La Montre de Montiel

montre de gousset

Hommage à Gabriel García Márquez

Résumé de "La Merveilleuse soirée de Balthazar"

Balthazar, menuisier-ébéniste, a fabriqué la plus belle des cages-volières, pour l'anniversaire du fils de Don José Montiel. Elle est tellement belle que le Docteur tente en vain de la lui acheter pour sa femme. Mais Don José Montiel, lui, n'est pas d'accord pour débourser les cinquante pesos que Ursula, la femme de Balthazar, lui a dit de demander pour cet objet sans pareil. Devant la peine de l'enfant, Balthazar lui offre généreusement la cage, ce qui provoque la colère de Montiel. Mais au village, on croit que Balthazar a réussi à faire débourser soixante pesos à ce grippe-sou de Montiel. Il n'ose pas démentir. On le fête. Cela s'arrose. Un peu trop.

[... À l'heure où Ursula se coucha, vers minuit, Balthazar était dans un salon illuminé, plein de petites tables à quatre places entourées de chaises, avec une piste de danse en plein air, où les butors se promenaient. Il avait le visage barbouillé de rouge à lèvres et, incapable de faire un pas de plus, il aurait bien voulu se coucher avec deux femmes dans le même lit. Il avait tellement dépensé qu'il dut laisser sa montre en gage, avec la promesse de payer le lendemain. Un instant plus tard, étalé dans la rue, il sentit qu'on lui enlevait ses chaussures, mais il ne voulut pas rompre le rêve le plus heureux de sa vie. Les femmes qui passèrent par là pour se rendre à la première messe n'osèrent pas le regarder : toutes crurent qu'il était mort.]*

Par malchance, ce matin-là, ce fut Don Chepe Montiel qui découvrit Balthazar en second, alors que l'aube pointait à peine. Impeccablement vêtu de lin blanc, la tête coiffée de son panama et les chaussures lustrées, il s'en allait prendre le train de six heures pour le chef-lieu où l'appelaient de troubles affaires.

Lorsqu'il vit le corps de l'ébéniste, allongé le nez dans la poussière de la rue, il lui cracha dessus, en guise de salut, le jet de salive noire de son premier cigare de la journée, en mâchonnant entre ses dents : "Qui me cherche, me trouve !"

L'oreille insomniaque de Don Roque, le patron du bar, qui n'arrivait plus à trouver le sommeil depuis qu'on lui avait volé les uniques boules du billard du village, crut alors que quelqu'un, en bas dans la rue, s'en revenait sur ses pas, avant de s'éloigner en direction de la gare. Mais, rasséréné par le lent descrescendo de ce bruit de pas, il s'endormit enfin, rêvant d'un coffret d'ébène dans lequel reposaient trois boules d'ivoire toutes neuves.

Ursula s'était relevée, inquiète. Tard dans la nuit, d'autres âmes charitables s'en vinrent lui raconter ce qui était en train de se passer dans la salle de billard. Elle hésita longtemps avant de prendre la décision de ne pas aller chercher Balthazar. Le village était si petit, c'eut été comme lui placarder dans le dos un écriteau de chiffe molle. Elle ne le voulait pas. Après tout, c'était la première fois qu'il se saoulait depuis quatre ans qu'ils vivaient heureux ensemble. Et pour la bonne cause encore !

Elle resta donc assise dans l'obscurité de la cuisine, à écouter les bruits de la rue, les miaulements des chats en rut et les aboiements des chiens à la lune. Vers cinq heures, elle entendit aussi le pas lent des quelques grenouilles de bénitier du village, en route vers l'église. Et trois quarts d'heure plus tard, un autre pas, plus lourd. Ensuite, la tête posée sur ses bras croisés par-dessus la modeste table de sapin, un demi-sommeil l'envahit.

Balthazar ne rentra que tard dans la matinée, alors que le soleil donnait déjà en plein sur les amandiers poussiéreux de la place. Personne dans le village n'avait voulu réveiller plus tôt celui qui avait mis à terre Don Chepe Montiel, en lui faisant sortir soixante pesos de sa poche. Il revint à demi hébété, avec une gueule de bois mémorable, les vêtements salis de grêlure et de vomi, tête basse et pieds nus.

Ursula lui avait préparé du café salé et l'obligea à en avaler deux grandes tasses, sans rencontrer son regard. C'est alors qu'elle remarqua qu'il n'avait plus sa montre au poignet gauche.

- On t'a volé tes chaussures et ta montre et tu ne t'en es même pas rendu compte ! Tu as fini complètement saoul, espèce de malheureux !

Balthazar se souvint alors qu'il avait dû laisser sa montre en gage afin de pouvoir sortir de la salle de billard, mais prudemment il garda le silence et tâta les poches de son pantalon comme si de rien n'était.

Sa main gauche rencontra une masse et l'extrayant de son pantalon, il ramena à la lumière le magnifique coquillage nacré enchâssé d'or qui servait de montre à Don José Montiel.

Tout le monde connaissait cet objet que Chepe Montiel sortait de son gousset à temps et contretemps rien que pour épater la galerie. Il disait qu'il venait de Suisse même et avait été monté et sculpté par un maître ès horlogerie et orfèvrerie de cette lointaine nation. Il donnait l'heure à Paris, Lausanne, Bogota et dans dix autres pays du monde avec un air de boîte à musique.

On eût dit que les feux dont brillait l'objet avaient foudroyé Ursula qui laissa enfin éclater sa colère, transformée en furie :

- Tu ne changeras jamais, mon pauvre Balthazar ! Comment diable as-tu pu avoir l'idée de voler sa montre à Montiel ? Nous sommes perdus ! Tu vas te retrouver en prison et je devrai raser les murs de honte !

Balthazar, stupéfait, tournait et retournait l'objet pour se convaincre de sa réalité, mais malheureusement, il n'y avait aucun doute : c'était bien là la montre de Chepe Montiel ! Il essaya désespérément de réunir les souvenirs épars qui lui restaient de la nuit passée. Dans aucun d'entre eux n'apparaissait la lourde silhouette du maître de Macondo. Quel prodige était-ce là !

À ce moment, on frappa à la porte d'entrée. C'était le maire, accompagné de deux hommes armés. Il salua d'un air martial avant de s'adresser à Ursula :

- Je dois procéder à l'arrestation de votre mari, madame. Don José Montiel a déposé plainte contre lui ce matin au tribunal du chef-lieu, pour vol, et je crois bien que le corps du délit est sous nos yeux.

Et, dégainant son arme, il la pointa sur Balthazar pour ajouter :

- Ne fais pas le con, Balthazar, et suis-nous au commissariat.

Les vingt-quatre heures suivantes, Balthazar les passa allongé sur un châlit fixé au mur de la misérable pièce, couverte en tôle, qui servait de prison au village, sans autre nourriture ni boisson que deux verres d'eau, concédés par le commissaire.

Vers onze heures, à son retour de la capitale, Don José Montiel se présenta. Le maire-commissaire lui fit reconnaître le corps du délit, avant de le lui rendre avec ses excuses pour cette négligence de la police, mais se garda bien de confronter voleur et propriétaire : les preuves étaient suffisantes comme cela !

C'est Don José Montiel qui demanda à voir le prisonnier. Et, bien entendu, monsieur le commissaire le lui permit.

- Toujours dans les cages, hein, Balthazar ? - dit-il avec sarcasme depuis l'autre côté de la grille.

Et de s'éloigner, en faisant jouer la petite musique de sa montre, la douce saveur de la vengeance au palais.

Il n'était pas encore né celui qui lui mettrait le nez dans la merde, bordel !

* C'est ainsi que se termine "La Merveilleuse soirée de Balthazar" de Gabriel García Márquez (in Les Funérailles de la Grande Mémé, 1962), dont ce texte est une variation en forme de prolongement.

Pierre-Alain GASSE, juin 2004. Tous droits réservés.

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