. Nico avait déjà trois exécutions à son tableau en France et même s’il mettait un point d’honneur à ne jamais opérer deux fois de la même manière, la Police enregistrait des progrès tous les jours. Martin eut une dernière pensée pour le crâne rasé de Vaclav, puis passa à la mission numéro deux.

La camelote se trouvait toujours dans la roue de secours de son fourgon, depuis le dimanche soir, sauf le kilo de démonstration, qu’il n’avait pas eu le temps d’y replacer. C’est Vaclav qui l’avait embarqué dans la Mercedes, après l’altercation avec Boixel. Bordel ! Pourvu que Nico ait pensé à le remettre dans la cache anti-chiens du véhicule, parce que sinon… Ça, c’était un os sérieux.

Sa vitesse de réflexion s’était considérablement accélérée. Il envisageait toutes les portes de sortie : faire porter le chapeau de la distraction à Vaclav eut été le plus aisé, mais le patron sentirait immédiatement la combine. Trop facile de se défausser sur un condamné à mort. Couper les quatre kilos qui restaient et vendre le tout comme prévu, c’était risquer des réclamations des acheteurs habituels et le patron serait mis au courant. Sauf s’il s’agissait de nouveaux, ignorants de la qualité des précédentes livraisons. Pour ça, il devrait détailler davantage, parce que tous les semi-grossistes du coin étaient au parfum. Mais pour appâter de nouveaux revendeurs consommateurs, il allait falloir baisser les prix, et à l’arrivée, ça ne ferait pas le compte. Donc, de toute manière, il devrait couper la marchandise. Merde ! Simon n’aimait pas ça. Dans le commerce, quel qu’il soit, faut être réglo, sinon ça finit toujours par vous retomber sur la gueule. Mais, là, il ne voyait pas moyen de procéder autrement. Oui, mais quand le cinquième kilo allait réapparaître, s’il réapparaissait…

Une sueur froide l’avait saisi et il s’épongea le front avec son mouchoir. Il fallait qu’il trouve une meilleure solution. Tout en conduisant, il reprit les choses au début…

En arrivant à son atelier, un ancien garage désaffecté caché au fond d’une impasse, il était parvenu à la conclusion que la moins mauvaise des solutions, c’était de tout dire au patron, qui aviserait. Martin écoperait sans doute un peu, mais au moins il donnerait au Grec une nouvelle preuve de sa loyauté. Et le plus tôt serait le mieux.

Il avait son portable en main lorsqu’il se ravisa. Le patron n’aimait pas ça. On était mardi. Il décida d’attendre la réunion du mercredi chez le dentiste. Ils avaient le même et tous les deux une dentition en mauvais état. Ils s’y rencontraient, dans la salle d’attente, parmi les autres patients. Ils communiquaient à l’aide d’un morceau de papier, écrit au jus de citron, que le premier arrivé déposait dans une revue, comme pour marquer une page. Quand l’autre arrivait, il récupérait discrètement le morceau de papier et le tour était joué. Les instructions étaient passées, à la barbe de tous, sans qu’aucune parole n’ait été échangée entre eux. Il ne restait plus qu’à exposer le papier à une source de chaleur modérée pour lire le message. Le Grec était parano, mais il avait mille tours dans son sac.

Martin fourrageait dans la poche de sa salopette pour prendre ses clés, ouvrir l’atelier et rentrer la camionnette, comme chaque soir, lorsqu’une variation de lumière derrière les vitres de verre dépoli du garage attira son attention. Un reflet ? Une ombre ? Subitement aux aguets, il fit jouer silencieusement la serrure d’une main, tandis que, de l’autre, il se saisissait de son Smith & Wesson, 38 spécial. Sécurité ôtée, canon relevé, le doigt sur la gâchette, il s’adossa au mur, à gauche du portillon, puis d’un coup brusque du talon, ouvrit le battant, qui alla se bloquer contre le portail, à l’intérieur du garage, avec un claquement sec.

Mais rien d’autre ne se produisit. Martin se retourna, apparut dans l’encadrement du portillon en position de tir debout, trouva le commutateur et balaya le garage des yeux et de son arme. Il ne vit rien d’anormal. Fausse alerte. Il rengaina, soulagé.

Il repliait les vantaux à l’ancienne du portail lorsque dans son dos un cliquetis connu le fit sursauter. Trop tard ! L’acier froid d’une arme lui touchait la tempe gauche. Avec surprise, il perçut aussi un parfum féminin. Il allait tenter un mouvement de self – défense, lorsqu’un second cliquetis lui fit lever les bras. Ils étaient deux. Mieux valait ne pas jouer les héros. La police avait la gâchette facile et une bavure était si vite arrivée !

— Reste face à la porte, écarte les jambes et mets tes mains dans le dos.

Tandis que Bénédicte pointait toujours son Manurhin sur la tempe de Martin, Simon lui passa les bracelets, puis le délesta de son arme.

— Beau joujou ! Monsieur a un permis pour ça ?

Martin garda le silence. C’était les ordres.

Il en avait un, de permis, mais faux, comme le reste de ses papiers, qu’on venait de lui prendre. Dans une demi-heure au plus, les flics auraient vérifié son identité. Ils ne sauraient pas encore qui il était, mais sauraient déjà qui il n’était pas. Plus la drogue, que les chiens renifleurs allaient trouver dans sa roue de secours. Il additionna mentalement les chefs d’inculpation : port d’arme illégal, détention de faux papiers, trafic de stupéfiants. Son compte était bon. Il allait pouvoir reprendre des études, à l’ombre. Ce matin, il avait écouté son horoscope, par hasard ; les astres lui prédisaient une fâcheuse rencontre. Il aurait mieux fait d’être sourd que d’entendre ça !

Tandis que Bénédicte et Simon l’emmenaient vers la voiture banalisée, Martin se demanda où et quand il s’était fait repérer. Il se repassa le film des derniers jours. Et rien n’attira son attention, jusqu’à sa sortie de chez le Grec, ce matin. Le camion des électriciens ! À tous les coups. Il n’avait pas tilté. Le Grec était sous surveillance ! Il se demanda si la villa avait été investie ou pas. Un mouvement instinctif lui fit courber l’échine avant que Simon ne lui mette la main sur la tête pour le faire asseoir à l’arrière du véhicule de police. Une Clio d’un modèle déjà ancien. Une clé de contact ordinaire était engagée dans le Neiman.

II

Simon conduisait. Martin baissait la tête, comme un prisonnier soumis. Bénédicte monta à l’arrière, à ses côtés. Le véhicule démarra à vive allure, sans que les passagers aient eu le temps d’attacher leur ceinture. Ils longeaient le Parc de la Corniche et sa prairie en pente abrupte vers la mer. Au bout, il y avait un stop et Simon n’avait pas encore actionné son gyrophare. Quelques joggeurs attardés trottinaient sur la piste sablée qui bordait la voie. Le soir tombait. Le véhicule ralentit dans la courbe serrée qui précédait le stop. Bénédicte venait de détacher sa paire de menottes de sa ceinture pour s’enchaîner à Martin. Simon donna un coup de frein pour marquer le stop. C’était le moment. Dans le mouvement naturel vers l’avant qu’il fit, comme Bénédicte, Martin ouvrit la portière de ses mains entravées, fit un roulé-boulé de parachutiste sur la piste de sable, puis se raidissant de son mieux, se laissa dévaler la pente abrupte, comme un tronc que l’on débarde.

La soudaineté de l’action n’eut d’égale que la rapidité de réaction de Bénédicte. Avant même que Simon, qui se préparait à prendre la direction du centre-ville, n’ait réalisé ce qui venait de se passer, elle aussi avait roulé par la portière ouverte sur la piste de jogging. Mais lorsqu’elle put se relever, sortir son arme et mettre en joue le fuyard, elle se rendit compte qu’il faisait trop sombre à présent, que celui-ci était hors de portée de voix, les sommations impossibles et l’affaire entendue. Pour eux.

— Bordel de merde ! Il nous a bien eus, ce fils de pute !

Elle se frottait le coude gauche, endolori par sa chute. Simon, entre temps, s’était garé sur le trottoir et appelait des renforts depuis la radio du véhicule :

— BAC 12 à Autorité. Demandons renforts Parc de la Corniche. Fuite d’un suspect durant son transport. Signalement suit.

Le temps que le Commissaire Le Puil soit mis au courant, qu’il pousse une gueulante noire, qu’il avertisse le Procureur et qu’il vide le commissariat des hommes disponibles, un bon quart d’heure s’était écoulé.

Ils ratissèrent le parc et la plage à la lumière des lampes torches et des projecteurs. Interrogèrent tous les passants. Établirent des barrages pour fouiller les véhicules et contrôler les identités. En vain. Martin semblait s’être évanoui dans la nature, menottes aux poignets. Ce n’était pas banal, quand même.

C’était surtout une grossière faute professionnelle de la part de l’enquêtrice Bénédicte Plassard et de son équipier Simon Le Lagadec.

Et les conséquences ne se firent pas attendre.

Une heure plus tard, les deux compères étaient dans le bureau du commissaire, au garde-à-vous et prêts à tout entendre. Heureusement pour eux, le gros de l’orage était déjà passé, mais néanmoins tout le commissariat put bénéficier de l’algarade :

— Cette fois-ci, Plassard, je ne vais pas vous rater. Vous laissez filer notre seule piste dans une affaire archi-sensible ; le Préfet me téléphone toutes les six heures pour savoir où on en est. À l’heure qu’il est, il demande votre peau ! Je n’ai pas besoin de vous rappeler le manuel de l’école de police : avant le démarrage d’un véhicule banalisé qui opère le transfert d’un suspect ou d’un prévenu, celui-ci doit être non seulement menotté, mais enchaîné à son gardien ou au véhicule et la ou les portières côté prévenu condamnées, selon la configuration dudit véhicule. Sans oublier la ceinture de sécurité, si le véhicule en est pourvu. C’est clair, non ? Et comme par hasard, aucune de ces consignes n’a été respectée. Vous le faites exprès ou quoi ? Indéfendable, vous êtes indéfendable ! L’IGS va vous bouffer toute crue…

Il baissa la voix :

—… quand je lui aurai transmis mon rapport. Demain matin. Il vous reste douze heures pour me ramener votre oiseau dans ce bureau. Pas une de plus.

Bénédicte coula un bref regard vers Simon en entendant ces mots et faillit se mettre à genoux pour baiser les mains du commissaire, mais elle se ravisa à temps et se contenta de dire, d’une voix marquée par l’émotion :

— Merci, patron ! On va l’avoir, je vous promets…

Le commissaire ne lui laissa pas le temps de continuer et reprit d’une voix de stentor :

— Bon, disparaissez de ma vue tous les deux, ou je sens que je vais faire un malheur !

Bénédicte et Simon sortirent du bureau sans demander leur reste. Dans la grande salle du commissariat, personne ne moufta à leur sortie, mais tous secouèrent avec ensemble leur main gauche dans un geste qui voulait dire : « Eh bien, dites donc, qu’est-ce que vous avez pris ! »

Mirage des apparences.

En réalité, le Commissaire Principal venait d’éviter un blâme sévère et une mise à pied assurée à ses deux collaborateurs. Ce n’est pas que l’envie lui en eût manqué, mais c’était plus fort que lui, il n’aimait pas les « bœufs-carottes » et la perspective de voir fouiner dans son commissariat les hommes de son ex-collègue Dumontiel lui déplaisait au plus haut point. Ce serait donc le plus tard possible et s’il n’y avait vraiment pas moyen de faire autrement !

En d’autres circonstances, devant le Commissaire, Simon était venu à la rescousse de Bénédicte, alors jeune stagiaire, mais là… les fautes étaient évidentes et lui-même n’était pas exempt de reproches, aussi avait-il préféré garder le profil bas.

Ils regagnèrent leur bureau sans mot dire, fermèrent la porte.

— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? dit Simon, ça urge pas mal !

— Ouais, fit Bénédicte d’un ton las. Je ne sais pas. Je ne sais plus. J’ai merdé. Je m’en veux !!!

— On peut planquer devant le garage, on ne sait jamais, des fois qu’il ait une absence et y revienne.

— Tu rêves. T’as vu ? C’est un pro. Tout est prévu. Il a sûrement une autre planque. Mais comment la trouver ?

— T’as son portable. Faut le faire parler. Y'aura peut-être quelque chose.

— Peut-être, oui. Porte tout de suite la carte SIMM au Labo, dit Bénédicte, listing des appels reçus et donnés, numéros effacés, etc.

— Et puis, y'a la camionnette aussi, fit Simon, déjà dans l’entrebâillement de la porte. Les gars de l’Identité sont toujours dessus. Peut-être qu’on aura une empreinte au « sommier ».

— J’y crois pas trop. Il faut qu’on entende, comme témoins pour l’instant, les invités possibles des partouzes du Grec. Je te rappelle que nous enquêtons sur l’assassinat de Boixel. Je fais une demande au Procureur. S’il y en a un qui lâche quelque chose, on pourra perquisitionner chez le Grec. Chez Boixel, on n’a rien trouvé, si ce n’est des indices de consommation de cocaïne sur le plateau de verre de son bureau. Mais c’est devenu tellement banal dans le milieu du foot ! Il faut faire vite. Ou notre olibrius va prévenir son chef et toute la volaille va calter ou, pour le protéger, il va s’abstenir et on peut encore surprendre celui-ci au bercail avec son petit monde. Mais, moi, notre cavaleur, je ne le vois pas dans la peau d’un tueur à l’arme blanche. J’ai comme l’impression qu’il y a autre chose.

— Ouais, en tout cas, autre chose au pas, faut d’abord lui remettre la main dessus. Après, on verra ce qu’on a lui reprocher exactement ! Fausse identité, port d’arme illégal, refus d’obtempérer…

Bénédicte sourit amèrement à la qualification du dernier délit :

— On peut dire ça comme ça…


Martin sentit les menottes lui rentrer dans la chair au contact du sable de la piste cyclable. Un roulé-boulé n’était pas censé se faire les mains entravées ! Heureusement pour lui, la pente de la prairie qui bordait la voie était abrupte. Avant de la dévaler comme pierre qui roule, il eut juste le temps d’apercevoir la fliquette sur le trottoir, arme au poing, en position de tir.

Un instant, il pensa qu’elle allait le tirer comme un lapin et que sa dernière heure était venue. Mais rien. Aucun impact autre que celui des mottes éparses qui le faisaient tressauter dans sa descente éperdue. Alors, il songea que la nuit tombait, qu’il était un homme, qu’elle était une femme et qu’elle n’avait pas pu, pas voulu ou pas osé.

Son cerveau travaillait à une vitesse encore inégalée. En bas, il y avait un autre sentier et la plage, tout aussitôt, sans barrière ni protection. Il essaya de se souvenir de l’heure de la marée montante, la veille. Il calcula qu’avec un peu de chance, il roulerait ou tomberait dans l’eau : le meilleur des amortisseurs possible ! Tout n’était donc pas perdu. Il fallait juste qu’il se repère correctement et puisse nager, en apnée s’il le pouvait, jusqu’à la minuscule crique suivante, une sorte de plage privée, non accessible depuis la voie publique. Là, débouchait, à cent cinquante mètres du rivage la principale conduite d’eaux pluviales de la ville, dans laquelle il pourrait, au reflux, marcher courbé jusqu’à une bouche d’égout proche.

Il avait pris de la vitesse, malgré les soubresauts, et faillit être arrêté au dernier moment par un banc malencontreux, mais la courbe du terrain, qui se redressait un peu avant la plage, le projeta au-dessus de l’obstacle en une sorte de vol plané qui s’acheva dans une gerbe d’eau salée.

Pris de court et un peu groggy, il but la tasse, donna une impulsion du pied au fond tout proche et remonta cracher, tousser et prendre son souffle. Sans l’aide de ses bras, il se sentait couler. Il dut faire un effort pour retrouver son calme et essayer d’avancer, les mains jointes devant lui, avec ses seuls battements de pied. Sur l’eau, pas facile. Il prit une profonde inspiration et répéta le même mouvement sous la surface. Ça allait nettement mieux. Il se dirigea vers la gauche. Lors de l’inspiration suivante, il entendit, au loin dans le ciel, le ronronnement d’un hélicoptère. Il lui fallait faire vite.

Un quart d’heure plus tard, alors que le pinceau du projecteur de l’hélicoptère de la Gendarmerie balayait le rivage en tous sens, Martin tremblait de tous ses membres dans la conduite de un mètre vingt de diamètre, encore remplie d’eau aux quatre cinquièmes. Par chance, de minute en minute, le reflux lui redonnait de l’espace pour respirer. Bientôt, il put tâter ses poches. Elles étaient vides. C’est vrai qu’on l’avait fouillé. Mais il se souvint avoir cousu dans un ourlet de son blouson le principal outil du cambrioleur : un rossignol. Avec les dents, il réussit à ouvrir l’ourlet, puis fit coulisser l’outil. Attention à ne pas le laisser tomber dans l’eau. Victoire ! La serrure des menottes ne résista pas longtemps, malgré ses doigts engourdis. Il massa un moment ses poignets endoloris.

La grille qui fermait la conduite posait plus de problèmes. Elle n’avait pas de serrure, mais était boulonnée à quatre pattes de fixation, rouillées, certes, mais encore solides. Il essaya d’écarter deux barreaux. Ils étaient solides aussi et les minuscules coquillages qui avaient adhéré dessus coupaient comme des rasoirs. Il était condamné à attendre que l’hélicoptère s’éloigne et que les patrouilles abandonnent la chasse pour ce soir. L’eau refluait toujours. Dans vingt minutes, l’extrémité de la conduite serait probablement à découvert. Heureusement que la nuit n’était pas très claire. Mais il avait de plus en plus froid.

Il réfléchit encore : son garage était « grillé ». Son domicile aussi. La villa sous surveillance. On lui avait piqué son téléphone et même si son carnet d’adresses était quasiment vide, ils allaient retrouver tous les numéros qu’il avait appelés dernièrement. Ça limitait les possibilités de refuge. En plus, trempé comme il était, il risquait d’attirer l’attention. Demain, son signalement allait être diffusé partout. Il fallait qu’il change d’apparence. C’était sa première « cavale » et il devait tout improviser !

Il n’entendait plus que le clapot de plus en plus faible du jusant contre ses jambes, anesthésiées par le froid. C’était le moment. La plage était déserte sous une lune pâle. Sorti de son boyau, il remonta la plage, courbé, courant vers un escalier de béton, qui descendait d’une villa aux volets clos. Une lisière de goémon et de détritus marquait la limite de la pleine mer. Il avait décidé d’essayer de squatter la première maison dans laquelle il pourrait s’introduire.

Ce ne serait pas celle-ci. Trop récente. Porte blindée. Serrure à cinq points. Toutes les ouvertures étaient certainement sous alarme. Par la terrasse, il passa à la suivante, plus modeste. Ici aussi, tout était clos. Mais les volets étaient en bois et les huisseries anciennes. Il contourna la propriété. Souvent, les portes arrières étaient bien plus accessibles que celles de devant. Il avait raison. Rez-de-jardin. Il y avait là une porte à demi-vitrée protégée par un volet de bois amovible. Serrure classique, qui résista à peine cinq minutes à son rossignol. Il était temps, il grelottait.

L’électricité était coupée et la maison vide, donc. Mais où se trouvait le compteur ? À tâtons, il découvrit un escalier qu’il monta à quatre pattes. Comme un aveugle, il longea les couloirs, ouvrit des portes, essaya de deviner l’affectation des pièces dans lesquelles il entrait. Ici, un canapé : la salle de séjour. Une odeur de cendre. Une cheminée. Il approcha. Manqua de se cogner au linteau de pierre. Il se baissa. Le foyer était là. Le panier à bûches. Il devait bien y avoir de quoi allumer le feu pas loin. Ses mains parcoururent le rebord de l’âtre. À droite, un téléphone. À gauche… Une grande boîte d’allumettes. Il était sauvé ! Il en grilla une. Il y avait même mieux. Un allume-feu à gaz, en forme d’allumette géante.

Il l’utilisa en guise de torche pour parcourir la maison. Primo, enclencher le compteur. Deuxio, visiter l’étage. Trouver de quoi se changer ou de faire sécher ses vêtements. Ensuite, direction la salle de bains. Opération relookage. S’il pouvait trouver une tondeuse et un shampooing colorant, ce serait parfait. Ou de l’eau oxygénée. C’était une maison, qui devait être utilisée régulièrement le week-end. Il y avait des restes de provisions dans les placards, des draps dans les lits, des vêtements dans les armoires, et même un peu d’argent dans une boîte à gâteaux !

Une heure plus tard, Martin s’était réchauffé au radiateur d’appoint de la salle de bains, avait mis ses vêtements mouillés dans le sèche-linge du sous-sol et avait déniché un pull marin bleu marine, un pantalon à pont assorti et une vareuse. Avec ses Dockside, cela pouvait aller. Lorsque ses vêtements furent secs, il remit slip et T-shirt, plia pantalon et chemise qu’il glissa dans les piles de l’armoire, suspendit son blouson de denim à la place de la vareuse. Il avait supprimé son collier de barbe habituel et s’était décoloré cheveux et sourcils à l’eau oxygénée. Cela le rajeunissait beaucoup. Sa piste était brouillée. Il pouvait s’accorder quelques heures de repos. Auparavant, il mangea un paquet de Galettes Saint Michel et but une bière restée dans le frigo. Puis, enveloppé dans une couverture, il s’endormit dans le canapé…

C’est le raffut des éboueurs, vers six heures du matin, qui le réveilla. Il était un peu contusionné et endolori, mais ça allait. Refaisant en sens inverse le chemin parcouru, il essaya d’essuyer ses empreintes sur tout ce qu’il avait touché, coupa l’électricité, referma la porte arrière et sauta le muret qui donnait sur la ruelle adjacente. Pour tout bagage, dans la poche de la vareuse, les vingt euros qu’il avait trouvés, son rossignol et un briquet en plastique, récupéré sur une étagère.

Au buffet de la gare, qu’il savait trouver ouvert, il commanda un café, un croissant et des cigarettes. Il lui fallait maintenant se procurer des papiers d’identité pour circuler l’esprit tranquille. Rien de tel qu’un hall de gare, lors d’une arrivée ou d’un départ. Il y a toujours des distraits et il avait appris, dans l’enfance, d’un oncle prestidigitateur, l’art de faire les poches et d’escamoter les objets.

Le train de Paris était annoncé. Parmi les voyageurs en instance de départ, aucun n’avait son âge, son gabarit, ni la moindre similitude physique avec lui. Il se rendit sur le quai d’arrivée et suivit ceux qui débarquaient, leurs bagages à la main. L’un d’entre eux pouvait faire l’affaire. Blond, cheveu court, imberbe, yeux bleus, la trentaine sportive, à son image., Il monta les escaliers derrière lui. Son voyageur était attendu. Une femme l’embrassait. Martin trébucha, se rattrapa à l’homme qui était devant lui, le fit chanceler. Il se redressa, s’excusa, brossa du plat de la main le vêtement froissé, s’excusa à nouveau, avant de s’éloigner d’un pas souple.

Monsieur Philippe Gentil, trente ans, 1,75 m, domicilié 15, Square Beau Chêne, à Courbevoie, venait de se faire subtiliser son portefeuille, passé de la poche de son veston à celle de la vareuse de Martin, lors de leur bref contact, au nez et à la barbe de la femme qui l’attendait.

Deux cents euros en liquide, carte d’identité, permis de conduire et carte de crédit. Hélas, sans code. Mais, dans le répertoire téléphonique, Martin repéra des suites de quatre chiffres sans adresse en regard. Il pouvait s’agir des quatre derniers chiffres de numéros locaux comme de codes d’accès bancaires. Il disposait de trois essais avant que la carte ne soit avalée. Direction : le premier distributeur venu.

Premier essai. Code erroné. Deuxième essai : idem. Plus que quatre chiffres à tenter : 05.69. Bingo ! Combien voulez-vous retirer ? Deux cents euros. Ouf ! Martin respira. Il récupéra la carte, ramassa ses billets et se fondit dans le flot des passants qui allaient au travail. Il savait où aller.

Camping de la Vallée. On y louait des bungalows au mois, à la semaine, à des étudiants, des intérimaires, des stagiaires. Une heure plus tard, Philippe Gentil avait loué pour huit jours un petit mobilehome, pourvu de tout le confort. Trois cents euros la semaine, c’était pas donné, hors saison et à dix kilomètres de la mer, mais il n’avait pas trop le choix. Et pas question de payer avec la carte de crédit de Philippe Gentil, c’était trop risqué. À peine installé, Martin ferma les rideaux, tira le verrou et s’endormit tout habillé sur la banquette-lit.


Mais, pendant ce temps, au « Paquebot », on n’était pas resté les mains dans les poches non plus. Le fichier central avait identifié le fugitif comme étant Martin Prioux, condamné à cinq ans pour escroqueries et libéré en 2000. Dans la soirée, Simon revint avec le contenu des mémoires du téléphone mobile de Martin. Y'avait pas de quoi pavoiser. Visiblement, ce gars n’utilisait son portable qu’en cas de nécessité. Ou plutôt, vérification faite, lorsque son correspondant et l’objet de la conversation étaient complètement anodins : pour se faire livrer une pizza, prendre un rendez-vous chez le coiffeur ou chez le dentiste, demander les horaires d’un film, etc. C’était pas avec des indices comme ça qu’ils allaient le serrer de sitôt !

Simon et Bénédicte, assis perpendiculairement à leurs bureaux respectifs, avaient bu pendant la nuit je ne sais combien de cafés et affichaient un air de plus en plus abattu. Toutes les vérifications opérées avaient fait chou blanc et l’heure de l’ultimatum du Commissaire approchait. Leur dernière chance venait d’arriver : on était allé chercher, manu militari, avec une commission rogatoire en bonne et due forme, à l’heure légale du laitier, le trésorier du club, un ancien joueur repérable à ses jambes arquées, celui qui avait parlé chez Ludo. Comptable de métier, il avait eu quelques démêlés avec la justice pour des irrégularités et peut-être se montrerait-il coopératif, pour peu qu’on le bouscule suffisamment.

— Entrez, Monsieur Le Douarec. Asseyez-vous, je vous prie, dit Simon, prenant la direction des opérations, pour commencer.

L’homme était peu amène, on peut le comprendre, et joua les vierges effarouchées :

— Que me vaut une convocation aussi matinale, Inspecteur ? On ne dérange pas les honnêtes citoyens aux aurores de cette manière ! On n’a rien à me reprocher, que je sache…

— Sait-on jamais, Monsieur Le Douarec. Vous savez bien, chassez le naturel…

— Écoutez, Inspecteur, vous n’allez pas remettre cette histoire, vieille de dix ans, sur le tapis !

— Vous avez raison. Ce n’est pas pour cela qu’on vous a fait venir. Un homme est en fuite et peut-être pouvez-vous nous aider à le rattraper. Et de plus, dans le cadre de l’enquête sur le meurtre du Président Boixel, le procureur a demandé la vérification des comptes du Club : vous êtes ici pour cela aussi.

L’homme pâlit imperceptiblement et sa main se crispa sur son genou, ce qui n’échappa pas à Bénédicte, debout, à gauche du bureau de Simon. Inquiet quant à la régularité de ses comptes, peut-être le comptable allait-il se laisser aller peu ou prou sur le reste, faire preuve de bonne volonté, histoire de corriger une image déjà ternie. Simon embraya :

— Nos collègues de la Brigade financière vous demanderont quelques précisions tout à l’heure, mais procédons par ordre, si vous le voulez bien, et dites-nous d’abord si vous connaissez ce monsieur.

Ce disant, il lui mit sous le nez le faux permis de conduire de Martin, alias Julien Morcel, technicien en audiovisuel.

— Avez-vous déjà rencontré ce monsieur dans l’entourage du Président Boixel ou ailleurs ? demanda Simon, aimablement.

Le Douarec se pencha pour examiner la photo, passablement usagée, du document et fit non de la tête avant d’ajouter :

— En tous cas, ce n’est pas un joueur du club, il n’y en a aucun qui porte la barbe.

— Ça, on le sait déjà, Monsieur Le Douarec. En fait, si vous l’aviez rencontré, ce serait plutôt, lors d’une troisième mi-temps, si vous voyez ce que je veux dire…

— Je ne fais jamais partie de ces fêtes-là, j’ai une famille, moi…

— Les autres aussi, en général, Monsieur Le Douarec, et puis on a le témoignage de quelqu’un qui vous y a vu, alors, faites attention à ce que vous dites…

Le Douarec se repencha, à contre-cœur, sur la photo du permis de conduire.

— Oui, bon, j’y suis peut-être allé une fois ou deux, ce n’est pas un crime non plus, mais je n’ai pas passé mon temps à reluquer les barbus, excusez-moi.

— Là, vous devenez insolent, Monsieur Le Douarec, trancha Bénédicte, reprenant la conduite de l’interrogatoire. Ce monsieur dit être réparateur en audiovisuel et se déplace avec une camionnette Renault Master blanche. Avez-vous vu ce véhicule à proximité de la villa des Rosaires où vous êtes allé pour ces petites fêtes ?

L’homme eut un tic du sourcil gauche, mais se reprit aussitôt :

— Des fourgons comme ça, j’en vois cinquante par jour.

— Oui, mais celui-là, il a un marsupilami d’accroché au rétroviseur intérieur. Et ça, ça se remarque, n’est-ce pas, Monsieur Le Douarec ? Encore plus qu’une barbe.

— Un marsupilami ! Je ne sais même pas ce que c’est que votre marsu… machinchose, moi !

— Pourtant, j’ai vu le même accroché dans votre Safrane, tout à l’heure. Et nous savons, par le fabricant de ces petits articles, qu’il en a vendu 50 au Club pour offrir aux invités d’une de ces petites soirées à thème d’après-match, centrée sur la bande dessinée et plus précisément le Journal Spirou. C’était le 15 février dernier, Monsieur Le Douarec. Vous ne croyez pas que vous feriez mieux de nous dire ce que vous savez, ou vous voulez que je continue ?

Le Douarec parcourut la salle d’un regard apeuré, mais ne rencontra que les deux paires d’yeux inquisiteurs de Simon et de Bénédicte. Après tout, que lui importait ce… Julien Morcel ? Tout ce qu’il savait, c’était qu’il approvisionnait en cocaïne les fêtes du Grec, point barre. Qu’ils se démerdent avec ça ! Il allait avoir assez à faire pour justifier les comptes du Club ! Ça devait finir par arriver, avec toutes ces magouilles !


Bénédicte y était allée au flan – le marsupilami, c’était une idée jaillie comme ça à la dernière minute, sans trop savoir comment – et sur ce minuscule détail, enregistré inconsciemment, le bonhomme avait craqué, lâchant ce qu’il savait sur Martin. À quoi tient la réussite, je vous le demande ? Réussite toute relative d’ailleurs, puisque le bougre n’avait pu les mener jusqu’au fuyard. Mais, peu après huit heures, une victime d’un pickpocket à la gare était venue porter plainte pour le vol de ses papiers et de sa carte bancaire. Et cette fois, cela fit tilt dans la tête de Bénédicte.

Martin s’était enfui les poches vides, il ne pouvait sans danger contacter ses proches ni ses chefs et, pour sa cavale, il lui fallait de l’argent ! Il leur fut facile de savoir si la carte bancaire avait servi avant sa mise en opposition et où. Et en effet, un retrait de deux cents euros avait été effectué, le matin même, une demi-heure après le vol de celle-ci, dans le secteur de la gare. Il ne restait plus qu’à visionner la bande vidéo du sas de la banque. Tout d’abord, Simon ne reconnut pas Martin et s’apprêtait à abandonner cette piste lorsque, par acquit de conscience, Bénédicte, demanda à revoir le film. C’est son petit diamant dans le lobe de l’oreille gauche qui perdit Martin. Le retrait avait eu lieu, près de la plage. Donc, il avait dû passer la nuit de ce côté-là, dans une cabine ou une maison vide. Plutôt une maison inoccupée pour se changer le portrait comme il l’avait fait.

Alors que le Commissaire sortait de son bureau, l’air sombre, pour signifier à Bénédicte et Simon que l’heure des comptes était venue, ceux-ci l’apostrophèrent avec un cri de victoire à l’unisson :

— On vient de le loger, patron !

— C’est pas trop tôt ! Où est-il ?

— Dans le secteur de la plage du Parc de la Corniche, dans une villa inoccupée.

— Dans ce cas, bouclez-moi toute la zone, sans sirènes et avec des véhicules banalisés exclusivement. Vous ne passerez vos brassards et ne mettrez les gyrophares qu’à mon signal. Je prends le commandement. On y va. Armes de service et gilets pare-balles, on ne sait jamais. Canal 15 pour tout le monde.

Le ton n’admettait pas de réplique et ni Bénédicte ni Simon ne songèrent à préciser qu’ils ignoraient encore où se trouvait exactement le fugitif.

En trois minutes, il ne resta plus dans le commissariat que le planton de service et l’auxiliaire féminine du standard. Au bout d’un bras articulé, un téléphone pendait avec des bips-bips lamentables et dans la machine à café, un gobelet plein avait été abandonné.

Hélas, sur le terrain, il fallut déchanter bien vite. Pas le moindre signe d’effraction dans aucune villa du secteur bouclé. Pas plus de traces de Martin que de beurre en broche ! Le commissaire, furieux d’avoir été mené en bateau par Bénédicte, la mit à pied séance tenante pour huit jours et transmit dans la matinée son rapport à l’IGS sur la bavure de la veille. Simon, lui, ne décolérait pas d’avoir été traité différemment de sa coéquipière et maintenu à son poste.

Bénédicte avait dû remettre son arme et sa carte au Commissaire. Elle était rentrée chez elle, la rage au cœur, mais consciente que la sanction n’était pas imméritée. Toutes les équipes avaient des difficultés à intégrer les modifications incessantes du Code de Procédure Pénale. Depuis six mois, plusieurs affaires avaient tourné en eau de boudin (autrement dit, le coupable avait été relâché) pour vice de forme quelconque, au niveau du Commissariat, comme au niveau de l’Instruction. Les médias étaient à l’affût et elle s’attendait à voir l’affaire déballée dans la presse sous quarante-huit heures.

Tout cela pour vous dire qu’elle avait le moral dans les chaussettes et tournait comme un lion en cage dans son appartement. Elle avait bien songé à aller voir sa mère à Paris, mais quelque chose en elle se refusait à abandonner le théâtre des opérations. Elle aurait eu l’impression de déserter. Elle était au coin, d’accord, mais pas question de sortir de la classe ! Finalement, en désespoir de cause et pour rentabiliser un tant soit peu une journée aussi mal engagée, elle prit une série de rendez-vous personnels, sans cesse reportés à plus tard.


Le lendemain était un mercredi. Elle avait rendez-vous à onze heures. Puisqu’elle n’était pas en service, autant faire quelques frais de toilette. Elle avait si peu l’occasion de mettre les rares tailleurs de sa garde-robe. Elle en choisit un en accord avec son état d’esprit, assez austère donc. Dans la salle d’attente du cabinet, qui regroupait trois dentistes, un kiné et une podologue, plusieurs hommes et femmes cachaient leur inquiétude comme ils le pouvaient. Il est rare que l’on soit tout à fait détendu quand on se rend dans ce genre d’endroit. Une maman et sa fillette de cinq ou six ans feuilletaient ensemble un livre sur les animaux. Un petit homme trapu, peau mate et fine moustache, lisait une revue. Il allait la reposer et deux mains se tendirent en même temps pour la prendre à leur tour : celle de Bénédicte qui n’était pas encore assise et celle d’un homme qu’elle n’avait pas vu, caché qu’il était par la porte qu’elle venait d’ouvrir. Mais elle le reconnut aussitôt qu’elle tourna les yeux vers lui : cheveux courts décolorés, petit diamant dans l’oreille gauche. Pas de doute ! Elle lui abandonna la revue.

Pourvu qu’il ne l’ait pas retapissée ! Elle baissa la tête et se plongea dans la lecture d’un vieux numéro de Marie-Claire. Le jour ou dentistes et médecins mettraient à disposition de leur clientèle la presse récente n’était pas encore arrivé. Subrepticement, elle vit que Martin récupérait un morceau de papier, placé en guise de marque-page, dans la revue qu’elle lui avait disputée. Un déclic se fit dans son cerveau et la mit aux aguets. Chassez le naturel… Elle coula un regard vers l’homme qui avait reposé la revue. On venait le chercher justement :

— Monsieur Mikos, c’est à vous !

Elle eut un éblouissement, tellement l’émotion fut forte : elle venait de comprendre ! Sa voisine s’inquiéta même :

— Vous ne vous sentez pas bien, Mademoiselle ?

— Non, non, ce n’est rien, je vous remercie, c’est déjà passé.

L’autre avait déjà reposé la revue. Elle se leva et se dirigea vers les toilettes, comme prise d’une grosse envie. Elle sortit de son sac son portable et appela Simon sur le sien. Pourvu qu’il ne soit pas sur messagerie ! Non. Il était là. À peine avait-il dit : « Oui… » qu’elle enchaîna d’une voix basse et précipitée :

— Simon, c’est Béné. J’ai localisé notre fugitif et le Grec. Vous pouvez les cueillir ou les suivre à la sortie du cabinet dentaire du Boulevard Clémenceau. Mais fissa, hein ! Le premier vient de récupérer un papier transmis par le second. Le Grec vient d’être appelé en soins. Il se fait appeler Mikos. L’autre est toujours en salle d’attente. Je coupe !

Lorsqu’elle ressortit, l’homme au diamant dans l’oreille n’était plus là. Merde ! Elle interrogea sa voisine :

— Le monsieur qui était assis en face a été appelé ?

— Non, non, il a dit qu’il ne pouvait pas attendre plus longtemps et est parti.

Elle aurait dû s’en douter ! Il n’était venu que pour recevoir ses instructions du Grec. Ça allait foirer encore une fois. Décidément, dans cette enquête tout allait de travers, même la chance !

Elle sortit précipitamment. À l’autre bout de la rue, elle reconnut la silhouette qui s’éloignait d’un pas rapide. Avec sa jupe droite et ses talons, elle n’était pas vraiment équipée pour lui filer le train, mais quand il faut, il faut, n’est-ce pas ? Gardant la plus grande distance possible entre elle et lui, elle essaya de rappeler Simon. Messagerie. Ça voulait dire qu’il était en route. Pourvu que le Grec ne sorte pas avant qu’il n’arrive. Elle venait à peine de tourner l’angle du boulevard, lorsqu’elle entendit dans son dos la sirène deux tons d’un véhicule de police. Ouf !

Martin l’emmena jusqu’à l’entrée du Camping de la Vallée. Sur le trajet, il s’était retourné à plusieurs reprises, témoignant de son inquiétude, mais à chaque fois, elle avait pu éviter de se faire repérer grâce à un arbre, un camion, un passant. Cachée derrière un des peupliers qui bordaient le camping, elle le vit entrer dans le bungalow n° 7. Elle en savait assez. Elle rappela Simon pour lui communiquer la planque de l’évadé. Alors, sa tension nerveuse se relâcha et elle se sentit si fatiguée, tout à coup, qu’elle prit un taxi pour rentrer chez elle.

Dans la soirée, elle fut convoquée chez le Commissaire qui lui rendit sa carte et son arme. Simon n’avait pas voulu garder pour lui le bénéfice d’une double arrestation qui porta rapidement ses fruits.

Martin, qui avait fait ses comptes, préféra collaborer et donna le nom du meurtrier du Président Boixel. De toute façon, ce pauvre Vaclav était déjà mort ! Les révolutionnaires lingettes à odeurs du Docteur Lacordaire ne serviraient donc pas. Ce pan de l’affaire était enterré, si l’on peut dire.

Stavros Mikoulidès, lui, préféra se murer dans un silence méprisant. Finalement, ce fut Mara, sa maîtresse qui le perdit. Menacée de retour sur les trottoirs de Bucarest, d’où elle venait, elle préfèra dire tout ce qu’elle savait des différents trafics de son amant. Le Grec pensait qu’elle ne savait pas grand-chose, mais il ignorait qu’elle avait réussi, en son absence, à ouvrir le coffre de la villa et à photocopier ce qui s’y trouvait, pour assurer ses arrières, avait-elle déclaré.

Le temps s’assombrissait pour Stavros Mikoulidès. Mais sa vengeance n’en serait que plus terrible, se promettait-il déjà, tandis qu’on l’emmenait, menottes aux poignets, chez le Juge d’Instruction. Mais cela, Bénédicte, Simon, Martin et Mara l’ignoraient encore, même si les deux derniers pouvaient s’en douter.

Ce soir-là, Bénédicte Plassard se coucha tôt parce qu’elle était solitaire, triste et lasse. Cette enquête lui avait coulé comme du sable entre les doigts depuis le début. Et elle était sans mec depuis un mois. Parfois, elle se demandait si elle avait fait le bon choix, en passant le Concours d’Inspecteur de Police plutôt que celui de Professeur des Écoles ou de Contrôleur des Impôts ! Avec la vie qu’elle menait, toutes ses amours étaient transitoires. Puis, le bourbon bien tassé qu’elle s’était servie fit son office et elle sombra dans un sommeil agité, visité par un homme blond avec un diamant dans l’oreille gauche.

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2005.

*cf. "Les Cavaliers de la Pleine Lune.

**cf. "Le Monte-en-l'air d'Hypokhâgne.

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