Six jours en Mai

hôpital

Premier jour

J'arrive vers dix-sept heures trente. Après avoir garé ma voiture sur un des parkings théoriquement réservés au personnel, à l’intérieur de l’enceinte de l’hôpital, je me dirige, bagages à la main, vers le hall d’entrée. Au bureau des admissions, on m’apprend que les formalités administratives d’entrée sont déjà remplies : on m’attend au sixième étage, service du Professeur Simon, aile Guéhenno. C’est dimanche et il y a peu d’animation dans les couloirs. L’infirmière de permanence me donne le numéro de ma chambre, située juste en face du kiosque d’accueil : le 601. C’est une chambre à deux lits, mais j’ai le choix, car elle est vide. Je choisis le côté fenêtre. Le revêtement de sol est orange et sur les murs alternent un papier vinylique dans les tons beige et des peintures allant de l’ivoire au marron tête de nègre. Un fauteuil et deux chaises, couverts de moleskine marron, une petite table. Le lit, la table de chevet, une table adaptable. Formica et acier inoxydable. De la fenêtre, en me penchant sur la gauche, je devrais voir ma voiture sur le parking, mais comme nous sommes au dernier étage, il y a un entrebâilleur qui me l’interdit. À la tête du lit, une rampe d’aluminium anodisé comporte diverses installations : prise d’alarme, lumière, radio, des témoins lumineux, un Interphone, deux prises électriques, l’arrivée d’oxygène et une autre sur laquelle est écrit le mot “vide”. À droite de la porte d’entrée, le cabinet de toilette : dans les tons verts.

C’est neuf, propre, fonctionnel et presque confortable. Voilà mon nouvel univers. C’est mon premier séjour à l’hôpital. Tiens, la porte du placard où je range mes vêtements et mon sac de voyage donne déjà des signes de faiblesse. Les gonds supérieurs sont sortis de leur logement et on ne peut plus la fermer à clé.

Une fois en pyjama et à peine installé, on vient me signaler que c’est l’heure d’une analyse d’urine. Je la fais moi-même : elle est négative. Puis l’infirmière me montre comment lire la glycémie avec des bandelettes réactives et une goutte de sang prélevée au bout du doigt : c’est un hémoglucotest, me dit-elle. La bandelette indique entre 0,40 et 0,60 g/l, mais un appareil électronique plus précis donne exactement 0,63 g/l. Je m’injecte la dose de huit unités d’insuline semi-lente prescrite par mon médecin traitant. L’infirmière est menue, visage ingrat mangé par des lunettes. Une fille de salle, jeune, en blouse verte m’apporte mon repas : je ne sais pourquoi, le potage est sans sel ; ensuite deux tranches de rôti de dindonneau, une énorme pomme de terre en robe des champs et du céleri en branches. Un peu de salade, un morceau de Saint-Paulin, deux morceaux de pain, une orange. Une bouteille d’eau minérale. J’ai déjà vu pire. Je mange de fort bon appétit. Au club de la presse d’Europe 1, Lionel Jospin répond aux questions perfides de Pierre Charpy et quelques autres. La fille en vert vient reprendre mon plateau, sans un mot. Une autre, toute jeune et l’air timide, vient m’apporter une infusion de tilleul : cela m’aidera peut-être à m’endormir. Elle me souhaite le bonsoir : c’est le visage le plus aimable de la soirée. Il va être vingt heures. Le soleil décline à l’horizon et ses derniers rayons filtrent à travers les lames du store. Dans le couloir, on entend aller et venir. La radio déverse du rock et de la publicité. Je vais l’éteindre et réfléchir un peu. Bonsoir.

J’ai mis longtemps à m’endormir. J’avais trop chaud. J’ai entrebâillé la fenêtre, mais le bruit de l’autoroute toute proche, un bourdonnement sourd et continu, m’a obligé à la refermer bien vite. Je n’avais déjà que le drap sur moi, alors j’ai dû me décider à ôter mon pyjama. Vers 22 heures, l’infirmière de nuit, une accorte et imposante personne est venue se présenter et me demander si je n’avais besoin de rien. Elle reviendra vers quatre heures du matin. De temps à autre, on s’agite dans le couloir pour répondre à l’appel d’un malade. C’est l’heure inconfortable où l’on sombre dans l’obscurité et le silence et les appels sont nombreux en quête d’une parcelle de sérénité pour la traversée de la nuit.

Deuxième jour

Un peu avant sept heures, des chuchotements et des adieux m’indiquent que c’est l’heure de la relève. À sept heures pile, on m’apporte le thermomètre. 36°4. Puis, l’interne de service, un vietnamien à l’accent chantant, me fait une prise de sang : onze tubes au total !. Analyse d’urine ensuite. Négative. Acétone : légèrement positif. Pas d’insuline ce matin, me dit-on, sans plus d’explications. Le petit déjeuner arrive : un bol de café noir, de la baguette et du beurre. Comme le café n’est pas décaféiné, j’en laisse la moitié. On a offert de m’apporter le journal, mais je n’ai qu’un billet de cent francs et on veut me rendre la monnaie en pièces de un franc ! Tant pis. Je fais ma toilette. On m’amène un bocal pour recueillir mes urines sur vingt-quatre heures. Je me recouche et commence à corriger quelques copies. J’en aurai corrigé cinq lorsqu’on viendra me dire de me préparer. Un brancardier me conduit jusqu’au hall des ambulances. Il est dix heures moins le quart et j’ai rendez-vous à dix heures au huitième étage du Centre Hospitalier Régional , à l’autre bout de la ville pour une scintigraphie hépatique, je ne sais pourquoi. À l’arrivée, un autre brancardier me conduit jusqu’au service concerné. Un infirmière m’injecte un soluté radio-actif et j’attends une dizaine de minutes. Puis on m’étend, à demi enveloppé dans un drap, par dessus mes vêtements, sous le scintigraphe. Sur le dos d’abord, sur le côté ensuite. L’appareil balaye s successives l’espace délimité par la manipulatrice et j’entends le va-et-vient de l’imprimante traduisant l’image de mon foie en minuscules bâtons colorés qui se juxtaposent peu à peu. Cela durera une heure en tout. Deux infirmières et un médecin sont là. On discute beaucoup politique.

Première infirmière :

—  C’est incroyable : on ne trouve plus personne à avouer avoir voté Giscard !

Seconde infirmière :

— Tu parles ! Tous les arrivistes se rangent du côté du nouveau pouvoir, et ce n’est pas ça qui manque ici !

Première infirmière :

— Tu crois qu’on va avoir congé jeudi pour la passation de pouvoir ?

Médecin :

—  Ce serait vraiment commencer par une mesure tout à fait démagogique ; il y a déjà l’Ascension la semaine suivante !

Seconde infirmière :

—  Alors, qui ça va être le Premier Ministre ? Mauroy, sans doute, d’après ce que l’on entend.

Première infirmière :

— À propos, tu sais que si les sondages non publiés ne l’avaient pas donné vainqueur, Mitterrand aurait annoncé le vendredi avant le vote qu’il prendrait Rocard comme Premier Ministre...

Difficile de cerner les opinions de tous ces gens, mais ce ne semble pas être l’allégresse. Les dames font référence aux opinions de leurs maris. Puis on enchaîne sur les difficultés sentimentales de la fille de l’une et la scolarité des enfants de l’autre avec les nouvelles classes de 2de du Ministre et le difficile choix des options proposées.

Je m’étonne de cette facilité à livrer sa vie privée devant le témoin muet que je suis. Mais je ne suis plus qu’un patient, objet d’un travail, et ne redeviendrai une personne qu’à la sortie.

Même trajet en ambulance, mais dans celle-ci, nous sommes trois, et je dois m’asseoir sur le brancard, à l’arrière. Il est onze heures trente lorsque je réintègre ma chambre. Aussitôt arrivé, nouvelle analyse d’urine : positive cette fois, assez largement et nouvelle prise de sang pour la glycémie pré-prandiale. Cette fois-ci, c’est une infirmière qui me la fait. Puis l’interne me donne à lire une plaquette sur le diabète et son traitement. À midi juste, le repas arrive : en entrée, un demi-pamplemousse, une côte de veau grillée, du riz à l’eau et des tomates au four, deux portions de fromage fondu et une pomme. J’ai à peine terminé que la diététicienne vient m’interroger sur mes habitudes et mes goûts alimentaires. Selon elle, avec mon régime actuel, je suis autour de deux cent cinquante grammes de glucides par jour. Prise de sang pour la glycémie post-prandiale. L’hémoglucotest donne 1,72 g/l.

À quatorze heures, on vient me chercher pour la radio. Je descends au rez-de-chaussée par l’ascenseur réservé aux malades. Quelques minutes d’attente. Le déshabilloir. L’appareil de rayons X. “Appliquez bien les épaules contre la paroi. Gonflez la poitrine. Ne respirez plus. C’est terminé. Merci".

Je passerai le reste de l’après-midi à lire La Charrette Bleue de Barjavel, allongé dans mon lit. Toutes les trois heures, on contrôle ma glycémie. Je demande à téléphoner. On m’apporte un combiné blanc, poste 3161. Il faut passer par le standard en faisant le 0. Tout à l’heure, à cinq heures, j’appellerai la maison quand Maud et les filles seront rentrées de l’école.

L’heure du repas arrive. Après, j’irai voir le journal télévisé, et ensuite le film, peut-être. La salle de jour est pleine. Je veux dire que les trois fauteuils et la chaise qui la meublent sont occupés. Une dame d’une quarantaine d’années, brune, aux cheveux frisés, un vieux monsieur à moustache, appuyé sur sa canne, un autre homme de quarante-cinq ans environ, le crâne dégarni et l’œil peu expressif et un petit homme à la mine sombre, l’air bien malade, regardent le journal de la deuxième chaîne. J’emprunte une chaise pliante dans le bureau des internes. Le téléviseur est mal réglé et les images ont des couleurs de western de la grande époque. Tout à l’heure, nous regarderons Razzia sur la Chnouf : en noir et blanc, c’est un peu meilleur.

Vers vingt-deux heures trente, je regagne ma chambre. Le calme s’installe dans le service. À deux heures du matin, l’infirmière de nuit vient me réveiller pour me faire un hémoglucotest et à cinq heures encore pour que je boive deux verres d’eau, après avoir uriné. C’est une blonde aux cheveux mi-longs et au visage souriant qui porte des bas blancs. Je m’exécute. Maintenant, ne pas uriner avant huit heures. J’essaie de me rendormir.

Troisième jour

Dans une heure et demie, ce sera la cérémonie du thermomètre (36°2 seulement ce matin) et des analyses (glycémie, 1 g, acétone, 0). Petit déjeuner. Ce matin on m’a mis du café au lait. Il y a au moins vingt ans que je n’en ai pas bu. La baguette est bonne. À huit heures pile, on m’apporte un récipient stérilisé pour uriner. Puis un nouveau bocal pour les urines des prochaines vingt-quatre heures. On m’annonce qu’on va me placer une perfusion de Desféral qui va durer quatre heures. Deux élèves infirmières de deuxième année, en blouse à fines rayures bleues et blanches viennent me la poser. Mon avant-bras droit commence à être constellé de trous de seringue. Elles ne tremblent pas, mais l’inexpérience se sent néanmoins : elles ont oublié de desserrer le garrot, et bien entendu, cela ne coule pas. Elles s’en aperçoivent au moment même où j’allais dire quelque chose. Heureusement que ce n’est pas jour d’examen ! Je corrige quelques copies de la main gauche. Mais au bout de trois quarts d’heure, le niveau du goutte à goutte n’a pratiquement pas baissé et par contre mon avant-bras a enflé. Je sonne. L’infirmier vietnamien me confirme que l’aiguille est sortie de la veine. Il faut recommencer de l’autre côté. C’est lui qui va s’en charger et cette fois-ci, ce sera la bonne, mais comme il est presque dix heures et demie, j’en ai maintenant pour jusqu’à deux heures et demie !. Je finis de corriger mon paquet de versions. Je parcours le journal (ce matin, on a pu me faire la monnaie et j’ai même l’édition de la maison). Pas longtemps, car deux internes viennent me questionner et m’ausculter l’un après l’autre. Repas. Mon bras gauche étant immobilisé, on offre de me couper mon bifteck, mais je veux essayer de me débrouiller. Au bout du compte, je mordrai dedans à pleines dents, je ne veux pas risquer de débrancher la perfusion une autre fois. Mais, ce n’est pas tout. On doit me changer de chambre. .Et puis finalement, non. C’est le monsieur chauve de la télévision d’hier soir qui va être déplacé.

Peu après, ce sont les dames d’une institution - bon chic, bon genre, la cinquantaine, corsage blanc, chignon et lunettes d’écaille, très dames patronnesses - qui viennent proposer de la lecture aux hospitalisés. Organisation bien pensante à l’évidence : Michel de Saint-Pierre, Guy des Cars, Delly, Decaux, Sabatier, Mallet-Joris (!) Tiens, Alegra. Je prends. C’est gratuit. et j’en aurai bientôt terminé avec Barjavel.

Ah, j’oubliais. Tout à l’heure, après le repas, la diététicienne est repassée : ma ration est actuellement de 180 g de glucides/jour. Pour l’hôpital, c’est suffisant, mais à la maison, il faudra sans doute augmenter un peu. La journée s’achève sans autre nouveauté. Thermomètre. Analyses. Repas. Télé. Giscard fait ses adieux, théâtral et la larme à l’œil. Les infirmières, en souriant, proposent un mouchoir à celle de leurs collègues qui m’a accueilli. On m’appelle de la maison. Tout va bien. Mon nouveau voisin, un carreleur de Fougères ronfle comme un sonneur. Et en plus , on vient lui prendre la tension deux fois dans la nuit !

Quatrième jour

Je suis un peu fatigué et j’ai mal aux reins à force de me tourner et retourner dans mon lit. Un bref orage déchire le ciel de la ZUP Sud, ses alignements de toits gris et ses tours uniformément banales. En bas, des jardiniers ratissent les pelouses, tondues la veille. Le quotidien s’installe. Ce matin, rien de particulier au programme. Le jeune externe revient m’examiner longuement et me faire un électrocardiogramme, apparemment normal. Les internes du service passeront ensuite, échangeant leur diagnostic sur les malades. Mon voisin, d’après ce que je comprends, souffre d’hypothyroïdie.

Je corrige quelques copies. On m’a dit que je devrais pouvoir sortir en fin de semaine. Vendredi après-midi, vraisemblablement. Encore trois jours à tenir. Il faut que j’aie terminé avant.

Le repas arrive. Ensuite, je m’endors pour une sieste réparatrice. Les heures coulent lentement. Je viens de terminer La Charrette Bleue. Je corrige encore quelques copies. Dix-huit heures vingt. L’infirmière giscardienne entrouvre la porte :

—  Vous n’oubliez pas vos analyses, Monsieur Nouvel. Il faudrait que vous y pensiez sans que l’on ait à vous le dire.

—  Il n’est que dix-huit heures vingt. C’est bien à dix-neuf heures que l’on mange ? Il ne me faut pas tant de temps pour le faire.

—  Oui, mais nous, on attend.

Jugulaire, jugulaire. Voilà une surveillante en herbe, semble-t-il.

Repas. Infusion. Lecture. Télé. Routine. Extinction des feux. Changement d’équipe de nuit. La nouvelle infirmière n’est pas aussi avenante. Tant pis. Essayons de dormir.

Cinquième jour

Les laboratoires ont rendu leur verdict. Ce matin, est annoncée la visite du professeur Simon. Et en effet, vers dix heures, un remue-ménage dans le couloir le précède. Il entre, suivi d’une cohorte d’assistants, d’internes et d’infirmières. Les assistants à ses côtés, les internes autour du lit, les infirmières en retrait, derrière. La chambre est pleine. Je suis allongé sur mon lit, torse nu, en slip. Je songe à la leçon d’anatomie. L’exposé de mon cas commence.

— Monsieur Nouvel a trente-trois ans. Des antécédents d’asthme et d’eczéma infantiles. Il est venu consulter pour un amaigrissement et une polyurie qui ont amené à poser le diagnostic du diabète. La glycémie post-prandiale pratiquée a révélé un taux de 4,93 g/l. Monsieur Nouvel a été mis sous insuline aussitôt et le Professeur Simon l’a fait hospitaliser pour pratiquer un bilan complet, procéder à l’équilibrage de son diabète et lui permettre de se prendre en main. Mais le bilan sanguin a également révélé une ferritémie élevée, proche des valeurs limite. Or, l’on suspecte une hémochromatose familiale, chez ses oncles et tantes paternels. Nous allons donc pratiquer des examens complémentaires à ce sujet.

—  Alors, Monsieur Nouvel, comment vous sentez-vous ?

—  Bien, merci. Un peu fatigué, c’est tout.

—  Vous savez qu’avec la glycémie que vous aviez, vous n’étiez pas loin du coma. Rassurez-vous, le coma diabétique, on en sort tout seul, au bout de cinq à six heures, mais quand même, il vaut mieux éviter.

—  Votre tension est normale : 13 - 7. Votre cholestérol un peu élevé, bien que votre régime alimentaire semble plutôt correct. Vous fumez ?

—  Un peu.

—  Il vaudrait mieux éviter. Je crois qu’il va falloir vous maintenir sous insuline. Vous avez appris à vous faire les injections vous-même ?

—  Oui, j’ai commencé la semaine dernière.

— Très bien. Si vous respectez le régime alimentaire que l’on va vous établir, avec ces deux injections quotidiennes (une semi-lente le matin, et une lente le soir), vous pourrez vivre comme tout le monde, et pratiquement comme auparavant, vous verrez. Nous nous reverrons tous les ans, si vous le voulez bien, pour un bilan de 48 h à l’hôpital.

L‘exposé est terminé. Il me tend la main.

—  Au revoir, monsieur Nouvel.

—  Au revoir, Professeur.

Ce midi, le repas a un peu de mal à passer. Mon généraliste m’avait parlé d’une rémission temporaire probable, de la possibilité de traitement par cachets en cas de diabète non insulino-dépendant. Visiblement, dans mon cas, il n’en est rien. J’ai un DID (diabète insulino-dépendant) bien installé et je devrai donc me piquer deux fois par jour jusqu’à la fin de ma vie. Cela m’ôte l’envie de faire quoi que ce soit. Je somnole sur fond de radio et mes pensées vagabondent.

Les glycémies pré et postprandiales sont correctes. Apparemment, on a trouvé les bonnes doses d’insuline (huit unités de semi-lente le matin et quatorze unités d’insuline retard le soir. Mais il faut dire que le régime est draconien (tout est pesé) et l’activité plus que réduite. Qu’en sera-t-il une fois rentré à la maison ? Ce protocole de traitement a beau être le moins contraignant de tous, je trouve que c’est déjà beaucoup. Mon père est mort d’une maladie incurable, et voilà que j’en ai une à mon tour. Je sais bien que de celle-là, on n’en meurt plus, mais ses diverses complications me trottent dans la tête : rétinopathies, athérosclérose, artérite des membres inférieurs, impuissance, j’en passe et pas des meilleures. Heureusement, le pire n’est jamais sûr, me souffle la voix de ma conscience. Mais, quand même, ce n’est pas bien réjouissant !

Seize heures. C’est la cérémonie de prise de pouvoir du nouveau Président de la République. C’est vrai, nous sommes le 21 mai 1981 ! Tout le service ou presque est en salle de télé. Ça déborde dans le couloir. Lorsque j’y pointe mon nez, François Mitterrand, une rose rouge à la main, entre au Panthéon, pour rendre hommage à Victor Schœlcher, Jean Jaurès et Jean Moulin, aux accents majestueux d’une musique choisie. La solennité du symbole impressionne. Une vague d’émotion est perceptible jusqu’ici, au cœur de l’hôpital. Je songe, aux rubriques du Canard Enchaîné "La Cour", puis "La Régence" du temps de De Gaulle et de Pompidou. Je crois bien que nous avons hérité d’un nouveau monarque. C’est la liesse pour le peuple de gauche. Vingt-sept ans qu’il attendait cela, depuis la fin du septennat de Vincent Auriol. La droite adopte le profil bas. Vae victis !

Sixième jour

Il y a eu une erreur dans les prélèvements pour les analyses complémentaires sur l’hémochromatose. Il faudra recommencer. Mais, c’est trop tard pour cette fois-ci. On ne veut pas retarder mon départ (disons plutôt que mon lit est déjà attribué à quelqu’un d’autre). Ce sera pour l’an prochain.

Je trouve le procédé un peu léger, mais je suis trop content de sortir pour protester. Adieu, messieurs-dames !

La République a changé de Président et, moi, je suis passé des bien-portants - ces malades qui s’ignorent - à la catégorie des malades chroniques, remboursés de leurs dépenses de maladie à cent pour cent. Bienvenue au club, mon vieux !

En reprenant ma voiture au parking, j’ai la même impression qu’au retour d’un voyage lointain, le même dépaysement devant le spectacle du quotidien, avec comme la sensation étrange d’avoir vécu hors de l’espace et du temps ces six jours en mai. Mais sur la rocade sud, comme tous les vendredis après-midi, cela bouchonne ; la vie me rattrape déjà...

©Pierre-Alain GASSE, mai 1981. Tous droits réservés.


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