Le Monte-en-l'air d'Hypokhâgne

escaladeur de façade

Image créée par IA Bing ©B. Vauléon, novembre 2023

I

Prologue en forme d'état des lieux

Les quelques hectares qu’il occupait, à proximité du cimetière des beaux quartiers, formaient un hexagone irrégulier, s’approchant du trapèze, délimité, sur l’avant, par un petit square orné d’un calvaire appelé Croix de Santé, sur la gauche, par un boulevard qui ne formait pas tout à fait angle droit avec lui, sur l’arrière, par une rue tranquille de maisons de meulière et brique toutes identiques, prolongée par un rond-point qui jouxtait le cimetière, et enfin, sur la droite, par l’à-pic de l’une des deux vallées de la ville.

Lorsque vous franchissiez les hautes grilles de préfecture du boulevard, vous vous trouviez donc devant l’élégante bâtisse de brique et granit, surmontée de toits pointus, qu’on appelait le « Château ». Outre le logement de fonction de Momone qui occupait la totalité du premier étage et, au-dessus, ce qui fut longtemps bibliothèque pour finir local d’archives, s’y trouvaient aussi, au rez-de-chaussée, un ensemble de pièces dont la plus importante était sans conteste celle que l’on appelait « le grand salon ».

Telle avait été, du vivant de son bâtisseur et propriétaire, la destination de cette pièce, dont les trois portes-fenêtres doubles donnaient sur la cour arrière, mais à présent, son plafond à fresque, ses miroirs, ses boiseries et dorures, jadis reluisants sans doute, mais hélas, aujourd’hui bien défraîchis, n’abritaient plus que les réunions du Conseil d’Administration et certains conseils de classe. De grandes et lourdes tables de chêne y formaient un quadrilatère autour duquel il y avait juste la place où s’asseoir, sauf à une extrémité où trônait un piano. Mais de moelleux fauteuils, de belles toilettes et de concerts intimes, point !

Communiquant avec le grand salon par la droite, se trouvait le bureau du Proviseur, lequel avait abrité, fut un temps, l’embryon de centre de documentation (lorsque la bibliothèque était descendue de deux étages). De l’autre côté du couloir sur lequel s’ouvraient ces deux pièces, se trouvaient, à gauche de la porte d’entrée, le bureau de Madame le Proviseur Adjoint, et à droite, une enfilade de quatre petites pièces occupées par le secrétariat.

Dans les années trente, un architecte nommé Georges Lefort avait adjoint à cette maison de maître, sur son côté droit et formant avec elle un angle de trente degrés environ, un long bâtiment de quatre étages, mansardé pour le dernier, à usage de dortoirs principalement, ce qui expliquait sa relative étroitesse, conçue pour laisser un couloir central entre deux rangées de lits, comme dans une caserne. Son rez-de-chaussée abritait à l’origine, sur le côté d’un large couloir, des salles de cours éclairées sur l’avant par de grandes fenêtres à trois vantaux, surmontées d’impostes dormantes en demi-lune.

Tout le chic de l’édifice, avec ses quatre étages de fenêtres étroites à petits carreaux, n’ouvrant que par des impostes basculantes pour raisons de sécurité, résidait dans une demi-lune, à quatre colonnes de béton cannelé, dallée de granit et abusivement qualifiée de « péristyle », qui débouchait dans un hall biscornu dont un des murs accueillait une mosaïque avec une citation extraite de l’œuvre de Louis Guilloux, récemment promu patron laïc de l’établissement. Y trônait aussi, dans le haut d’un mur, la plaque commémorative de l’inauguration par le Président de la République, le Ministre de l’Éducation et le Maire de l’époque. Une tour ou plutôt une espèce de lanterneau, surmonté d’un paratonnerre, s’élevait au-dessus du hall.

Le rez-de-chaussée du bâtiment était en moellons appareillés de granit gris, mais les étages avaient à l’origine un crépi bicolore, ocre foncé pour les murs et vert pistache pour les entourages de fenêtre. Jamais repeint, il se délavait chaque année un peu plus.

Perpendiculaire à ce bâtiment et faisant corps avec lui, s’en dressait un autre qui surplombait la vallée et l’ancienne voie ferrée côtière, devenue boulevard de ceinture. Au-dessus de caves inexplorées, les sous-sols de cette seconde construction accueillaient de grandes salles sinistres, encombrées de piliers de soutènement, qui servaient pour les examens et les devoirs surveillés. La lumière du jour n’y pénétrait que parcimonieusement. Au-dessus, se trouvait le réfectoire, haute et vaste salle, qui recevait la lumière par un ensemble de fenêtres à impostes en demi-lune. Au-dessus encore, quelques salles de classe, puis une vingtaine de chambres individuelles, dévolues aux élèves filles internes de la Classe de Lettres Supérieures, depuis son ouverture, en 1965. Au rez-de-chaussée de cet édifice, dans la cour de devant, avait été greffée perpendiculairement une annexe à toit plat qui accueillait cuisines et réserves.

Dans la cour arrière, face à la vallée, se trouvaient une salle de gymnastique et une piscine couverte ; derrière elles, un petit bois, source de tracas depuis la mixité, quoique auparavant il dût bien abriter aussi quelques turpitudes. Au centre de la cour, le théâtre, reconverti, depuis longtemps en salle d’agrès et, fermant l’hexagone d’origine, un bâtiment à toit plat, qui épousait le tracé de la rue du cimetière. Se trouvaient là deux étages de salles de classe et de laboratoires.

L’accès du plus grand nombre aux études secondaires et la mixité enfin conquise avaient entraîné la construction sur l’avant, à une cinquantaine de mètres en face du premier, d’un nouveau bâtiment, dit bâtiment d’État, plus fonctionnel que les anciens, quoique encore bien disparate puisqu’il regroupait deux « foyers » télévision et théâtre ainsi que des garages à l’entresol, des salles de classe au premier et second, plus des dortoirs et des logements de fonction dans les étages supérieurs ainsi qu’au pignon est qui avait vue sur la vallée. Mais enfin, en dépit de ce mélange de locaux à vivre et à enseigner, les plafonds y étaient moins hauts, les salles plus faciles à chauffer et les escaliers plus larges.

Tel était, très sommairement décrit, ce grand vaisseau de pierre et béton, car je vous ai volontairement fait grâce de tout un tas de constructions annexes, passages, couloirs, édicules, à commencer par la conciergerie, minuscule logement coincé, face à la Croix de Santé, entre les grilles monumentales et le portail de service. Et néanmoins, j’ai bien l’impression de vous avoir perdu en route. Imaginez donc le casse-tête des élèves de seconde, aux premiers temps de leur arrivée, lorsqu’il leur fallait, en quelques minutes, descendre ou monter deux ou trois étages, traverser un bâtiment et une ou deux cours, pour aller d’une salle à une autre, au gré de leur emploi du temps !

Une seule classe était libérée de tous ces soucis, car elle avait, au rez-de-chaussée du bâtiment central, sa « turne », salle attitrée dans laquelle tous les professeurs venaient dispenser leurs cours : c’était celle de Lettres Supérieures, encore appelée « hypokhâgne », du nom barbare dont l’argot des lycées l’avait affublée.

Il y avait là une bonne quarantaine de graines d’intellectuels recrutés sur dossier, en majorité des filles, dont un petit tiers irait grossir les classes de Khâgne de Brest, Rennes, voire des grands lycées parisiens pour les meilleur(e)s. Puis, les plus doués, les plus ambitieux ou les plus inconscients tenteraient l’assaut des forteresses d’Ulm et de Sèvres, ces prestigieuses Écoles Normales Supérieures, d’où étaient sorties, sortaient et sortiraient, les élites de la nation plus particulièrement destinées à l’enseignement des Lettres et Sciences Humaines.

Quant à ceux – les plus nombreux – qui ne parviendraient à se joindre à ce happy few, leur resterait l’Université avec ses diverses Facultés, où ils feraient, en seconde année, ou en licence, des étudiants aguerris, accueillis à bras ouverts.

Des professeurs émérites, sur lesquels l’Inspection Générale veillait avec un zèle tatillon, transmettaient à cette cohorte d’esprits presque purs les beautés du grec, du latin, de la philosophie, de la littérature française, de l’histoire et de la géographie, sans compter l’anglais, l’allemand ou l’espagnol, langues admises à compléter ces chères humanités.

La promotion de cette année 1995, qui est celle qui nous intéresse, se composait de huit garçons seulement pour trente-trois filles. Et vingt d’entre elles avaient pu opter pour le régime de l’internat, par choix personnel ou par choix de leur famille, les deux parfois. C’est qu’en effet se loger en ville supposait davantage de frais, de distractions et de temps détourné des études. Mais il fallait un certain courage ou une bonne dose d’inconscience pour faire ce choix-là, car le confort était spartiate, les libertés chichement mesurées et l’intendance très ordinaire !

Par dérogation au régime général, les étudiantes avaient le libre accès à leur chambre dans la journée, un couvre-feu fixé à vingt-trois heures et, deux fois par semaine, la possibilité de sortir le soir pour aller au spectacle, avec obligation d’être de retour pour minuit, heure à laquelle, quel que fût leur carrosse, il fallait qu’il redevînt citrouille.

II

Ambiance à la maison Poulaga

La rentrée 1995 avait également vu l’arrivée, au Commissariat de la ville, à l’étroit dans un hôtel particulier vieillot de la Place de la Poste, de l’inspecteur Bénédicte Plassard, toute fraîche émoulue de l’École de police de L’Hay-les-Roses. Les femmes étaient encore rares dans la police et le commissaire Le Puil avait assigné comme coéquipier à cette première et unique femme inspecteur de son commissariat, Simon Le Lagadec, un petit chauve débonnaire, mais efficace. Surnommé Sim, plus par commodité que pour sa ressemblance avec l’inénarrable interprète de la Comtesse de la Tronche-en-Biais, ce vieux garçon à lunettes de myope mâchouillait à longueur de journée du bois de réglisse, pour ne pas se remettre à fumer ses deux paquets quotidiens de Gitanes maïs.

Son nouveau sort fit aussitôt des envieux. Car, avec son physique de mannequin et en dépit de ses tenues volontairement masculines, l’inspecteur Plassard ne passait pas inaperçue : grande, brune, cheveux courts, courbes flatteuses, minois charmant et yeux clairs, tout ce qu’on aimerait voir plus souvent dans la police à la place des ours mal léchés qu’on y trouve encore. Aussi son arrivée au Commissariat mit-elle ce microcosme en révolution. Sim et Béné – car le surnom de l’un suggéra à tous celui de l’autre – furent bientôt l’objet de gorges chaudes, de sous-entendus, de lazzi qui, très vite, lassèrent la principale intéressée.

Vincent Marceau, le beau gosse du commissariat, don juan et macho dépité sans doute de n’avoir pas été choisi par le patron pour faire équipe avec Bénédicte, ne ratait pas une occasion de la chambrer. Et, après avoir essayé l’indifférence, puis l’ironie cinglante, Béné se demandait comment remettre à sa place, une bonne fois pour toutes, ce bellâtre, lorsque les circonstances vinrent à son secours.

Ce samedi-là, à la fin du briefing quotidien, alors que tous les inspecteurs s’apprêtaient à sortir de la salle, Marceau s’arrangea pour serrer de près Bénédicte, au moment de franchir la porte, lui mettant carrément la main aux fesses :

— Alors, ça roule, ma poule ?

Cette fois-ci, cela dépassait les bornes et la réaction ne se fit pas attendre. D’une volte-face foudroyante, Bénédicte lui asséna un violent coup de genou là où ça fait mal, suivi d’un fauchage et d’une clé de bras qui le maintinrent à terre, grimaçant de douleur, tandis que ses collègues, attroupés, s’esclaffaient :

— Alors Vincent, on a mis la main là où il fallait pas ?

Le commissaire intervint en gueulant pour classer l’incident :

— Marceau et Plassard, dans mon bureau, tout de suite !

Ils se tenaient devant lui tous les deux, évitant de se regarder. Le commissaire s’était levé également, ce qui n’était pas bon signe

— Marceau, nom de Dieu, quand est-ce que vous allez arrêter vos conneries ? Vous voulez que je vous foute un blâme au cul pour harcèlement sexuel ? Vous êtes en manque ou quoi ? Si c’est le cas, allez aux putes, et ne venez pas foutre le bordel dans mon commissariat, mon vieux, c’est compris ?

— Euh… parfaitement, commissaire.

— Et vous Plassard, vous vous croyez où ? On ne vous a pas appris que toute riposte doit être proportionnée à l’attaque ? Vous n’êtes pas sur un tatami de judo ici. Vous avez failli m’esquinter Marceau et j’ai besoin de tous mes inspecteurs sur le terrain, moi. Ne m’obligez pas à alerter l’IGS, parce que vous êtes bonne pour les torts partagés.

— Excusez-moi, Commissaire, mais quand même…

— Vous en verrez d’autres Plassard et si vous nous faites une pendule à chaque fois que quelqu’un essaye de vous mettre la main aux fesses, on n’est pas sortis de l’auberge.

— Mais…

— Je vous donne tort, Marceau, mais je ne vous donne pas raison pour autant, Plassard. Et maintenant, serrez-vous la main et rompez.

Ils se regardèrent quelques secondes en chiens de faïence, mais se serrèrent la main avant de tourner les talons. Le commissaire Le Puil grommela :

— Encore une journée qui commence bien ! Vivement la retraite !

Puis il ajouta, un ton plus haut :

— Plassard…

— Oui, commissaire ?

— Restez là.

Puis il enchaîna :

— Marceau, dites à Le Lagadec que je veux le voir tout de suite dans mon bureau.

— Bien, commissaire.

Au bout de quelques instants Sim entra, mâchonnant son bout de réglisse, le pantalon de velours en tire-bouchon et les poches de la veste assortie chargées comme des cabas.

— Vous m’avez demandé, commissaire ?

— Oui, asseyez-vous tous les deux. J’ai une affaire pour vous.

— Mais vous n’en avez rien dit à la réunion…

— Je sais. J’ai mes raisons. C’est délicat. Voilà :

Le commissaire exposa à ses deux enquêteurs qu’une plainte avait été déposée la veille auprès du Procureur par la Directrice du principal lycée de la ville.

Sim intervint :

— On dit Proviseur, Chef.

Le commissaire balaya cette interruption d’un revers de main. Bénédicte Plassard questionna :

— Le Lycée Louis Guilloux ?

— Comment vous savez ça, vous Plassard, vous n’êtes pas d’ici et vous venez d’arriver ?

— Je ne suis peut-être pas d’ici, mais ma mère, elle l’était et elle a fait toutes ses études au Lycée Louis Guilloux, il y a vingt-cinq ans…

— On dit que ça n’a pas beaucoup changé, coupa Sim.

— Bon, là n’est pas la question, trancha le commissaire. Vous m’écoutez, oui ?

Ils acquiescèrent avec ensemble.

— Depuis la rentrée de la Toussaint, diverses intrusions nocturnes ont eu lieu dans l’établissement, du matériel vidéo a disparu et des élèves pensionnaires de Lettres Supérieures seraient terrorisées par un individu qui aurait tenté de s’introduire dans leurs chambres par les toits. La nouvelle s’est répandue. Tout l’établissement est en émoi et certains parents menacent de retirer leurs enfants de l’internat si on ne met pas un terme rapidement à ces agissements. Les rondes du veilleur de nuit ont été doublées en vain. Les rondes de police à l’extérieur n’ont rien donné non plus. On pense à quelque chose d’interne. Alors, voilà : vous, Plassard, vous allez infiltrer les lieux, comme maîtresse d’Internat de Lettres Supérieures.

— Mais, commissaire…

— Y'a pas de mais, Plassard, c’est un ordre. Vous vous rajeunissez un peu et vous commencez lundi. Les élèves sont habituées aux changements de pions. Personne n’y trouvera à redire. Vous allez redécouvrir les joies de l’internat. Quant à vous Simon, vous doublerez le veilleur de nuit. Plassard, vous trouverez tous les détails de votre couverture et vous, Simon, tous ceux de l’affaire dans ces chemises. Je vous attends au rapport, tous les deux, mercredi après-midi, au plus tard. Vous pouvez disposer.

Sim et Béné se regardèrent en haussant imperceptiblement les épaules. Visiblement, le patron n’était pas d’humeur causante. Ils sortirent donc, puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire.

Adossée à la cloison du couloir, Bénédicte essayait de reprendre ses esprits, secouant la tête dans tous les sens, tandis que Sim, devant elle, changeait son bâton de réglisse de bout dans sa bouche, sans l’aide des mains :

— Il est gonflé le patron de me renvoyer au lycée pour mon baptême du feu. Et plus macho, tu meurs, apparemment. Mais, on va voir ce qu’on va voir…

— Te bile pas. Y voulait pas trop vexer Marceau, c’est tout. Le patron, c’est pas le mauvais bougre, tu verras. Et en plus, il a un pif terrible. S’il t’a mise sur ce coup-là, c’est pas pour te vexer, mais pour t’offrir ta chance, au contraire.

— Ouais, tu crois ?

— Un peu, mon neveu.

Le langage de Sim était à l’image de sa tenue : plutôt débraillé et cela rendit le sourire à Bénédicte.

III

Amours, effraction et récidive

Le carré des Lettres Supérieures internes se trouvait dans le bâtiment qui dominait la vallée, un étage au-dessus de ce qu’on appelait encore le réfectoire. Vingt chambres mansardées donnant sur un couloir avec, à chaque extrémité, un espace occupé par des douches, des WC, quelques fauteuils au skaï plus ou moins défoncé et une table basse pour faire un peu salon en buvant un café à plusieurs. Mais les fenêtres donnaient sur la cour des cuisines, les véhicules des personnels logés et les poubelles : c’était sinistre. Les peintures, revêtements de sol, comme le sanitaire, étaient d’origine ou peu s’en faut. Un lit en fer, une table en bois, des étagères, une armoire et un lavabo, c’était tout leur mobilier, que chaque pensionnaire essayait d’habiller de son mieux de posters, affiches, photos, cartes postales et voilages pour rendre supportable la vie dans ce réduit.

C’était la rentrée de la Toussaint. Les cours avaient repris sous un ciel bas et gris, lavé de pluie, qui avait collé au sol les dernières feuilles des érables sycomores et des châtaigniers de la cour. Ce soir-là, après le dîner – potage, nouilles, omelette, pomme – et comme le programme télévisé n’annonçait rien qui vaille : du foot, un téléfilm, des variétés débiles, du foot encore, du cirque et un magazine, chacune avait réintégré rapidement ses pénates pour se plonger, qui dans sa version latine ou grecque, qui dans une dissertation ou un commentaire composé. La sonnerie du couvre-feu de vingt-trois heures avait longuement retenti, mais on tolérait leurs lampes de bureau ou les veilleuses de leur lit jusqu’à minuit.

Dans le couloir désert, lorsque la surveillante d’internat vint faire sa ronde, elle perçut des rais de lumière sous trois portes seulement, auxquelles elle frappa, sans ouvrir. C’était le signal ultime de l’extinction des feux. On entendait l’eau circuler doucement dans les canalisations. Un ronflement étouffé trahissait une dormeuse précoce. Les retardataires allèrent aux toilettes. Des bruits d’eaux courantes envahirent le sommeil de celles qui dormaient déjà. Puis l’obscurité s’abattit sur l’étage, comme la nuit sur les Tropiques.

Au même moment, quelque cent mètres plus bas, sur le boulevard Harel de la Noë, une silhouette, toute de noir vêtue, progressait le long de la voie. Les graviers du trottoir crissaient sous le caoutchouc de ses chaussures. D’une démarche souple, elle entreprit de gravir la centaine de marches en béton d’un escalier abrupt, qui permettait d’accéder à une sorte de chemin de ronde, ceinturant cette partie du Lycée. Jadis, les classes de sport sortaient par là, pour se rendre dans la vallée, mais on avait fini par condamner cette entrée, trop souvent violée, lors d’escapades nocturnes.

Parvenue en haut des marches, la silhouette sombre reprit sa respiration et par acquit de conscience, fit jouer la poignée de la double porte métallique qui lui faisait face. Mais le bec-de-cane rouillé tourna dans le vide, comme il fallait s’y attendre.

Elle emprunta alors le sentier sur sa gauche jusqu’à ce que le mur d’enceinte s’abaisse pour n’être plus surmonté que d’un grillage fatigué, facilement franchissable. D’un rétablissement souple, elle fut sur le haut du muret, chercha un endroit commode pour franchir le grillage, en trouva plusieurs sans même allumer sa lampe torche et se retrouva bientôt dans la place.

Courir jusqu’au pied du bâtiment ne lui prit que quelques secondes. À chaque extrémité, ainsi qu’en plusieurs points de la façade, sur la hauteur de ses quatre étages, couraient des descentes de gouttières, en fibrociment jusqu’au premier étage, en zinc ensuite. Dans un premier temps, elle avait pensé utiliser cette voie pour son ascension, mais après examen de certaines des fixations du bas, préféra y renoncer. Cela risquait d’être pire plus haut. Restait l’autre solution. Après tout, ce n’était pas la première fois… quoique chez elle, ce ne fût pas aussi haut.

Elle alla jusqu’à l’extrémité gauche du bâtiment, monté en pierres taillées, assemblées à joints rentrants, ce qui faisait bien son affaire et, tâtant les pierres d’angle de ses doigts habitués à l’escalade, sans lancer le moindre grappin, sans être le moins du monde assurée, commença une lente progression à mains nues vers le quatrième étage. Les retraits étaient de près de deux centimètres de profondeur sur presque autant en hauteur et ce fut un jeu d’enfant que d’atteindre le débord qui marquait la fin du soubassement de l’édifice. Elle le franchit sans un regard pour le vide qui s’étalait maintenant en dessous d’elle. Puis sa progression reprit, presque sans à-coups. Assurer le pied gauche. Trouver une prise pour le bras correspondant. Trouver un appui plus haut pour le pied droit, puis une prise pour le bras droit. Transférer le poids du corps à droite et recommencer à gauche un peu plus haut. Et ainsi de suite, sans un regard vers le bas, à la seule clarté de la lune et des étoiles d’une nuit clémente.

Bientôt, elle se trouva le nez au niveau de la gouttière havraise qui courait le long de la toiture. Il fallait qu’elle monte dedans pour pouvoir parcourir les quelques mètres qui la séparaient d’une tabatière entrouverte, non loin de là. Le rétablissement destiné à la hisser sur le toit fut un peu plus laborieux que prévu et fit se gonfler les veines de son cou. Sous son poids, la gouttière havraise s’inclina dangereusement vers l’avant. Elle respira à fond quelques instants, face contre l’ardoise, les deux pieds dans la gouttière, puis commença une prudente progression vers la droite, dans la même position. L’escalade, c’était son truc, mais le fildeférisme, pas du tout. Pas question de marcher debout dans cette satanée gouttière. Ça irait pour cette fois, mais il faudrait prévoir un accès plus aisé quand même…

Parvenue devant la tabatière, elle fit sauter, non sans mal, le cran qui était engagé dans la tige d’ouverture, afin de pouvoir retourner complètement la lucarne par en haut. Il s’agissait maintenant de se glisser à l’intérieur du grenier. Elle ignorait sa hauteur, mais d’après la pente du toit, ce ne devait pas être énorme. Elle avança la tête et les épaules dans l’ouverture sombre, espérant pouvoir accrocher le rebord de l’ouverture avec l’une ou l’autre main lorsqu’elle atteindrait le point de bascule. Mais pas moyen, le cadre en zinc lui sciait le diaphragme et empêchait toute progression. Il fallait passer les jambes d’abord.

Elle se dégagea, retrouvant l’appui de la gouttière, et, bien à plat sur l’inclinaison du toit, put hisser suffisamment son corps, avec la seule aide des crochets d’ardoise, pour pourvoir engager une jambe, puis l’autre par l’ouverture béante. À présent, ses deux jambes pendaient dans le grenier. Elle pédala un peu, cherchant un appui. Rien. Il fallait sauter. Malgré sa position inconfortable, elle prit le temps d’enfiler des gants en cuir souple avant d’agripper d’une main, puis de l’autre les rebords du cadre de la lucarne, puis laissa aller vers l’avant le poids de son corps et se prépara à un roulé-boulé sur le plancher.

La chance voulut qu’on eût entreposé là de vieux matelas réformés et pas un bruit ne vint trahir l’arrivée de notre monte-en-l’air dans les aîtres du Lycée Louis Guilloux. Au bout de quelques secondes, une lampe torche dessina son halo blanchâtre ; l’ombre d’un bras arrachant une cagoule se dessina sur le mur du fond du grenier, aussitôt remplacée par le profil d’aigle caractéristique de… Germain Letourneur, ex-élève du lycée, revenu hanter ces lieux.

Cette année-là, en effet, à la rentrée de septembre, la vieille maison accueillait en Terminale L, un grand garçon boutonneux, au comportement plus que curieux : rempli de superstitions et de frayeurs, il imposait à ses camarades et professeurs des règles strictes à son égard : ne jamais l’aborder par la gauche, ne pas le toucher sans autorisation et surtout éviter de lui postillonner au visage. Comme les chiens, il tournait sur lui-même avant de s’asseoir, prétendait que l’on évite de couper des lignes de forces telluriques imaginaires et craignait plus que tout l’énergie magnétique. Titulaire d’un bac S avec mention, il avait demandé à entrer en classe de Lettres Supérieures et son dossier avait été retenu, mais au bout d’une semaine, les doctes professeurs de la classe estimèrent son attitude incompatible avec leur enseignement.

Sur les recommandations de son thérapeute, qui voulait lui éviter un enfermement préjudiciable, la communauté scolaire s’était résolue à le garder en son sein, bon gré mal gré, et il avait été transféré dans une classe de Terminale L, cette fois. Mais son comportement donnait lieu à des scènes qui n’auraient pas manqué de causer la stupéfaction d’un observateur extérieur.

Extrait vécu d’un cours de mathématiques, alors que le professeur s’approche, pour vérifier les exercices des élèves :

— Oui, Germain, qu’y a-t-il ?

— Ne pourriez-vous, Monsieur, faire le tour de la classe dans l’autre sens. Là, vous allez réveiller des forces négatives. (sourires dans la salle).

— Mais certainement, mon cher Germain. S’il n’y a que ça pour te faire plaisir. (re-sourires dans la classe). Mais, pourrais-tu me démontrer cela ?

— C’est impossible, Monsieur, vous ne les percevez pas. Et les autres, non plus. Mais, moi, je les sens.

— Et pourquoi cela, s’il te plaît ?

— Je l’ignore, Monsieur.

— Et tu en conclus que nous ne sommes pas comme toi ou que tu es différent de nous ?

— Les deux, Monsieur.

— Nous voilà bien avancés. En attendant, revenons à nos Mathématiques, si tu le permets et laissons la physique de côté…

C’était comme cela, quand ce n’était pas pire, dans tous les cours ou presque et il apparut assez rapidement qu’une mesure d’exclusion devrait être prise à son encontre si l’on voulait préserver la bonne marche de l’institution. On manœuvra jusqu’aux vacances de Toussaint, où la mauvaise nouvelle fut communiquée à l’intéressé et sa famille, qui n’en pouvait mais, hélas, et se rendit assez rapidement aux raisons qui lui furent exposées. Le reste n’était plus du ressort de l’établissement, mais de celui de la médecine, ils ne le savaient que trop bien. Germain avait donc été interné quelques jours plus tard dans une clinique psychiatrique des environs, avec son accord, puisqu’il était majeur et sa famille respira de n’avoir pas eu à solliciter du Préfet un internement d’office, toujours douloureux. Le lithium et des psychotropes puissants semblèrent rapidement lui redonner un semblant d’équilibre et deux mois plus tard, un peu avant les vacances de février, il avait demandé à sortir.

Son psychiatre dut reconnaître que son état mental s’était notablement stabilisé et que des soins ambulatoires devaient pouvoir finir de le remettre d’aplomb. Oui, mais voilà, arguant de ses deux mois d’absence, le Lycée Louis Guilloux déclina l’invitation à le réintégrer dans sa classe d’origine, ce que lui-même et sa famille ne se risquèrent d’ailleurs pas à formaliser : ayant tâté le terrain par téléphone, ils comprirent rapidement qu’on leur opposerait certainement un refus, s’ils persistaient. Germain se vit donc conseiller le Centre National d’Enseignement à Distance et la vie suivit son cours.

Seulement voilà : le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, à plus forte… raison, quand elle est défaillante. Germain Letourneur, depuis la rentrée de septembre, était tombé follement amoureux d’une jeune pensionnaire de Lettres Supérieures, prénommée Laura. En dehors de ses lubies et de ses phobies, Germain était un garçon, plutôt plus mûr que son âge, cultivé et rêveur, un peu desservi par une tignasse poil-de-carotte et des taches de rousseur, mais l’évanescente Laura trouva si inespéré que l’on s’intéresse enfin à elle qu’elle se laissa attendrir par ce garçon si différent des autres, qui, dans le petit bois du Lycée, se contentait de lui prendre la main et de lui réciter des poèmes de Rimbaud ou de Lorca. Ils avaient correspondu durant quelque temps pendant le séjour de Germain en clinique et ce pôle affectif l’avait sans doute aidé à recouvrer un peu de son équilibre psychologique. Mais la famille de Laura l’avait mise en garde et elle avait cessé de répondre aux lettres, devenues quotidiennes et de plus en plus enflammées, de Germain. Aussi, lorsqu’il fut exclu du Lycée, ne put-il se résoudre à ne pas avoir au plus vite une explication avec Laura. Et comme on avait ordre de ne plus le laisser entrer, il avait décidé de mettre à profit sa pratique de l’escalade pour rendre à sa belle cette visite nocturne par effraction. Oh, certes, il aurait pu se contenter de « faire le mur » d’enceinte et d’ouvrir quelques portes avec les copies de passe-partout qu’il s’était procuré, mais c’eût été risquer de tomber sur une des rondes du veilleur de nuit et le défi de cette façade lui avait paru digne de son amour pour Laura. Mais il redescendrait par l’escalier. En toute chose, il faut savoir mesure garder !

La porte du grenier s’ouvrit sans un bruit au premier tour de passe-partout qu’il donna et, quelques marches plus bas, Germain se retrouva dans le couloir du dortoir dont il balaya l’étendue du halo lumineux de sa lampe torche. Paradoxalement, le moment lui semblait plus délicat que tout à l’heure, pendant l’escalade : il y avait là vingt portes alignées du même côté gauche et tout ce qu’il savait, c’était que la chambre de Laura était proche du « salon », comme les filles appelaient, par dérision, les quelques mètres carrés, les quatre ou cinq fauteuils, la table basse, où elles faisaient la pause et refaisaient le monde, la littérature et la philosophie, entre deux confidences et trois plaisanteries, autour de la cafetière électrique. Cela laissait une marge d’erreur considérable. Mais il se souvint qu’un jour Laura lui avait avoué, incidemment, une tendance à la claustrophobie, reconnaissant ne pouvoir supporter l’idée que la pièce où elle se trouvait fût fermée à clé et confessant même laisser toujours la porte de sa chambre familiale entrebâillée. En serait-il de même ici ?

Il avait remonté tout le couloir jusqu’au « salon » et faisait maintenant le trajet inverse, en éclairant les embrasures successives. Les deux premières étaient closes. La suivante ne l’était pas. Mais le pinceau lumineux de sa torche, en passant dans l’interstice laissé entre le chambranle et la porte, alla donner en plein sur le lit et les yeux de la pensionnaire, qui cilla par réflexe, avant de se dresser sur son lit dans un cri.

En un saut, Germain fut sur elle, lui couvrant la bouche de la main :

— C’est moi, Laura, c’est Germain.

Elle se libéra, hurlant à voix basse :

— Germain ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? T’es pas bien ? Tu m’as fichu une de ces trouilles ?

— Chutt !!! Écoute-moi. Ils ont pas voulu me reprendre et je voulais te parler. Alors, j’ai fait le mur. Et me voilà.

— En pleine nuit. Mais t’es dingue !

— C’est ce qu’on dit, oui.

Laura sourit un instant. Mais son sourire se figea en entendant dans le couloir un bruit de savates que l’on traîne :

— Zuut ! Tu m’as fait réveiller la pionne.

Elle allait ajouter quelque chose, mais Germain, éteignant sa torche, s’était déjà glissé sous son lit. Elle alluma au moment où la surveillante passait la tête par l’entrebâillement :

— Ça ne va pas, Laura ?

— Ce n’est rien, un cauchemar. J’ai rêvé que quelqu’un était entré dans ma chambre, ajouta-t-elle perfidement.

— Si tu fermais ta porte, aussi, comme tout le monde.

— Mais je suis claustro, vous savez bien.

— Peut-être, mais après ça, ne viens pas te plaindre si…

— Si quoi ?

— Rien, allez, bonne nuit, bois un coup et rendors-toi.

— Oui, d’accord.

Et la pionne de s’éloigner vers sa couche, sa pile Wonder à la main, traînant ses savates sur le plancher.

Cette nuit-là, Germain demanda à Laura pourquoi elle ne répondait plus à ses lettres. Elle avoua les pressions de sa famille, confessa ses doutes et ses craintes. Tout cela était, certes, un peu fou, mais tellement romantique. Elle était touchée. Elle se laissa embrasser. Et Germain ne profita pas de la situation. C’est ainsi qu’il obtint d’elle la déraisonnable autorisation de revenir. Avant de s’en aller par l’escalier sur la pointe des pieds et de refranchir le grillage, des étoiles plein les yeux, des soleils dans la tête et le feu au cœur. Laura ressentit, et c’était bien naturel étant donné l’étrangeté de la situation, le besoin de partager son secret avec ses deux meilleures amies, Magali et Véronique. Ce faisant, elle prenait un risque calculé et assumé, car toutes deux étaient bavardes comme des pies. Bref, le lendemain soir, tout le petit monde des hypokhâgneuses était au courant, Laura transformée en Juliette et Germain en Roméo. Très « littéraire », n’est-il pas ? Roméo revint, et sa Dulcinée, pardon, sa Juliette s’étant plainte qu’elle et ses camarades n’avaient plus de magnétoscope au foyer des internes pour enregistrer leurs émissions favorites, il revint avec un appareil tout neuf sous le bras. Interrogé, il refusa, en galant homme, d’en indiquer la provenance, se contentant d’affirmer que Laura et ses camarades pouvaient l’accepter en toute tranquillité d’esprit. Et pour cause : l’appareil provenait de la section des BTS Force de Vente, qui venait d’en faire l’acquisition et dut en constater la disparition, à quelques jours de là. La nouvelle du vol circula et Laura et ses camarades firent vite le rapprochement, mais les pensionnaires de Lettres Supérieures étaient bien trop contentes de cette petite vengeance sur leurs ignares ennemis jurés pour piper mot. Et Germain devint ainsi la coqueluche du dortoir, qui posta des guetteuses, les soirs de visite, pour protéger les amours illicites – et encore chastes au demeurant – des tourtereaux.

Le mieux est l’ennemi du bien, dit l’adage. Et sans doute Germain n’aurait-il pas dû échanger le vieux téléviseur du foyer des internes contre le grand écran presque neuf du foyer télé. Mais pour Laura, il aurait décroché la lune, si elle le lui avait demandé. Et puis, outre cet aspect fondamental des choses et la performance sportive, il y avait aussi la griserie de berner l’administration qui avait interdit son retour. Dans cet esprit, il venait même de former un double projet pour parachever son œuvre. Il profiterait de la trêve du prochain week-end, pour mener à bien cette entreprise.

IV

Bénédicte au pensionnat

Sim et Béné firent leur entrée au Lycée ce dimanche-là, vers dix-huit heures, comme prévu. Bénédicte, en blouson, jeans et baskets, sac en bandoulière, guidée par Madame le Proviseur, prit possession de sa petite chambre de surveillante du dortoir de Lettres Supérieures. Après un rapide tour du propriétaire, elle fit son lit, comme on lui avait appris à l’École de Police, glissa son arme de service sous le traversin, vérifia le fonctionnement de sa liaison radio avec Sim et se plongea, toute habillée, dans la lecture du dernier roman de Mary Higgins Clark. Sim, lui, son bâton de réglisse au bec, alla faire la causette avec le veilleur de nuit, pas fâché d’avoir un peu de compagnie, pour une fois. Il lui commenta le plan labyrinthique de l’établissement, avant de l’emmener dans sa première ronde, son énorme trousseau de clés à la main.

À l’époque, les internes rentraient encore le dimanche soir, avant ou après le repas, jusqu’au couvre-feu de vingt-deux heures. Aussi pendant l’heure du repas et après avoir dévoré le sandwich jambon beurre qu’elle avait pris la précaution d’emporter, Bénédicte fit-elle une inspection rapide des vingt chambres du dortoir : outre des quantités impressionnantes de nourriture (en particulier du chocolat et des petits gâteaux), elle ne trouva que quelques bouteilles d’alcool, une ou deux barrettes de shit et, surtout, beaucoup de médicaments – coupe-faim, amphétamines, caféine, somnifères, anxiolytiques… – dont le mélange avec l’alcool pouvait être détonant. Mais elle n’était pas là pour ça. Il faudrait néanmoins en toucher un mot à l’infirmière. Elle ouvrit les placards à balais, monta jusqu’au grenier. Y referma une lucarne, restée ouverte, près d’un tas de matelas au rebut. Tiens, tiens…

Elle retourna s’allonger sur son lit, porte ouverte. Les filles qui arrivaient venaient la saluer, en passant, pas toutes, mais beaucoup, comme cette brunette au teint pâle :

— Bonsoir. Tiens, Marie-Claire n’est pas là ?

— Non. C’est moi qui la remplace. Je m’appelle Bénédicte.

— Salut Béné. Qu’est-ce qu’elle a, Marie-Claire ?

— Je ne sais pas. On m’a téléphoné pour que je la remplace cette semaine, c’est tout.

— Qu’est-ce que tu lis ?

— Le dernier Mary Higgins Clark.

— Oh, oui, je l’ai lu. J’te dis pas la fin, mais c’est hallucinant. Bonne nuit alors.

— Bonne nuit.

Bénédicte l’ignorait encore, mais c’était Laura qui venait de lui parler ainsi, essayant de lier connaissance. Laura allait toujours la première vers les autres, bien qu’ils ne lui rendissent pas souvent l’intérêt qu’elle leur témoignait. Mais c’était sa nature.

Vers vingt et une heures, Bénédicte abandonna les héros de Mary Higgins Clark pour faire un premier tour des popotes. Tout le monde était rentré, sauf une fille, qui habitait la région nantaise et avait atterri ici, nul ne savait pourquoi. On lui apprit qu’elle était toujours la dernière à réintégrer l’internat, à cause de l’horaire des deux trains qu’elle devait prendre. Mais l’humeur générale n’était pas à la conversation : après le relâchement d’un week-end en famille, il fallait se mettre à jour et préparer la journée du lendemain : sur toutes les tables, dictionnaires et manuels étaient ouverts et les têtes penchées dessus. Certaines filles travaillaient en musique, d’autres non. Et Bénédicte dut dire à telle ou telle de mettre la sourdine pour ne pas gêner ses voisines. Comme chaque dimanche soir, plusieurs étaient rentrées patraques, enrhumées, fiévreuses, toussottantes, et il fallut appeler l’infirmière de nuit pour distribuer sirop, aspirine et surtout quelques conseils rassurants. Cette routine ramenait Béné quatre ans en arrière, au temps où elle payait ses études de droit grâce à un pionnicat dans une boîte privée de Rennes. À l’époque, elle était pressée d’en sortir ; elle y songeait maintenant avec une certaine nostalgie. L’entrée dans le monde du travail change bien les perspectives, pensa-t-elle.

Son pointage fait, elle le transmit au Conseiller Principal d’Éducation de permanence (feu le surveillant général), puis appela Sim pour un premier rapport :

— Bon. Pour l’instant, tout est calme. Tout le monde est là, sauf une fille qui rentre toujours juste après le couvre-feu, pour cause d’éloignement. Dans les chambres, rien d’extraordinaire : de la bouffe, un peu de shit, un peu de picole et des tas de cachets de toutes sortes. Au grenier, une lucarne ouverte, que j’ai refermée. Mais il faudrait être acrobate pour passer par là et puis, il a plu pas mal, alors les traces éventuelles… Ah, si un dernier truc : je suis passée voir quelques filles qui regardaient le journal télévisé au foyer des internes. Le magnétoscope est bien là, ainsi qu’une télé Telefunken balèze. Le premier est gravé « Lycée Louis Guilloux », normalement, mais la seconde, non.

— OK, Béné, continue d’ouvrir l’œil. Nous, on va partir fermer les portes d’ici peu, quand ta cliente sera rentrée. Il ne manque plus qu’elle dans la maison, apparemment. Tout le personnel logé est là. A vingt-deux heures quinze, la retardataire pointa son nez et fila se mettre au lit : elle avait eu le temps de faire son boulot dans le train. A vingt-trois heures, Bénédicte ne trouva plus que deux filles penchées sur des beautés du grec qui devaient encore leur échapper. Elle éteignit toutes les lumières. Seules les lueurs vertes des éclairages de sécurité luisaient aux deux extrémités du couloir. Elle ferma sa porte, s’allongea sur son lit et se remit à lire, mais à la lueur de sa minuscule torche MagLite, pour ne pas laisser filtrer de lumière sous sa porte. Le dispositif prévu par le patron était en place, mais cette nuit n’était sans doute que la première d’une série qui pouvait être longue : ce serait trop beau si…

Devant ses yeux, les caractères rapetissaient, et l’intrigue s’embrouillait. Ses paupières ne lui obéissaient plus et tentaient obstinément de se fermer. Et elle avait oublié son thermos de café sur la table de cuisine de son appartement. Bientôt, sa torche lui tomba des mains et un auteur lettré vous dirait que Bénédicte s’abandonna avec délices aux bras de Morphée. Ce fut effectivement le cas.

En bas, à la loge, Sim et le veilleur de nuit se préparaient à une première inspection. Le veilleur avait ses habitudes, comme tout un chacun, et Sim dut lui faire comprendre que dans son travail, il fallait en changer assez souvent, car la première chose que fait celui qui veut entrer ou sortir par effraction, et à plus forte raison s’il a l’intention de revenir, c’est de repérer l’itinéraire et les horaires du service de sécurité.

Pour ce soir, ils décidèrent de se répartir la tâche et partagèrent le trousseau de clés en deux. Il y avait bien deux passe-partout : une clé plate pour les classes nues et une clé à barillet pour les salles équipées de matériel, mais malgré cela, il restait encore tout un tas de locaux avec des clés spécifiques : une bonne trentaine en tout. Ceci fait, ils convinrent d’un itinéraire, chacun partant dans une direction opposée avec comme point de ralliement le Centre de Documentation et d’Information, au cœur de l’établissement. Celui-ci venait d’être informatisé (merci Monsieur Fabius !) et la porte en était protégée par une serrure à clé en croix pour mieux mettre la précieuse machine à l’abri d’éventuelles convoitises. Sim inspecta le bâtiment de la rue Victor Hugo, sans rien remarquer d’anormal. Il traversait la cour pour revenir vers le bâtiment central, quand sur sa gauche, en provenance du mur surmonté d’un grillage qui donne sur la vallée, il eut l’impression qu’une ombre progressait en courant. Il se tourna, s’arrêta, fit donner le faisceau de sa puissante torche sur les arbres du petit bois, sur les murs de la piscine et de la salle de gymnastique : rien. Il s’avança dans cette direction, fit le tour des bâtiments. Rien. Pourtant, il aurait juré…

Il alluma son talkie-walkie :

— Béné ?

L’appareil de sa coéquipière était resté en veille, mais tout ce qu’il entendait, c’était un aimable ronflement. Il gueula un bon coup dans le sien :

— Béné !!!

Une voix ensommeillée se fit entendre :

— Oui, j’écoute.

— Bon, quand t’auras fini de dormir, ouvre l’œil, j’ai cru voir une ombre traverser la cour, il y a deux minutes. Mais j’ai fait chou blanc.

— OK. J’te rappelle.

Bénédicte fit une grimace : Sim l’avait surprise en flagrant délit de dodo pendant une planque : c’était pas bon pour son rapport de titularisation, ça. Il fallait qu’elle rattrape le coup. Elle sauta sur ses pieds, prit son arme sous son traversin et la remit dans son holster, sous son blouson, puis ouvrit sa porte et sortit dans le couloir. Tout était calme. À part quelques discrets ronflements ici et là – qui prétend que les femmes ne ronflent pas ? – R.A.S. Elle sortit sur le palier, et descendit d’un étage jusqu’aux toilettes. Sur sa gauche, se trouvait la porte arrière du CDI, qui était percée d’un petit oculus. Derrière se trouvait la bibliothèque des Lettres Supérieures, séparée du reste des locaux par une porte, qui par chance était restée ouverte. Et alors qu’elle allait entrer dans les WC, elle perçut une lueur, là-bas, tout au fond de la salle. Elle s’approcha de l’oculus : Elle se trouvait trop loin pour bien distinguer, mais une silhouette se mouvait dans la pénombre autour du comptoir d’entrée : le halo lumineux d’une lampe électrique se déplaça et elle put identifier ce qui semblait intéresser le visiteur nocturne : l’ordinateur du prêt, dont elle distinguait nettement la masse sombre de l’écran, à présent. Son cerveau réfléchissait à cent à l’heure : ils allaient coincer le voleur en bloquant les deux issues. Mais… elle n’avait pas la clé de ce local. Il ne restait plus qu’une solution : dire à Sim de se pointer là-bas et rester à l’arrière, pour cueillir le voleur, qui logiquement essaierait de s’échapper par cette sortie, si c’était un familier des lieux. Elle appela donc Sim à la rescousse. Il se trouvait, du côté de la salle d’agrès, au milieu de la cour arrière. Il lui fallait trois à quatre minutes pour gagner le CDI, car ce n’était pas direct : il devait aller, en parcourant une galerie, jusqu’à la sortie arrière du hall, suivre le couloir du rez-de-chaussée du bâtiment central jusqu’aux escaliers centraux et monter au premier étage.

Sim et Béné partaient du raisonnement, logique de prime abord, que leur visiteur essaierait de sortir au plus vite du bâtiment, son larcin accompli. Mais ils se trompaient doublement.

Germain, car il s’agit de lui, vous l’avez deviné, n’avait nullement l’intention de quitter les lieux, mais nourrissait au contraire celle, plus perverse, de transporter l’ordinateur dont il venait de dérober l’écran dans… le bureau de Madame le Proviseur ! La veille au soir, il était allé chercher l’unité centrale, les câbles, le clavier et la souris qu’il avait entreposés dans un placard à balais de la salle des professeurs. Ce soir, il comptait finir de transporter le matériel à destination et le remonter là-bas. Il imaginait la tête de Mme le Proviseur lundi matin et savourait déjà sa vengeance. Ce que Sim et Béné ignoraient aussi, c’était l’existence d’un passage reliant le bâtiment central au château et aboutissant devant le Bureau du Proviseur. En partant de la salle fumeurs des professeurs, on montait quelques marches, puis il fallait emprunter sept ou huit mètres de couloir vitré avant de redescendre un escalier qui vous amenait devant des toilettes qu’il ne restait plus qu’à dépasser.

Lorsque Sim, essoufflé par sa course, arriva devant le CDI, il trouva la porte close et les lieux déserts. Germain avait eu le temps de gagner le château en refermant derrière lui, cette fois, puisque son ouvrage était terminé. Sim appela Béné :

— Trop tard. C’est fermé et il est plus là. Descends sur la cour de devant. Je te rejoins. On a peut-être encore une chance de le coincer avant qu’il ne ressorte.

Le veilleur de nuit, de son côté, vérifia, comme chaque nuit, que les portes du château étaient bien fermées, sans soupçonner un instant qu’un intrus s’y trouvait et Germain put donc terminer à loisir d’installer le matériel dérobé. Il poussa même la plaisanterie jusqu’à changer l’économiseur d’écran qu’il remplaça par un message de son cru, qui disait ceci : « Momone, le monte-en-l’air d’Hypokhâgne te salue bien ! ». Cela lui rappelait la série télé d’Arsène Lupin, incarné par Georges Descrières. Il regarda sa montre. Une heure du matin. Il était bien tard pour aller voir Laura maintenant. Mais demain, quand l’alerte aurait été donnée, cela ne serait peut-être plus possible. Il décida donc de remonter par le chemin inverse au dortoir des Lettres Supérieures. Je t’attendrai une demi-heure après le couvre-feu de minuit, lui avait-elle promis. Leurs trop brèves rencontres les laissaient tous deux de plus en plus insatisfaits et ils aspiraient chaque fois un peu plus à passer une nuit ensemble, pour pouvoir enfin s’aimer comme tout le monde. Mais Germain avait une bizarre impression ce soir : les astres avaient beau lui être favorables, il pressentait comme un danger nouveau, pour la première fois.

Lorsque Sim et Béné se rejoignirent devant le péristyle après avoir fait le tour des bâtiments par acquit de conscience, force leur fut de constater que leur oiseau de nuit leur avait échappé. L’olibrius connaissait visiblement bien les lieux, s’y déplaçait dans l’obscurité avec des yeux de chat, et dans ce dédale, les cachettes étaient tellement nombreuses qu’il aurait fallu une vingtaine d’hommes pour le débusquer. Était-il déjà reparti par où il était venu ou s’était-il embusqué pour laisser passer la traque et repartir en toute tranquillité, le calme revenu ? Le jour levé, il faudrait faire une inspection minutieuse des extérieurs : peut-être relèverait-on des traces de passage quelque part. Sim songeait en particulier au point faible que représentait le grillage surmontant le mur côté vallée. Le sentier qui le longeait aboutissait au rond-point du Commandant Huguin, d’une part, et de l’autre, à un escalier qui descendait sur le Boulevard Harel de la Noë. Si lui, Simon Le Lagadec, avait dû forcer l’enceinte du Lycée, c’est par là qu’il l’aurait fait. Et si le gaillard avait pris des habitudes, ils avaient une petite chance de le piéger en tendant une souricière de ce côté. Cependant, quelque chose tracassait Simon. L’ordinateur du CDI avait bel et bien disparu, mais un homme seul ne pouvait avoir escaladé le mur d’enceinte, avec un tel chargement. Soit ils étaient deux et un seul avait été repéré, soit…

Sim repensait aux paroles du commissaire, hier, après l’altercation entre Marceau et Béné, lorsqu’il leur avait confié l’affaire : « Les rondes du veilleur de nuit ont été doublées en vain. Les rondes de police à l’extérieur n’ont rien donné non plus. On pense à quelque chose d’interne… » Pour sa part, il pouvait rentrer finir sa nuit à la maison, maintenant, mais Béné, elle, devait reprendre son service d’internat, pour préserver sa couverture. Ils se séparèrent sur cette consigne, alors que le carillon de l’église Saint-Michel, toute proche, sonnait le quart d’une heure du matin.

Dans cet intervalle, Germain avait pu rejoindre Laura sans encombre. Et cette nuit-là, au lieu de la réveiller, Germain se dévêtit et se glissa à ses côtés dans son lit étroit de pensionnaire. Entre sommeil, rêve et veille, Laura ne protesta pas : ses bras enserrèrent le corps dont elle rêvait l’instant d’avant et ses lèvres trouvèrent celles de Germain pour le premier baiser d’une longue étreinte. Lorsque Béné trouva enfin le sommeil, après avoir analysé le film des événements de la soirée, à une dizaine de mètres d’elle, à quelques cloisons de là, une jeune fille était devenue une femme et le « monte-en-l’air d’Hypokhâgne », comme il s’était autodénommé, un amant encore inexpérimenté.

Épilogue

Scandale et représailles

Notre Roméo et sa Juliette s’aimèrent tant et si bien qu’au matin tous les réveils du dortoir ne purent les faire sortir de leur sommeil apaisé. C’est Véronique, une des deux amies de Laura, qui, ne la voyant pas émerger, vint pousser sa porte et ne put s’empêcher de s’écrier à la cantonade :

— Oh, ça alors ! Germain est avec Laura !

Un attroupement sonore se forma aussitôt devant la chambrette tandis que les deux amants enfin réveillés par tout ce brouhaha, drapaient leur nudité avec un effarement bien compréhensible. Bénédicte, accourue en hâte, commença par faire circuler les curieuses pour qui c’était l’heure de descendre au réfectoire où, hélas, la nouvelle allait se répandre comme une traînée de poudre. Bénédicte mesura alors tout l’inconfort de sa position. Mais, pour l’instant, elle avait plus important à faire que de s’interroger sur son sort. Elle fit s’habiller les deux amants et, après avoir prévenu le CPE de service, entreprit de les amener à Madame Le Proviseur.

Celle-ci, qui avait horreur d’être dérangée dès potron-minet, eut un premier choc lorsqu’on lui annonça qu’on avait copulé dans une chambre de son établissement cette nuit et, pour comble de ridicule, sous la protection de la Police ! Mais elle en eut un second lorsqu’elle entra dans son bureau et découvrit, trônant au beau milieu du secrétaire, un ordinateur qu’elle reconnut aussitôt, parce que c’était le seul du bâtiment. Elle allait s’asseoir pour digérer ces deux émotions fortes lorsque deux événements se télescopèrent : l’entrée dans la pièce, à son invitation courroucée, de Bénédicte et des deux amants et la lecture, sur l’écran qui se trouvait devant elle, du message ironique laissé à son intention par Germain Letourneur. Et là, ce fut le coup de grâce. Sans avoir eu le temps de s’asseoir complètement, elle défaillit et glissa sous l’imposant meuble où elle disparut, sans autre forme de procès.

Bénédicte, interdite de se trouver dans une pièce déserte alors qu’une voix impérieuse lui avait commandé d’entrer, eut l’énorme surprise de voir Madame le Proviseur émerger de dessous le meuble, en remettant son chignon d’aplomb, rouge de colère, avec dans la bouche des mots qui l’eussent choquée, avant son entrée dans la Police :

— Merde alors, qu’est-ce que c’est que ce bordel ! On baise dans mon dos, on déménage mes ordinateurs et en plus on se fout de ma gueule ! Ça va chier !

Cette tirade exutoire proférée, l’éducation put reprendre le dessus, quoique le ton restât tranchant et acerbe :

— Inspecteur Plassard, je ne vous fais pas mes compliments. Vous venez de ridiculiser la Police. Et vous deux, ajouta-t-elle en pointant un index vengeur en direction de Germain et Laura, de déshonorer mon établissement.

— Madame, laissez-moi vous expliquer… tenta de dire Bénédicte.

— Rien du tout. Faites votre rapport à votre hiérarchie. C’est à elle que je veux avoir affaire dorénavant et, croyez-moi, vous allez entendre parler du pays… Quant à vous Laura, vous êtes exclue, pour huit jours, en attendant la réunion du Conseil de discipline, qui statuera définitivement sur votre cas. Et vous, Germain Letourneur, je vous remets aux mains de la Police pour violation de domicile avec effraction, puisque je ne peux pas vous poursuivre pour vol. Et maintenant, disparaissez de ma vue, tous les trois.

Heureusement son humeur était un peu moins noire, lorsqu’elle put avoir le commissaire Le Puil en ligne et celui-ci, après avoir laissé passer l’orage de sa colère, eut l’à-propos de lui rappeler qu’ils avaient reçu pour mission d’arrêter un intrus et un voleur supposé et que, de ce point de vue, ils s’en étaient acquittés, en moins de vingt-quatre heures, ce dont les inspecteurs Plassard et Le Lagadec pouvaient être chaleureusement félicités.

Momone faillit s’étrangler à l’autre bout du fil en entendant ce discours, mais comme elle avait une faveur à solliciter, elle ravala sa rancœur :

— Commissaire, la réputation de mon établissement risque d’être gravement compromise par toute cette affaire. Si au moins vous pouviez éviter d’informer la presse de cette histoire de matériel ainsi que de ce message déplacé… qu’elle ne manquerait pas de monter en épingle pour vendre de la copie.

— J’accède volontiers à votre demande en ce qui me concerne, Madame, mais ne me demandez pas de museler la presse : elle a d’autres sources d’information que moi, vous le savez bien, et je crains que la rumeur…

— Justement, commissaire, n’en rajoutons pas.

Il y eut bien un entrefilet dans la presse, à quelque temps de là, dans les comptes rendus d’audience du Tribunal, mais sans qu’aucun nom ne soit cité. Et si je n’avais pas été stagiaire, à l’époque, au greffe du Tribunal et si Élise, ma sœur cadette, n’avait pas été, cette année-là, pensionnaire dans la classe de Lettres Supérieures du Lycée Louis Guilloux de S., sans doute n’auriez-vous jamais connu la véritable histoire du monte-en-l’air d’Hypokhâgne.

Les faits sont prescrits aujourd’hui. Le scandale est oublié et le Lycée a retrouvé sa réputation d’antan. Momone a pris sa retraite, Laura est professeur de Lettres, quelque part en France. Sa famille fit pression sur elle, pour qu’elle rompe avec Germain, qui fut condamné à deux mois de prison avec sursis. La seule victime de toute cette affaire, c’est lui : il s’est enfermé dans son monde intérieur, un monde tout entier habité par le souvenir de Laura. C’est là qu’il vit, dans un institut spécialisé de la région.

©Pierre-Alain GASSE, avril 2001. Tous droits réservés.

Vous êtes le audience ième lecteur de cette nouvelle depuis avril 2001. Merci.

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